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Scènes du jeune âge/La Chevelure

La bibliothèque libre.
Dumont, libraire-éditeur (volume 1p. 1-40).


LA CHEVELURE.

Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur course, Qu’ils sont à bout de leurs écus.

LAFONTAINE. L’Ivrogne et sa femme.

(Fable.)




LA CHEVELURE.


DÉDIÉ


À Mlle LAURETTE DESVARENNES.




Dans un château de la Normandie s’élevaient deux enfants, l’espoir, l’amour de leur famille : Albine et Ferdinand.

La première, âgée de sept ans, avait déjà toutes les qualités qui en promettent de plus essentielles, et toutes les grâces qui suppléent même à la beauté ; enfin ses yeux, d’un bleu céleste, et ses beaux cheveux blonds bouclés, lui donnaient l’air d’un ange ; seulement, comme on avait le tort de vanter trop souvent devant elle ses agréments et ses qualités, elle les exagérait parfois. C’est un travers que les grandes personnes les plus spirituelles ont beaucoup de peine à éviter. Celles dont on vante la taille fine se font serrer dans leur corset à en perdre la respiration ; celles dont on admire les dents perlées rient sans cesse et se donnent l’air imbécile ; celles dont on vante l’ordre deviennent avares ; et celles dont on exalte la générosité jettent leur argent par la fenêtre.

C’est dans ce dernier tort que tombait ordinairement la gentille Albine : on avait si souvent raconté que les pauvres ne l’imploraient jamais en vain, qu’elle leur donnait tout ce qu’elle avait dans le petit sac qu’elle emportait à la messe. Ses bonnes amies trouvaient-elles sa poupée jolie, ses joujoux plus amusants que les leurs, aussitôt elle leur en faisait présent ; il en était quelquefois autant de ses robes et des bijoux que lui donnait sa famille. Sa montre, par exemple, avait passé dans les mains de la petite Célina, qu’Albine venait de trouver en larmes parce qu’elle avait cassé la sienne.

— Ne pleure pas, avait-elle dit ; prends celle-ci. Ta maman ne s’apercevra pas du changement, et tu ne seras point grondée ; seulement allons cacher dans un coin du jardin tous ces morceaux rompus, pour qu’on ne sache pas le malheur qui vient de t’arriver.

Et la voilà aidant Célina à enterrer les débris de sa montre, débris d’une valeur réelle, puisqu’ils étaient en or.

La bonne de Célina, qui les a entendues de la chambre à côté, raconte le trait à tout le monde. Mad. de Rosanne s’empresse d’acheter une montre encore plus jolie, pour récompenser la générosité de sa fille ; et la mère de Célina, voulant aussi témoigner sa reconnaissance du riche présent fait à la sienne, donne à Albine une chaîne émaillée et un album rempli des plus belles images.

Ainsi Albine, loin d’éprouver la moindre privation, par suite de son excès de générosité, y gagna quelque chose de plus et de mieux. Ce n’était pas le moyen de lui en montrer l’inconvénient.

Ferdinand, élevé à la mode du jour, dans des principes contraires, savait déjà qu’on n’arrive à rien sans argent ; et le désir de faire fortune, pour rendre à son père celle qu’il avait perdue par l’effet des révolutions, le rendait calculateur, à un âge où l’on ne sait ordinairement que dépenser.

— Avec ta manie de ne jamais garder un sou, disait-il à sa petite amie, tu verras que tu seras un jour bien embarrassée : car il arrive toujours quelque événement où l’argent est nécessaire.

— Eh bien ! j’en demanderai à maman, répondit-elle.

— C’est bon ; mais, à force d’en demander à ta mère pour contenter tous tes caprices, elle n’en aura plus elle-même à te donner. D’ailleurs mon père dit que, pour l’emploi que tu en fais, il vaudrait bien mieux qu’elle ne t’en donnât pas du tout.

— Belle idée vraiment, et qui réjouirait bien les gens de la maison !

