Aller au contenu

Scènes du jeune âge/Perroquette

La bibliothèque libre.
Dumont, libraire-éditeur (volume 2p. 117-152).


PERROQUETTE.




Il est bon de parler, et meilleur de se taire ;
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.

Lafontaine. L’Ours et l’Amateur des jardins.

(Fable.)





PERROQUETTE ;


DÉDIÉ
À Mlle MARIE DE PONTÉCOULANT.




Ce conte ne pouvait être adressé sans injure qu’à une petite fille bien élevée, discrète par la crainte de mal dire, et soumise par le désir de bien faire. C’est pour cela que je le dédie à ma chère Marie.



— Savez-vous bien, Elvina, que voilà près de dix jours que M. d’Hervins n’est venu voir votre maman, et que j’ai bien peur qu’il ne revienne plus ici.

— Ah ! pourquoi donc cela, ma bonne ?

— Pourquoi ? parce que vous lui avez dit l’autre jour, quand il nous a rencontrées aux Tuileries, quelque chose qui ne lui a pas été agréable.

— Moi faire de la peine à M. d’Hervins, qui est si bon, qui donne toujours de si jolies étrennes ! ah ! mon Dieu ! j’en serais bien fâchée.

— Certainement vous êtes bien fâchée, mon enfant, quand un mot répété par vous, à tort et à travers, amène quelque événement ou bien la moindre querelle qui puisse contrarier votre mère et ses amis ; mais cela n’empêche pas que, tout en déplorant l’inconséquence de la veille, vous ne recommenciez le lendemain.

— Vrai, ma bonne, répondait Elvina, en joignant ses petites mains, je n’ai rien dit au bon M. d’Ervins qui pût le fâcher.

— Qu’en savez-vous ? connaissez-vous assez la valeur des mots que vous répétez pour prévoir l’effet qu’ils doivent produire ?

— Vraiment ! ma bonne ; ah ! je ne me doutais pas…

— Et voilà, mademoiselle, comment, avec un bon cœur, vous faites souvent du mal.

— Eh bien, reprit Elvina avec dépit, puisqu’on ne peut rien dire sans être grondée, je n’ouvrirai plus la bouche. Et elle alla bouder dans l’embrasure d’une fenêtre.

Mais, à l’âge de six ans, la mauvaise humeur est facile à dissiper ; et les voitures qui entraient dans la cour, celles qui passaient devant la porte, les gens qui allaient et venaient sur les trottoirs, les joueurs d’orgues, les crieurs, la troupe des chiens savants, enfin tout ce qui anime une des plus belles et des plus bruyantes rues de Paris, avaient bientôt captivé l’attention d’Elvina tout entière.

Ah ! voici le cabriolet de M. de Saint-Etienne qui s’arrête chez madame Barival, pensa-t-elle ; voyons un peu s’il regardera de mon côté quand il s’en ira.

Et la gentille Elvina resta derrière le carreau de la fenêtre tant que dura la visite de M. Saint-Étienne. Elle fut longue, car il s’agissait de l’arrangement d’un procès qui maintenait brouillés depuis six mois M. Barival et M. Saint-Étienne. Dans l’intention de les concilier, madame Barival, et son père avaient engagé M. de Saint-Étienne à venir s’entendre secrètement avec eux sur les moyens de terminer l’affaire à l’amiable.

Ah ! voici le cabriolet qui s’en va ; M. de Saint-Étienne reste donc à dîner chez notre voisine, pense Elvina ; et, curieuse de savoir si elle devinait juste, elle fixa ses yeux sur la petite porte de madame Barival, jusqu’au moment où M. de Saint-Etienne en sortit.

Comme tous les enfants gâtés, Elvina dînait à table avec sa mère, madame de Bagny, et tous ceux qu’elle y admettait. Ce même jour M. Barival vint lui demander à dîner, en disant que sa femme ayant été obligée d’accompagner son père chez des gens d’affaires, il ne voulait pas rester seul. Madame de Bagny l’accueillit avec grâce ; puis, autant par politesse que par intérêt pour lui, elle lui demanda où en était son procès, et ce que devenait M. de Saint-Étienne.

— Vraiment, je n’en sais rien répondit M. de Barival ; depuis que nous sommes brouillés, nous ne traitons plus ensemble que par procureur, et le sien m’a dit l’autre jour qu’il était en voyage pour long-temps.

— Oh ! mon Dieu non, il n’est pas en voyage, dit Elvina, car je l’ai vu entrer ce matin chez vous.

— Chez moi ? ah ! vous vous trompez certainement, ma petite, car il n’y met plus les pieds depuis ce jour…

— Ne l’écoutez pas, interrompit madame de Bagny ; elle ne sait ce qu’elle dit : c’est quelque autre jeune blond qu’elle aura pris pour M. de Saint-Étienne.

