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Satires (Horace, Leconte de Lisle)/II/6

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1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE VI.


Ceci était dans mes vœux : un champ de non grande étendue, un jardin, une source d’eau vive voisine de la maison et un petit bois surtout. Les Dieux ont fait mieux et plus : c’est bien. Je ne te demande plus, fils de Maia, que de m’assurer la possession de leurs dons. Si je n’ai point agrandi ma richesse par des moyens déshonnêtes, si je ne la dissipe point non plus par mes vices ou par ma négligence, si je ne fais jamais de ces prières insensées : Oh ! puissé-je posséder ce coin de terre qui déforme mon petit champ ! oh ! puisse le sort me montrer une urne d’argent, comme à celui qui, ayant découvert un trésor et riche par l’amitié de Herculès, acheta pour lui-même le champ qu’il labourait en mercenaire ! si ce que je possède me plaît et me suffit, je t’adresse cette prière : fais que mon troupeau engraisse, et le reste, à l’exception de mon esprit ; et, selon ta coutume, sois mon meilleur gardien.

Lorsque je me suis retiré de la ville dans mes montagnes et dans ma citadelle, que célébrerais-je avant tout par mes satires et ma muse pédestre ? Là, une funeste ambition ne me travaille point, ni l’Auster de plomb, ni le dangereux automne dont profite la cruelle Libitina.

Père matinal, ou Janus, si tu préfères être nommé ainsi, toi à l’aide de qui les hommes entreprennent les travaux de la vie, car cela plaît aux Dieux, sois aussi au commencement de ce chant. À Roma tu me contrains de servir de caution : — « Allons ! qu’aucun autre ne réponde avant toi, marche vite ! » Soit que l’Aquilo gerce la terre, soit que la brume rétrécisse le cercle du jour neigeux, il faut aller. Puis, ayant parlé à haute voix et définitivement, peut-être à mon préjudice, il faut lutter contre la foule et pousser les attardés : — « Que veux-tu, ô fou ? que cherches-tu ? » me dit l’un en paroles irritées ; « tu renverserais tout ce qui t’empêche de rejoindre Mæcenas que tu as sans cesse dans l’esprit. » Ceci, en effet, m’est doux comme miel, sans mentir. Mais une fois arrivé aux noires Esquilies, cent affaires qui me sont indifférentes m’assiègent en tête et en flanc : — « Roscius te prie d’aller le retrouver au Putéal, demain, avant la deuxième heure. — Les scribes vous prient de ne pas oublier de revenir aujourd’hui, Quintus, pour un intérêt commun, nouveau et important. — Aie soin que Mæcenas imprime son cachet sur ces tablettes. » On répond : « Je tâcherai ; » mais l’homme insiste : — « Tu le peux, si tu le veux. »