— Ma foi oui ; s’ils étaient raisonnables, ils s’en réjouiraient, reprit Ferdinand : car tu as déjà manqué les faire mettre plus d’une fois à la porte, avec tes générosités. Ces cinq francs que tu as donnés pour boire l’autre soir au cocher lui ont servi à si bien se griser qu’il a pensé nous verser en sortant du Vaudeville ; et tout cet argent que tu as donné à ta bonne pour aller à Franconi avec sa famille, pendant que ta maman était sortie, crois-tu qu’il ait été mieux employé ? Ta mère voulait chasser la pauvre fille pour t’avoir laissée seule ; c’est toi qui l’as fait gronder. Va, je sais fort bien que tu m’appelles un sermonneur, un grippe-sou, quand je te parle ainsi ; mais je te répète ce que dit mon père : « Qui ne sait pas garder ne sait pas donner. »

— Quand j’aurai neuf ans comme toi, je serai ménagère ; d’ici là, je ne manquerai de rien : ainsi laisse-moi tranquille.

Et Albine vola vers la marchande de bouquets qui passait dans la grande allée des Tuileries, et elle acheta ce qui lui restait de bouquets de violettes pour les distribuer à toutes les petites filles qui jouaient autour d’elle.

Après une foule de dépenses de ce genre, Albine, qui en méditait encore beaucoup d’autres, vint trouver Ferdinand :

— Je n’ai plus d’argent, lui dit-elle un jour ; je ne sais plus comment faire. Ne pourrais-tu pas, Ferdinand, en demander à ton père, et me le prêter ?

— À mon père ? vraiment non. Il s’est arrangé pour ne jamais m’en donner ; et cependant, si tu peux attendre, j’en aurai dans quinze jours à ta disposition.

le trouveras-tu ?

— J’ai mon semestre de rentes à toucher.

— Qu’est-ce que tu dis là ? des rentes ? Tu parles comme mon oncle l’agent de change.

— Oui, du cinq pour cent, c’est ainsi que cela s’appelle je m’en souviens bien. Mon papa me mène, au mois de mars et au mois de septembre, près de la Bourse, chez un monsieur qui me dit : « Bonjour, mon petit Monsieur. Vous venez chercher votre semestre de rente ? » La première fois je ne savais pas que lui répondre, mais il me compta cinquante francs en belles pièces d’argent. Papa me dit de les prendre et que c’était à moi. J’ai très bien su, depuis, que mon semestre voulait dire cinquante francs.

— Et tu ne pourrais pas avoir ton semestre une troisième fois pour me le prêter ?

— Il n’y a pas trois semestres dans l’année, ignorante.

— Comment appelles-tu ce Monsieur ?

— Monsieur Daru. C’est le directeur de la caisse de prévoyance.

— Eh bien ! si j’allais avec ma bonne lui demander un semestre, il m’en donnerait peut-être aussi.

— En voilà une fameuse ! dit Ferdinand en riant de tout son cœur. Va, pour la fille d’un receveur-général, tu n’es pas forte en finances : aussi je ne te répéterai pas ce que mon père m’a dit sur cette caisse de prévoyance, qui fait qu’en moins de quelques années on peut avoir une grosse somme quand on n’en a mis qu’une petite. Tu ne comprendrais pas cela, toi ; mais ce que je puis te dire, c’est qu’au lieu de dépenser tout ce qu’on te donne, si tu en mettais à la caisse de prévoyance une partie, tu aurais toujours de quoi faire la généreuse, et de quoi acheter des robes à ta poupée.

— Tout cela peut être vrai, dit Albine avec dépit, mais cela ne me rend pas plus riche aujourd’hui. Nous allons partir pour la campagne ; j’ai besoin d’emporter toutes sortes de choses pour ne pas m’ennuyer : car nous n’aurons plus là nos bonnes amies des Tuileries, le théâtre de M. Comte, et les mauvais jours de l’Opéra, quand maman nous donne sa loge. Il faudra bien trouver quelque moyen de jouer toute seule ; et je voulais acheter cette belle chambre à coucher que nous avons vue chez Giroux, avec ce joli trousseau de poupée qui est serré dans la petite commode et l’armoire à glace. Tout cela est un peu cher, à la vérité, et maman dit que c’est une folie de mettre tant d’argent à des joujoux ; mais elle dit toujours comme cela ; et puis quand elle voit que j’ai bien du chagrin, elle a peur que je tombe malade, et elle finit toujours par m’accorder ce que je lui demande.

