Schopenhauer et son disciple Frauenstaedt/02

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SCHOPENHAUER

ET SON DISCIPLE FRAUENSTAEDT
(SUITE ET FIN)[1])


XI

La volonté et son contenu.


Nous avons vu plus haut que la volonté poursuit un but dans ses actes déterminés, mais qu’elle est sans but, si on fait abstraction de telle détermination idéale concrète. Le vouloir en lui-même est le côté purement formel de la fonction réelle de l’Être un et universel ; il consiste à transformer, à réaliser en réalité la représentation inconsciente ; ce qui est réalisé n’est plus préformé dans la volonté elle-même, mais dans le contenu de la volonté que nous avons appris à connaître comme anticipation idéale de l’avenir, c’est-à-dire comme idée. De même que les idées particulières constituent le contenu des actes particuliers de la volonté, de même la totalité des idées, ou l’idée absolue, universelle, constitue le contenu du vouloir total du monde. C’est en elle que la volonté universelle trouve certainement une essence complète et en même temps aussi un but complet de son activité, mais cette finalité du monde n’est pas dans le vouloir en lui-même, ni même dans la nature de la volonté potentielle, mais dans l’idée qui remplit la volonté en tant que son contenu. De même que la pluralité des idées est seulement la variété intérieure de l’idée une et absolue, de même aussi la pluralité simultanée des actes de la volonté, n’est que la réalisation simultanée des diverses idées partielles comprises dans l’idée unique. La volonté qui agit ici n’est pas différente de celle qui agit là, ce sont seulement différents côtés d’une volonté une et identique, et si nous faisons abstraction des différences du quid ou de l’essence idéale, qui n’atteignent pas la volonté elle-même, il se rencontre seulement des différences d’intensité. Par rapport à l’intensité de l’action, la volonté universelle n’est certainement pas entière dans chaque phénomène, mais elle l’est par rapport à son être ou à son essence parce que celle-ci est dans son unité absolument indivisible le devenir dans toute existence. Sur ce point encore Schopenhauer continue d’avoir raison contre Frauenstaedt. D’un autre côté, celui-ci a négligé la rectification d’un autre point qui a grand besoin d’être corrigé, je veux dire le monde abstrus (abstruse) des idées de Platon avant et au-dessus de la réalité.

En effet, Schopenhauer place le monde des Idées, comme chaînon intermédiaire, entre la volonté : en tant qu’être du monde et le monde phénoménal, et veut le faire dériver de la volonté, comme il fait dériver de lui le monde phénoménal ; mais Frauenstaedt semble disposé à remplacer cette triade par sa triade tout à fait différente de l’être (volonté plus idée), du monde phénoménal objectif ou sphère de l’individuation réelle et du monde phénoménal subjectif de la conscience, comme si ces deux triades étaient tout à fait équivalentes. Mais pour être exact, il serait obligé alors de faire dériver successivement quatre sphères l’une de l’autre : 1) la volonté, 2) le monde des Idées, 3) le monde phénoménal objectif des objets réels ou individus, et 4) les mondes phénoménaux subjectifs des nombreuses consciences idéales. En outre, il faut que, de son point de vue, il fasse deux concessions : la première, c’est que l’objet, en tant que phénomène objectif, ne peut pas procéder de l’idée seule, c’est-à-dire de la simple représentation, mais seulement de l’idée plus la force et la volonté, c’est-à-dire que la sphère des réalités individuelles peut seulement naître de la coopération simultanée des deux, premières sphères (de la volonté et du monde des idées) ; la seconde, c’est que le vouloir tout simple, c’est-à-dire sans un contenu idéal ou sans une idée absolue, ne serait nullement en état de se manifester par dés actes volontaires concrets avec un contenu idéal, c’est-à-dire par des idées partielles, ou, en d’autres termes, que la combinaison des volontés individuelles avec des buts particuliers est impossible sans la combinaison de la volonté universelle avec un but universel, et que, par conséquent, l’objectivation en idées de la volonté primordiale sans finalité et sans contenu est. une impossibilité, quoique Schopenhauer ait prétendu le contraire.