Bientôt la huitième année aura fini depuis que Mæcenas m’a reçu au nombre des siens, et dans quel dessein ? pour me mener dans son chariot, et, chemin faisant, me confier des bagatelles de ce genre : — « Quelle heure est-il ? Le Thrax Gallina vaut-il Syrus ? Le froid du matin mord déjà ceux qui ne prennent point de précaution. » Choses qu’on dépose sans crainte dans l’oreille la plus indiscrète. Depuis ce temps, de jour en jour et d’heure en heure, je suis plus assailli par l’envie. Si j’ai assisté au théâtre avec Mæcenas, si nous avons joué au Champ-de-Mars, tous disent : « Ô fils de la Fortune ! » Si une rumeur inquiétante, venue des Rostres, court par les rues, quiconque me rencontre m’interroge : — « Ô mon bon, il faut que tu saches ce qui en est, puisque tu approches des Dieux : as-tu appris quelque chose des Daces ? » — « Rien absolument. » — « Tu seras donc toujours railleur ? » — « Que tous les Dieux me châtient, si je sais rien ! » — « Et les terres que Cæsar a promises aux soldats seront-elles Siciliennes ou Italiques ? » — Quand je jure que je n’en sais rien, tous m’admirent comme un homme unique et d’une discrétion irréprochable. Ainsi se perd ma malheureuse journée, non sans ces vœux : — Ô campagne, quand te reverrai-je ? Quand me sera-t-il permis, tantôt par les livres des anciens, tantôt par le sommeil et les heures paresseuses, de goûter l’agréable oubli d’une vie inquiète ? Oh ! quand la fève, parente de Pythagoras, et les légumes assaisonnés de lard, reviendront-ils sur ma table ? Ô nuits, ô soupers des Dieux, où je mange avec mes amis, dans ma propre maison, et où je repais mes esclaves joyeux du reste des mets ! Chacun, selon son caprice, vide des coupes d’inégale grandeur, libre de règles insensées, que celui-ci boive vaillamment à pleins verres, et celui-là doucement à petites coupes. La causerie commence, non à propos des villas et des maisons d’autrui, ou pour savoir si Lépos danse bien ou mal ; mais nous nous occupons de ce qui nous intéresse davantage et de ce qu’il n’est point permis d’ignorer : si les hommes sont heureux par les richesses ou par les vertus; si nous arrivons à l’amitié par l’habitude ou par la convenance ; quelle est la nature du bien ; quel est le souverain bien. Pendant ce temps, mon voisin Cervius trouve le moyen de nous conter de vieilles histoires ; car si quelqu’un, par ignorance, vante les richesses inquiètes d’Arellius, il commence de cette façon :

On dit que le rat des champs reçut autrefois le rat de ville dans son pauvre trou : vieil ami et vieil hôte ! Dur à lui-même et soigneux des choses acquises, pour ses hôtes il se relâchait cependant de son esprit étroit. Pour être bref, il ne refusa ni sa réserve de pois chiches, ni son avoine allongée, et apportant à la bouche du raisin sec, des bribes de lard à moitié rongées, il cherchait, en variant le souper, à vaincre les dégoûts de celui qui touchait à peine aux choses d’une dent dédaigneuse, tandis que le propre maître de la maison, sur de la paille nouvelle, mangeait l’orge et l’ivraie, laissant les meilleurs mets. Alors le rat de ville lui dit : « Ami, quel plaisir trouves-tu à vivre pauvre sur ce sommet, parmi les rochers et les bois ? Ne préférerais-tu pas les hommes et la ville aux forêts sauvages ? Mets-toi en route, crois-moi, compagnon. Tous ceux qui vivent sur la terre ont reçu des âmes mortelles, et ni grand, ni petit n’échappe à la mort. C’est pourquoi, mon bon, pendant que tu le peux, il te faut jouir des choses agréables et vivre heureux, te souvenant que la vie est brève. »

Ces paroles excitèrent le campagnard, et il sauta légèrement hors de son trou ; et tous deux se mirent en route, désirant entrer de nuit dans la ville par-dessous les murs. Déjà la nuit avait envahi la moitié du ciel, quand ils pénétrèrent tous deux dans une riche maison, où des tapis teints de pourpre couvraient des lits d’ivoire, et où étaient restés les nombreux reliefs d’un grand festin donné la veille, et contenus dans des corbeilles superposées.

Ayant placé le campagnard sur un tapis de pourpre, le rat de ville s’empresse et sert mets sur mets, goûtant d’abord tout ce qu’il apporte, comme font les dégustateurs. Le campagnard, étendu, se réjouissait de son changement de condition et se conduisait en joyeux convive, dans cette abondance, quand, subitement, un grand bruit de portes les fit sauter tous deux du lit et courir par toute la chambre tremblants et à moitié morts de peur. Et la haute maison retentit des aboiements des chiens Molosses. Alors le campagnard : « Ce n’est pas cette vie-ci qu’il me faut, dit-il ; porte-toi bien. En sûreté dans ma forêt et dans mon trou, je me consolerai avec mes petits pois cornus. »