En effet Albine pria avec tant d’instance sa mère de lui donner de l’argent, que Mad. de Rosanne y consentit, mais à la condition qu’Albine en ferait un bon usage, c’est-à-dire qu’elle en consacrerait la moitié à ses joujoux, et qu’elle garderait l’autre pour quelques dépenses utiles : car, ajoutât-elle, on est souvent bien malheureux de n’avoir pas de quoi faire une bonne action.

Mais Albine, au lieu d’écouter cet avis raisonnable, employa toute la somme qu’elle venait de recevoir à satisfaire ses caprices, et elle partit pour la campagne sans un sou dans sa bourse. Sa mère, justement irritée d’une prodigalité sans excuse, résolut de l’en punir en ne lui donnant plus d’argent.

Albine reçut cette déclaration avec fierté, et répondit qu’elle se laisserait manquer de tout, plutôt que de s’exposer désormais à un refus humiliant.

Comme au fait elle ne manquait de rien, cette résignation ne lui semblait pas devoir être bien pénible.

Mais un matin qu’elle allait avec une gouvernante voir sa nourrice dans le village voisin, elles rencontrèrent dans la ferme qu’il fallait traverser une espèce d’élégant de boutique, portant un habit gras, un chapeau déformé, une cravate à fleurs, un lorgnon de chrysocalque, des bottes trouées, le tout couvert de poussière. Ce fringant monsieur mesurait avec une ficelle la longueur des cheveux d’une fille de basse-cour, belle brune, dont les cheveux étaient d’un noir admirable. Il les pesa ensuite dans sa main, et dit :

— La marchandise est belle, j’en conviens, mais la couleur n’est pas avantageuse. Si tout cela était blond, je vous en donnerais quarante francs, ma bonne fille ; mais le cheveu noir est fort tombé cette année, à cause des progrès de la teinture, et en vous donnant quinze francs de cela, je risque d’y mettre du mien. Voilà une chevelure comme il m’en faudrait, ajouta-t-il en montrant celle d’Albine ; mais vous n’avez pas envie de me la vendre, n’est-ce pas, ma belle demoiselle ?

— Non, M. le perruquier, répondit-elle en franchissant la porte de la cour pour gagner la grande route.

Sa bonne lui fit observer la mine fâchée que prenait le perruquier, et lui dit qu’il ne fallait jamais appeler les gens du nom de leur état, car il n’était personne qui ne s’en offensât.

— Et pourquoi cela ? demanda-t-elle.

— Je n’en saurais donner la raison ; mais vous-même, mademoiselle qui êtes une petite fille, si l’on vous répondait : Oui, petite fille, je parie que cela vous fâcherait.

En causant ainsi, elles arrivèrent chez la mère Thérèse, et furent bien étonnées de la trouver tout en pleurs.

— Qu’as-tu donc, ma bonne nourrice, s’écria Albine en sautant à son cou.

— J’ai que cette pauvre femme, notre voisine, va mourir de misère, et que je ne puis voir vendre ses meubles sans pleurer. Tenez, voyez plutôt : les huissiers sont là, dans sa maison, à saisir les derniers meubles qui lui restent, et cela parce qu’elle et son mari ont les fièvres depuis huit mois, et qu’ils ne peuvent pas gagner leur loyer à travailler. Dame ! on a fait ce qu’on a pu pour eux dans le village ; mais, que voulez-vous, la somme est trop forte, on ne peut pas faire plus que ses moyens ne comportent ; et Dieu sait où le père, la mère et ses trois enfants iront coucher ! Ça me fend le cœur, ces choses-là, et je ne peux pas les voir sans pleurer. Pauvres enfants !

En écoutant ce récit Albine pleurait aussi du regret de n’avoir rien à donner à cette malheureuse famille. Ah ! ma mère avait bien raison, pensa-t-elle : si j’avais acheté quelques joujoux de moins, j’aurais de quoi empêcher ces pauvres gens de mourir de faim. Alors une idée semble la préoccuper ; elle quitte sa nourrice et s’enfuit dans le petit enclos qui sert de potager à la chaumière.

— Où allez-vous, mademoiselle, s’écrie la bonne ?

— Je vais jouer avec ma sœur de lait dans le jardin, répond Albine en courant.

Et la bonne, fatiguée de la course qu’elle vient de faire, s’assied près de la nourrice d’Albine, pour lui entendre raconter les histoires du village et des châteaux voisins.