Mais de cette façon on enlève au monde des idées la position que lui accorde Schopenhauer, de chaînon intermédiaire indépendant entre la volonté et le monde des phénomènes ; on reconnaît que les idées partielles peuvent seulement dériver de l’idée générale, comme les volontés individuelles de la volonté universelle, et on conçoit le phénomène objectif comme un produit direct des deux facteurs. Il n’est nullement question ici d’un dualisme, d’une existence indépendante des deux facteurs, mais seulement d’une distinction nécessaire entre deux côtés différents dans l’être un et universel. On constate simplement que le monde existant ne peut être expliqué ni par une idée sans force ni par une volonté sans idées ; que, par conséquent, il faut reconnaître dans l’être métaphysique du monde les deux côtés (la force ou la volonté, et l’idée ou la représentation absolument inconsciente) comme étant également indispensables et également primordiaux (ne pouvant pas être dérivés l’un de l’autre). En admettant ces conséquences, Frauenstaedt accepte par là, de fait, ma coordination de la volonté et de la représentation inconsciente, qu’il rejette nominalement et qu’il blâme comme le défaut principal de la philosophie de l’inconscient, comparée au système dé Schopenhauer.

J’ai donc montré que les prétendus deux défauts principaux de mon essai de développement du système de Schopenhauer, à savoir l’admission d’une représentation absolument inconsciente et la coordination de cette dernière avec la volonté, existent également dans l’essai de transformation de Frauenstaedt. Les accusations élevées contre moi à ce sujet sont donc nulles et non avenues, ou bien elles atteignent l’œuvre de ce philosophe aussi bien que la mienne. Il a seulement omis de s’exprimer clairement sur les principes derniers de son point de vue, ce qui permet de conclure qu’il n’en a pas eu nettement conscience. Il voit bien la nécessité de réformer entièrement le système de Schopenhauer, mais il ne voit pas qu’il est obligé d’embrasser forcément le point de vue de la philosophie de l’inconscient, s’il maintient l’idéalisme objectif après avoir éliminé l’idéalisme subjectif, ou bien d’en venir au point de vue du naturalisme antitéléologique (matérialisme ou pluralité de la volonté de Bahnsen) s’il élimine également l’idéalisme objectif. En fait, Frauenstaedt est encore plus éloigné de ce dernier point de vue que Schopenhauer, et pour ces dernières questions de principe sa transformation ne se distingue de la mienne que par une certaine hésitation et incertitude dans l’expression. Il a peur de regarder les problèmes franchement en face, et, après les avoir bien résolus, il n’ose pas appeler le résultat par son vrai nom.

Comme démonstration ultérieure de ce que j’ai avancé, j’appelle encore une fois l’attention sur ce fait que, d’après Frauenstaedt, la substance et le but de la volonté universelle sont réellement l’Idée, c’est-à-dire l’anticipation idéale de l’avenir. C’est exclusivement dans l’idée absolue, accompagnant la volonté absolue, qu’on peut chercher cette sagesse inconsciente, si supérieure à toute la sagesse des intelligences conscientes, et dirigeant par ses intuitions inconscientes la marche du développement conformément à un plan. Elle pose au processus du monde son but universel, elle mesure et détermine d’après ce but universel tous les buts particuliers que l’on rencontre dans le cours du processus du monde à travers la nature et l’histoire, et ordonne téléologiquement et logiquement la substance et le mode de l’action de toutes les forces naturelles et intellectuelles. Dans une telle conception, l’intellect qui s’élève au-dessus de la satisfaction de la volonté avide de vivre, cesse naturellement d’être regardé comme un parasite dans l’organisme de la nature, et devient la fleur et le fruit de l’arbre en vue desquels tout cet organisme avait été créé. Bien plus, le but final dans le développement du monde, le vrai critérium du progrès depuis les commencements les plus humbles de la vie jusqu’à son point culminant, Frauenstaedt les trouve comme moi dans l’émancipation de la représentation de la volonté, ou, selon l’expression de Schopenhauer, dans l’affranchissement progressif de l’intellect de la volonté, compris, comme il le dit avec beaucoup de justesse, dans un sens relatif. Sur ce point encore il rectifie Schopenhauer en montrant que cette émancipation, cette élévation de l’intellect jusqu’au génie, ne peut pas être un fait accidentel, mais qu’elle a été voulue et poursuivie dès l’origine, que le vouloir le plus élevé est le vouloir de connaître, le désir de l’idée de se connaître elle-même. Ce but s’approche évidemment toujours davantage de son accomplissement dans les progrès de la civilisation et de la science humaine. Or, si c’est là le fond de tout développement régulier, comment ce qui pose originairement le but, ce qui s’assigne à soi-même comme terme la conscience de soi-même, pourrait-il être autre chose que la représentation ou l’idée à l’état de l’être encore inconscient ?

