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Scènes de la vie des courtisanes/L’Amant de Cœur

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre Louÿs.
Petite collection à la Sphinx (p. 63-72).

vii

L’Amant de Cœur

mousarion, courtisane (18 ans).
sa mère.


la mère

Si nous trouvons encore un amant comme Khairéas, ô Mousarion, il faudra sacrifier une chèvre blanche à l’Aphrodite vulgaire, à l’Ouranienne des jardins une génisse, et couronner la Dêmêter qui donne les richesses, car nous serons heureuses et trois fois heureuses. Tu vois maintenant combien nous recevons de ce jeune homme : il ne t’a pas encore donné une obole, pas un vêtement, pas une paire de chaussures, pas une boîte à parfums, rien que des prétextes, des promesses et de belles espérances. Il dit le plus souvent : « Si mon père… et que je devienne maître de mon patrimoine, tout serait à toi. » Et tu dis qu’il a juré de t’épouser légalement.

mousarion

Il l’a juré, mère, par les deux déesses et par l’Athênê Polias.

la mère

Et tu te fies à cela ? Et à cause de cela, l’autre jour, comme il n’avait pas de quoi payer ce qu’il devait, tu lui as donné ton anneau sans me le dire. Il l’a vendu pour boire, et ensuite tes deux colliers ioniques, qui pesaient chacun deux dareikes et que l’armateur Praxias de Khiôs avait fait faire à Ephèse pour toi ; il fallait bien, en effet, que Khairéas payât aussi les dettes de ses amis. Tes robes et tes chemises je n’en parle pas. Nous avons fait une trouvaille et nous sommes bien heureuses de l’avoir rencontré.

mousarion

Mais il est beau, il n’a pas de barbe, il me dit qu’il m’aime et se met à pleurer, il est fils de Dinomakhé et de Lakhês l’aréopagite, il nous dit qu’il m’épousera et nous donne de grandes espérances, quand seulement le vieux aura fermé l’œil.

la mère

Eh bien, Mousarion, lorsqu’il nous faudra des chaussures et que le cordonnier nous demandera une double drachme, nous lui dirons : « Nous n’avons pas d’argent ; accepte de nous quelques espérances. » Et chez le marchand de farine quand on nous donnera notre note : « Attends, dirons-nous, que Lakhês Kolytteus soit mort ; nous te payerons après les noces. » Tu ne rougis pas d’être la seule des courtisanes qui n’ait ni boucles d’oreilles, ni collier, ni tunique tarentine ?

mousarion

Pourquoi rougirais-je, mère ? sont-elles plus heureuses ou plus belles que moi ?

la mère

Non, mais elles sont plus intelligentes. Elles savent le métier de courtisane. Elles ne se fient pas aux phrases ni aux petits jeunes gens qui ont des serments sur le bout des lèvres. Toi tu es fidèle, tu aimes Khairéas comme un mari, tu ne te laisses toucher que par lui ; et l’autre jour, quand ce laboureur Akharnien vint t’apporter deux cents drachmes, prix du vin que son père l’avait envoyé vendre, il n’avait pas de barbe non plus celui-là, mais tu t’es moquée de lui et tu as couché avec Khairéas l’Adônis.

mousarion

Quoi, il fallait laisser là Khairéas pour recevoir près de moi ce paysan qui sentait le bouc ? Khairéas a la peau douce comme un petit cochon d’Akharnai.

la mère

Soit. C’était un rustre et il sentait mauvais, mais pourquoi n’as-tu pas reçu Antiphôn, le £ils de Ménécrate, qui t’offrait cent drachmes ? N’était-il pas beau, homme du monde, comme Khairéas.

mousarion

Mais Khairéas dit qu’il nous égorgera tous les deux, s’il me trouve jamais avec lui.

la mère

Combien d’autres menacent de cela ! Et alors tu vas rester sans amants, tu te feras honnête femme, tu ne seras plus courtisane mais prêtresse de la Thesmophore. Mais laissons cela ; c’est aujourd’hui les Alôa ; qu’est-ce qu’il t’a donné pour ta fête ?

mousarion

Je n’ai rien reçu, petite maman.

la mère

Il est le seul qui ne sache rien tirer de son père en lui envoyant un esclave menteur, ni de sa mère en la menaçant, si cela ne prend pas, de s’engager dans l’infanterie de marine. Il reste assis chez nous, il nous ennuie et il ne donne rien, et il ne te laisse rien recevoir de ceux qui donnent. Et toi, crois-tu, Mousarion, que tu auras toujours dix-huit ans, que Khairéas aura toujours les mêmes sentiments pour toi quand il sera riche et que sa mère lui aura trouvé un mariage d’argent. Est-ce qu’il se souviendra encore des larmes et des baisers et des serments, devant une dot de cinq talents, crois-tu cela ?

mousarion

Il s’en souviendra, lui. La preuve c’est qu’il ne s’est pas marié. On l’a pressé, on l’a presque forcé, il a refusé.

la mère

Puisse-t-il se faire qu’il n’ait pas menti. Mais je te rappellerai, Mousarion, ce que je te dis.