Pendant ce temps Albine embrasse sa sœur de lait, qui arrache les mauvaises herbes d’un plan de haricots ; puis elle ouvre la petite porte de treillage qui donne dans les champs, et elle rejoint à peu de distance le perruquier, qui sortait de la ferme ; elle lui propose de lui vendre ses cheveux pour les quarante francs qu’il en avait offerts. Le marché était trop avantageux pour être refusé. Il fit bien quelques difficultés sur la crainte d’exciter la colère de la bonne ou des parents d’Albine ; mais celle-ci, accoutumée à faire ses volontés, lui jura qu’elle ne recevrait les reproches de personne, surtout s’il ne donnait pas à sa gouvernante le temps de courir après elle.

Alors le perruquier fait entrer Albine sous un hangar près du chemin, où des petits paysans jouent à la marelle ; il tire une grande paire de ciseaux, et les longues mèches dorées tombent sous le fer du perruquier, comme les épis sous la faucille du moissonneur.

Les enfants qui le voient faire ne s’en étonnent pas : car eux-mêmes lui ont vendu leur chevelure l’année d’avant, et cela par ordre de leur mère ; aussi ne pensent-ils pas qu’Albine agisse sans le consentement de la sienne.

Le sacrifice accompli, Albine reçoit huit écus de cinq francs et court les porter à cette pauvre famille. Elle voit la mère et les enfants qui sanglotent à la porte de la maison, dont les huissiers les chassent.

— Tenez, dit-elle à la femme qui pleure, voilà de quoi payer ce qu’on vous demande : rentrez dans votre maison, et consolez-vous.

La pauvre femme croit rêver en voyant cette pluie d’argent tomber dans son tablier. Elle veut se lever pour remercier Albine ; mais la joie qui la saisit lui en ôte la force ; elle ne peut que faire signe à ses enfants de se jeter aux genoux d’Albine pour lui rendre grâce d’un si grand bienfait. Mais elle n’attend point ces témoignages de leur reconnaissance ; elle retourne bien vite vers sa bonne, en attachant sa petite capote de paille si près de ses joues, qu’on ne puisse voir sa tête dépouillée de ses beaux cheveux.

— Mais où donc êtes-vous, mademoiselle ? Vous nous causez une inquiétude mortelle : depuis une demi-heure, que votre sœur de lait nous a dit que vous étiez sortie du jardin, nous vous avons cherchée dans le petit bois, dans la carrière à sable, enfin partout, sans pouvoir vous trouver.

— Parce que j’étais tout à côté de vous.

— Où cela donc, mon enfant, dit la nourrice ?

— Mais avec ta voisine…, cette pauvre femme…, tu sais bien…

Et en disant ces mots, la peur d’être grondée faisait balbutier Albine : car elle venait d’apercevoir la mère et les enfants à la porte de sa nourrice. Bientôt la chambre fut envahie par la pauvre famille et tous les paysans du village, qui voulaient voir la petite fille si bienfaisante et lui donner des bénédictions.

— À qui donc en ont-ils, demandait la gouvernante à la nourrice, et qu’est-ce qu’ils veulent à cette enfant ?

— Quoi ! vous ne devinez pas ? répondait-elle. C’est Albine qui aura fait comme sa mère, qui aura donné de l’argent à ces braves gens, si malheureux.


— Ah ! je l’en défie, dit la gouvernante : car elle a si bien jeté le sien par la fenêtre, qu’il ne lui reste pas un liard, et qu’elle ne peut pas en emprunter, madame ayant déclaré qu’elle renverrait la première personne qui lui en prêterait. C’est que, voyez-vous c’était une ruine.

Pendant ce temps la pauvre femme racontait l’heureuse surprise qu’elle venait d’éprouver, et montrait les quarante francs à la nourrice avant de les remettre aux huissiers.

— Comment cela se peut-il ? répétait la bonne ; où vous êtes-vous procuré cet argent, mademoiselle ?