XII. — La négation de la volonté et le pessimisme.


Seulement Frauenstaedt n’a pas pu saisir le but final de ce but intermédiaire, parce qu’en s’arrêtant à tort à la conception subjective de la volonté de Schopenhauer, il a été amené à nier la possibilité de la négation de la volonté comme but final. Qu’il pense ce qu’il voudra de mon hypothèse de la négation universelle de la volonté, il sera cependant obligé de reconnaître que sur ce point aussi je suis resté plus fidèle que lui aux doctrines de Schopenhauer ; car en posant comme but de nous-mêmes et comme but dernier et positif du monde le développement graduel de la conscience, il passe presque tout à fait sur le terrain de l’hégélianisme. Toute la modification apportée par moi à la doctrine de Schopenhauer sur la négation de la volonté, consiste en ce que j’ai tiré la conséquence inévitable de son monisme, à savoir : que nous ne pouvons pas concevoir la négation de la volonté individuelle, mais seulement universelle. D’après l’analogie de la modification apportée par Frauenstaedt à la doctrine de Schopenhauer sur la liberté de la volonté, il serait certainement obligé d’approuver cette conséquence tirée du monisme, dès qu’en reconnaissant une fin au processus du monde, il admettrait la possibilité du retour futur du vouloir à un état de repos. En comparaison de cette transformation essentielle (de la négation individuelle de la volonté en une négation universelle) la modification relevée par Frauenstaedt, que je ne puis pas regarder le quiétisme et l’ascétisme comme le chemin conduisant à la négation de la volonté, paraît d’autant plus secondaire qu’il cite lui-même un passage de Schopenhauer[2] dans lequel celui-ci déclare en contradiction avec sa théorie ascétique que : « nous devons concourir de tous nos moyens à l’accomplissement des buts de la nature ; » car « la nature conduit la volonté à la lumière, parce que celle-ci peut trouver sa délivrance seulement à la lumière. »

Je n’ai jamais, comme Frauenstaedt le prétend, posé « le désillusionnement » du genre humain comme but, mais seulement comme moyen pour le but de la négation universelle de la volonté. C’est pourquoi je ne professe pas « que le progrès du monde est absolument sans valeur » ; je demande, au contraire, que nous y concourions de toutes nos forces et je dis seulement qu’il est sans valeur dans le sens d’un but positif du monde, ce qui ne l’empêche pas d’être d’une importance très-grande comme moyen d’arriver au but négatif du monde (la délivrance des tourments de l’existence). Ce but n’est pas non plus, comme Frauenstaedt le pense, pessimiste : il est optimiste puisqu’il vise à la condition universelle la meilleure possible ; ce n’est pas ma faute si cette condition la meilleure possible est le néant. Le reproche d’avoir « faussé » le sens usuel du mot optimisme repose donc sur une erreur. D’ailleurs, j’aurais eu le droit de nier la valeur du concept optimisme pour la conception eudémonologique de la vie en elle-même et de l’affirmer seulement pour la conception téléologique évolutioniste, quand même j’aurais de cette façon altéré le sens usuel de ce mot. Il en est de même du mot pessimisme dont Frauenstaedt ne veut autoriser l’emploi que dans un sens superlatif et qu’il refuse d’appliquer à un système du monde qui admet la possibilité de la négation de la volonté et de ses tourments. Cette différence d’opinion sur la terminologie ne change en rien nos vues sur la question elle-même. Le fait est que Frauenstaedt reconnaît avec moi dans le processus du monde une évolution conditionnée par l’idée. Il admet aussi que par suite de l’aveuglement de la volonté le nombre des souffrances et des maux excède celui des joies de la vie. Il convient enfin qu’il n’y a pas de contradiction logique dans la combinaison de mon optimisme avec mon pessimisme.