— Oh ! non, maman ; je le connais bien, et son grand cheval gris aussi. Ils étaient tous les deux là à votre porte, monsieur, demandez-le plutôt.

— Allons, taisez-vous, reprit madame de Bagny avec humeur : les petites filles ne doivent pas se mêler de la conversation.

Elvina se leva avant la fin du dîner, en enviant beaucoup l’âge de sa grande sœur, qui lui donnait le droit d’écouter et de parler tout le temps qu’on restait à table.

Cette vieille sœur, ainsi que l’appelait Elvina, venait d’avoir seize ans, et toute sa famille s’occupait déjà du soin de lui trouver un mari ; il s’en présentait un qui réunissait toutes les qualités essentielles à une tournure distinguée ; et qui, sans être beau, pouvait passer pour un homme agréable. Le malheur voulait que Jules le frère aîné de Léontine et d’Elvina, avait pris en grippe M. d’Artimont, et qu’il ne manquait pas une occasion de le tourner en ridicule ; c’était un peu pour taquiner sa sœur, car, dans le fond, Jules rendait justice à l’aimable prétendu.

Lorsque Elvina passa dans le salon, elle y trouva M. d’Artimont qui attendait la fin du dîner pour proposer à madame de Bagny une loge à l’Opéra. Elvina sentit battre son cœur d’espérance.

— Ah ! si vous vouliez demander à maman de m’emmener avec elle à l’Opéra, je suis sûre qu’elle ne vous refuserait pas, dit Elvina en faisant la mine la plus gracieuse, et d’un ton suppliant.

— S’il ne s’agit que de l’en prier, répondit M. d’Artimont, je ne demande pas mieux ; mais je crains qu’elle ne me refuse, car elle ne veut pas ordinairement vous faire veiller.

— Non, maman ne vous refusera pas ; elle vous aime beaucoup.

— Vrai ! charmante enfant ! dit M. d’Artimont en prenant Elvina sur ses genoux ; et votre sœur ?

— Léontine ?

— Oui, l’aimable Léontine.

— Ah ! je crois bien qu’elle vous aime, et plus que tout le monde, puisqu’elle se dispute toute la journée avec Jules à cause de vous.

— Ah ! vraiment ? dit M. d’Artimont.

— Je ne mens pas, reprit Elvina, ravie d’être écoutée, si attentivement, et de causer comme une grande personne ; hier encore ils se sont disputés après le déjeuner.

« Tu veux nous faire accroire que tu en es folle, disait Jules à sa sœur ; ah ! mon Dieu ! nous savons bien pourquoi tu l’aimes : tu aimes sa fortune, son nom, son titre, la calèche et les chevaux anglais qu’il a fait venir de Londres, et tu as raison, car il n’a guère que cela pour lui. »

— C’en est trop ! s’écrie M. d’Artimont, en posant Elvina à terre, et je lui prouverai bien que, si je ne suis pas aimable, je ne suis pas plus endurant.

— Ah ! mon Dieu, qu’avez-vous donc ? reprit Elvina, effrayée de la colère qui se peignait dans les yeux de M. d’Artimont.

— Ah ! ce sont mes chevaux anglais, ma fortune, qu’on aime ! répétait-il en se promenant à grands pas dans la chambre. Moi qui croyais à l’attachement de Léontine, à l’amitié de ses parents ; pauvre dupe que j’étais ! Mais il est encore temps, grâce au ciel, de ne pas être le jouet de la vanité de cette famille. Pour ma calèche, mes chevaux…, murmurait-il en sortant. Puis s’apercevant qu’Elvina le regardait d’un air étonné, il revint sur ses pas, lui remit le coupon de la loge pour qu’elle le donnât à sa mère, et lui recommanda bien de lui-dire qu’il regrettait infiniment de ne pouvoir l’accompagner.

Elvina ne comprend rien à ce brusque départ ; mais lorsque sa mère la questionne, elle lui raconte naïvement ce qu’elle a dit à M. d’Artimont, et la colère où il s’est mis tout à coup sans qu’elle en sache la cause.