Et ces questions étaient faites d’un ton sévère, qui intimidait Albine ; elle gardait le silence. Alors sa nourrice la prit sur ses genoux, et lui dit :

— Réponds, mon enfant : cet argent qui t’a fait faire une si belle charité, il ne peut pas te venir par quelque méchant moyen. Tu ne l’as pris à personne, n’est-ce pas ? car il ne faut pas prendre à Pierre pour donner à Paul, vois-tu. Allons, dis-nous qui te l’a donné ; sinon, l’on pourrait croire…

En ce moment la fierté d’Albine ne lui permettant pas de souffrir qu’on la soupçonnât d’une action honteuse, elle détacha lentement les rubans qui formaient un nœud sous son cou, elle ôta son chapeau ; et la bonne fit un cri d’effroi comme si le diable lui fût apparu.

— Méchante petite fille ! s’écria-t-elle quand le saisissement lui permit de parler, qu’avez-vous fait, et que pourrai-je répondre à votre mère, quand elle voudra savoir ce que sont devenus vos cheveux ? Maudit perruquier ! c’est un fripon, un coquin, qu’il faut faire arrêter. Abuser de la simplicité d’une enfant pour la tondre ainsi, sans égard pour sa bonne ; l’exposer à perdre sa place ! car, j’en suis sûre, après ce beau coup-là, madame ne voudra plus me revoir. D’abord, ramènera la petite qui voudra : moi je ne rentre pas à la maison, ajouta-t-elle ; jamais je n’aurai le courage de supporter les reproches de madame. Elle qui admirait tant les beaux cheveux de sa fille ; qui passait des heures à les arranger ! Ah ! mon Dieu non, je n’irai pas la lui montrer laide comme la voilà.

En écoutant ce discours peu rassurant, Albine pleurait. L’aînée des enfants de la pauvre femme, petite fille de dix ans, voit le chagrin de sa bienfaitrice : elle sort de la chaumière ; et, guidée par la reconnaissance, elle court au château de Rosanne.

À force de caresses, la mère Thérèse parvint à calmer un peu les craintes d’Albine ; elle se charge de remplacer sa gouvernante et de la reconduire elle-même à sa mère. Tout le village voudrait l’accompagner, et demander grâce en faveur d’une bonne action qui aurait pu coûter moins cher, si la prodigalité d’Albine ne l’avait pas rendue si pauvre. Mais, enfin, c’était le tort d’un bon cœur, et ceux-là sont toujours pardonnables.

On se met en marche. En traversant le petit potager, Albine, qui n’a pas encore remis son chapeau, voit un grand baquet plein d’une eau clair. Elle veut s’y mirer, et s’écrie :

— Ah ! mon Dieu ! maman ne va pas me reconnaître.

Elle se croit défigurée, tant l’absence de ses beaux cheveux bouclés change l’ensemble de sa tête ; mais elle se retourne vers la pauvre femme, qui marche joyeusement à ses côtés ; elle voit rire les enfants qui la suivent, et elle se dit, en passant la main sur ses cheveux presque ras :

— Bah ! ils repousseront.

Cependant lorsqu’elle arrive, avec sa nourrice, dans la cour du château, elle hésite à monter le perron, et voudrait gagner du temps avant-de se montrer à sa mère.

— Monte chez maman, dit-elle à sa nourrice ; va la prévenir ; dis-lui que je suis bien laide.

En disant ces mots, de grosses larmes roulaient dans ses yeux, et elle alla se cacher dans une allée du parc.

Mais en traversant la terrasse, Albine aperçoit sa mère : une petite paysanne est à ses genoux ; toutes deux pleurent. Albine reconnaît la fille de la pauvre femme, et devine que, dans sa reconnaissance, l’enfant demande grâce pour elle et raconte ce qu’elle a fait pour la secourir. Émue d’une action si touchante, Albine oublie toute crainte et court embrasser la petite Marianne ; puis elle regarde sa mère, la voit attendrie, et se jette dans ses bras avec confiance.

— Je devrais te gronder, dit-elle à Albine en lui souriant, car tu aurais pu secourir ces bonnes gens sans me priver des jolis cheveux qui t’embellissaient.

— Vous m’aviez défendu de ne plus jamais vous demander d’argent.

— Pour le prodiguer, sans doute : car, tu le vois, après tout ce que tu en as eu, il t’a fallu me voler aujourd’hui ta plus belle parure, pour être charitable ; demain tu seras sans ressources contre le malheur des pauvres ; mais j’ai voulu te donner ce chagrin, pour t’apprendre qu’on ne peut pas être prodigue et généreux.