— Je l’aurais parié ! s’écrie Jules en montrant Elvina ; c’est encore un tour de cette petite perroquette, qui ferait battre des montagnes, avec sa rage de redire tout ce qu’elle entend, sans le comprendre. En vérité, elle mériterait qu’on lui donnât le fouet tous les matins, pour lui apprendre à répéter les propos de la veille. Savez-vous bien, ma mère, ce qu’elle a fait depuis huit jours ? Elle a fait renvoyer le pauvre François, en racontant les sottises qu’il a dites le soir du jour où il s’est grisé en buvant à sa santé, car c’était pour fêter l’anniversaire de sa naissance que ce malheureux a commis cette faute ; elle nous a privés de la présence d’un vieil ami qui nous est tendrement attaché, et cela pour lui avoir redit une mauvaise plaisanterie. M. Barival vient de nous quitter pour aller faire une scène chez lui sur la visite qu’elle prétend avoir vue ; et voilà qu’aujourd’hui elle m’oblige à me couper la gorge avec le futur de ma sœur ; car je connais d’Artimont, il n’est pas homme à me pardonner d’avoir imaginé le mal que j’en ai dit pour taquiner Léontine. Si vous n’y mettez bon ordre, je vous en préviens, ma mère, cette petite Perroquette vous brouillera avec tous vos amis.

— Perroquette ! Perroquette ! s’écria Elvina en sanglotant.

— Oui, Perroquette, reprit son frère ; et si tu continues, je te promets que le nom t’en restera.

À cette cruelle menace, Elvina s’enfuit dans la chambre de sa bonne, et c’est à l’abondance des larmes qu’elle lui voit répandre que sa gouvernante devine qu’elle vient d’être sérieusement grondée ; car dans la crainte de redire, la pauvre enfant s’obstinait à ne pas répondre.

— Encore quelque nouvelle indiscrétion, disait mademoiselle Rosalie : cette petite fille avec laquelle vous vous disputiez avant-hier sur la beauté de votre mère aura repété à la sienne qu’on disait qu’elle mettait du blanc ; en voilà assez pour faire à votre maman une ennemie mortelle.

— Ce n’est pas cela, ma bonne.

— Ah ! j’y suis, c’est cette vieille marquise de l’Orge, à qui vous avez demandé sérieusement si c’était son jour de barbe, et cela parce que vous avez répété les mauvaises plaisanteries de votre frère sur cette méchante femme. On dit qu’elle est furieuse contre lui, et qu’elle lui a fait défendre sa porte.

— Non, ce n’est pas à cause de cela, dit Elvina en soupirant.

Et la gouvernante passa en revue toutes les inconséquences provenant du défaut d’Elvina. En voyant le mal qui en résultait, la pauvre petite éprouvait un sincère désir de s’en corriger. Mais ce nom de Perroquette lui causait un vrai désespoir. Bientôt tous les gens de la maison, autorisés par l’exemple de sa mère, ne la nommèrent plus autrement ; ses petites compagnes, ses petites amies la poursuivaient aux Tuileries en l’appelant par ce vilain sobriquet. Mais comme il y avait méchanceté de leur part dans cette affectation à l’humilier, sa fierté se révolta, et elle cessa de jouer avec elles.

— Eh bien ! tant mieux, dit-elle avec aigreur ; en restant toute seule je ne serai plus exposée à répéter les sottises de personne.

Ce bon mot d’enfant dépité la charmait, et peut-être son orgueil l’aurait-il emporté, sans une circonstance inattendue qui vint frapper son cœur.

On était dans ces temps malheureux où le parti qui triomphe écrase le parti vaincu. Le frère de madame de Bagny, officier tout dévoué à l’empereur, était vivement compromis dans une affaire dont les chefs ont péri sur l’échafaud. Il y allait du même sort pour l’oncle d’Elvina, et il vint chercher un asyle chez sa sœur. Les poursuites dirigées contre lui faisaient craindre la moindre indiscrétion. Le petit comité de famille décida qu’Elvina était seule à redouter dans ce mystère important, et qu’il fallait s’en débarrasser, soit en l’envoyant à la campagne, soit en la mettant en pension tant que le colonel serait en danger d’être arrêté.

Ce fut un moment cruel que celui où madame de Bagny déclara à sa petite fille qu’elle allait la conduire dans la pension qu’elle lui avait choisie. Quitter sa mère, si jeune encore, quand Elvina avait tant besoin de ses soins ! quitter la maison qui l’avait vue naître, la sœur, le frère, qui la grondaient, mais qui la caressaient encore davantage : c’était de quoi pleurer long-temps.

— Pourquoi donc m’éloigner de toi ? disait-elle à sa mère en baignant sa main de larmes. Je travaille tant que tu le veux, je lis tout couramment, ma maîtresse de piano est contente de moi ; je n’en ferai pas plus à la pension, et je ne te verrai pas. Ah ! mon… Dieu ! mon Dieu… que je suis… mal… heureuse ! et les sanglots lui coupaient la parole.

— Il le faut, mon enfant, reprit madame de Bagny, en cherchant à surmonter son émotion !… Crois que, pour faire un tel sacrifice, j’ai besoin de courage ; mais c’est ton caractère qui m’y force. Ah ! sans ce vilain défaut.

— Je me corrigerai, je te le promets, disait Elvina en retenant sa mère par la robe ; laisse-moi ici…

Mais le motif qui faisait agir madame de Bagny était trop grave pour qu’elle cédât aux prières de son enfant. Elle la fit porter dans sa voiture en dépit des cris qu’elle jetait, et le soir même Elvina coucha dans un grand dortoir au milieu de vingt lits occupés par des petites filles dont aucune n’était connue d’elle.

Quel que soit son âge, quelle femme a jamais oublié le déchirement du cœur ressenti dans son enfance le jour de son entrée en pension. Je suis vieille, mes enfants, j’ai supporté bien des chagrins dans ma vie ; un seul excepté, je n’en ai point éprouvé de plus douloureux que celui du jour où ma mère m’a laissée en pleurant chez madame Leprince de Beaumont, la nièce de cette madame Bonne dont les contes valent mieux que les nôtres. Cette maison était la plus renommée de Paris ; on m’y comblait de bontés et j’ai failli y mourir de douleur : je n’y voyais pas tous les jours ma mère.

Elvina ne fut pas moins affligée d’être séparée de la sienne. L’ironie de ses compagnes vint encore ajouter à ses ennuis. Les domestiques de sa mère, dans la rancune qu’ils lui gardaient pour avoir été souvent grondés par suite de ses indiscrétions, n’avaient pas manqué de dire le nom qu’on lui donnait, et ce malheureux nom de Perroquette était dans la bouche de toutes les pensionnaires. Sur la foi de ce nom, on la renvoyait lorsque l’on voulait se dire quelque chose d’intime. C’est une suite d’humiliations insupportables et pourtant elle ignorait la plus grande. Un hasard la lui fit connaître : sa bonne venait chaque matin s’informer de ses nouvelles et lui apporter quelque chose, de la part de sa mère ; ces petits envois étaient souvent accompagnés d’une lettre, car Elvina lisait déjà très bien l’écriture. Un jour la gouvernante se trompa, et lui remit un billet adressé à Jules ; ce billet parlait de l’espoir qu’avait madame de Bagny de voir bientôt son frère sortir de sa cachette, et de l’amnistie promise par le Roi.

Après avoir lu ce billet, Elvina en demanda l’explication à sa bonne. Celle-ci, troublée de sa bévue, en dit plus qu’elle ne devait, puis elle supplia Elvina de lui garder le secret de son étourderie. Pour mieux pénétrer la petite fille de l’importance du secret, elle lui apprit que la vie de son oncle en dépendait, et finit par lui avouer que la crainte d’une indiscrétion, comme Elvina avait l’habitude d’en commettre, était l’unique motif qui l’avait fait mettre en pension.

— Me croire capable de dénoncer mon oncle ! s’écriait Elvina, en rougissant de honte et de douleur. Ah ! je leur prouverai bien que je sais me taire, et que je n’ai pas un mauvais cœur.

Alors elle recommanda à sa bonne de laisser ignorer à sa mère ce qui venait de se passer, pour ne pas l’inquiéter.

Après plusieurs visites, pendant lesquelles Elvina ; ne laissa rien transpirer de son secret, madame de Bagny vint, rayonnante de joie, chercher sa fille pour l’emmener passer deux jours avec elle.

— Mon oncle est donc sauvé, dit Elvina en sautant au cou de sa mère !

— Quoi ! tu savais…, mon enfant ?…

— Oui, je savais qu’il était caché dans la chambre de Jules ; mais je savais aussi qu’il ne fallait pas le dire.

— Et tu ne l’as pas dit, même à moi ?…

— Non : tu aurais cru que j’allais le répéter, reprit Elvina en fondant en larmes ; et pourtant… va, j’ai bien pleuré…, j’ai eu bien de la peine.

— Tant mieux, tu n’en feras plus, à personne, dit madame de Bagny en serrant sa fille sur son cœur. Puis elle ajouta : Mademoiselle Rose, veillez à ce qu’on me renvoie le trousseau d’Elvina.

— Quoi ! maman, je ne te quitterai plus ?

À moins que Perroquette ne revienne, reprit sa mère ; car, pour celle-là, nous ne saurions vivre ensemble.

— Ah ! pour celle-là, tu ne la reverras plus, dit en souriant Elvina ; elle est morte de chagrin.

En effet Perroquette a disparu ; il ne reste plus de cette histoire qu’une jeune personne charmante, spirituelle et discrète : tant il est vrai, comme l’a dit un grand auteur pour les petits enfants, que le cœur seul corrige les défauts de l’esprit.