Dans ces questions donc Frauenstaedt s’éloigne aussi plus que moi de Schopenhauer et son point de vue est bien moins différent du mien que de celui de ce philosophe. La différence principale consiste d’abord en ce qu’il nie la possibilité d’une négation de la volonté comme but final négatif du processus du monde, et ensuite en ce qu’il est un peu indifférent à l’égard du problème du pessimisme. Il atténue et affaiblit les antithèses au lieu de s’élever par une synthèse hardie jusqu’à les concilier spéculativement. Mais cette atténuation jointe à la négation nominale du pessimisme éloigne de la physionomie du système de Schopenhauer ce trait caractéristique qui frappe de prime-abord l’esprit des profanes et s’imprime dans leur mémoire ; elle enlève à tout le système du monde de son maître ce parfum indélébile, particulier, répandu jusque dans les moindres détails. La philosophie de Schopenhauer avec son pessimisme, son quiétisme, son ascétisme indien et son idéalisme rêveur est par rapport à la transformation de Frauenstaedt, ce qu’est une forêt vierge aux couleurs brillantes, aux odeurs enivrantes, par rapport à une allée d’arbres berlinoise, couverte d’une poussière grise. Quand même on sacrifie sur l’autel de la vérité le quiétisme et l’idéalisme subjectif, le trait fondamental et caractéristique du système du monde de Schopenhauer subsistera néanmoins aussi longtemps que le pessimisme sera maintenu et développé plus fortement dans toutes ses conséquences afin de remplacer ce qui a été supprimé. Dès qu’on renonce au pessimisme, il ne peut plus être question d’une transformation réelle du système de Schopenhauer, à moins de donner à cette expression une signification un peu trop étendue.

XIII. — Le matérialisme.


Si dans la question du pessimisme et de la négation de la volonté Frauenstaedt fait subir de trop grands changements aux doctrines de Schopenhauer, il montre dans ses explications sur la position de ce philosophe à l’égard du matérialisme, comme dans celles sur l’idéalisme objectif une indécision, une hésitation causée par son ardent désir de conserver religieusement et aussi fidèlement que possible les doctrines du maître. Mais cette croyance à la possibilité de pouvoir les conserver, malgré la position contradictoire de Schopenhauer à l’égard du matérialisme, vient de ce qu’il n’a pas vu clairement (comme cela lui est arrivé pour la philosophie historique et cosmogonique) quels éléments du système sont la conséquence de l’idéalisme subjectif, et quels changements entraîne à sa suite le remplacement de l’idéalisme transcendantal par le réalisme transcendantal.

Frauenstaedt résume les résultats de ses recherches (sur cette question) en ces termes : La matière pure… est une simple pensée, une abstraction. Dans le monde réel des corps, nous ne la rencontrons nulle part, mais nous y trouvons partout des substances agissant déjà d’une manière spécifique, par conséquent de la matière avec une forme déterminée et une qualité déterminée. C’est pourquoi les objets ne peuvent pas être dérivés de la matière ; car ce serait les faire dériver d’un simple concept, d’une représentation abstraite. Mais on peut dériver les objets de la matière donnée « empiriquement », c’est-à-dire des forces agissant spécifiquement. Dans cette conception, Frauenstaedt trouve unité et totalité parce qu’elle supprime le dualisme du spiritualisme et du matérialisme, sans que le matérialisme arrive à dominer seul, puisque l’idéalisme lui est donné comme contre-poids.

Mais l’idéalisme dans lequel Schopenhauer cherche le véritable contre-poids du matérialisme est l’idéalisme subjectif et non l’objectif. Or, le premier limite la suprématie du matérialisme seulement en ce qu’il nie toute existence de la matière indépendante d’un sujet qui la perçoit, et en ce qu’il réduit le concept de la matière dérivé des catégories de la substance et de la cause à n’être qu’une addition « formelle, à priori, subjective » au contenu empirique, concret de la perception, sans aucune valeur transcendantale, c’est-à-dire à l’état d’une fiction, d’une illusion subjective, dénuée de vérité. Frauenstaedt, rejetant en principe cet idéalisme, a éliminé par là du système de Schopenhauer, ce qui constituait aux yeux du maître le véritable contre-poids du matérialisme. Il est donc obligé de reconnaître la suprématie unique du matérialisme, si la prétention de Schopenhauer d’avoir anéanti le spiritualisme par sa critique était fondée.

En ne disant pas cela nettement Frauenstaedt commet une première faute dans l’examen de cette question. Sa seconde faute est d’avoir laissé subsister cette prétention, au lieu de montrer qu’elle est en contradiction avec toute la métaphysique de Schopenhauer (et en vérité aussi bien avec son réalisme de la volonté qu’avec son idéalisme subjectif). Cette métaphysique, en effet, est du spiritualisme pur en opposition inconciliable avec un matérialisme quelconque. La troisième faute enfin est d’avoir maintenu le concept de Schopenhauer de la matière pure, qui cependant est uniquement le produit de l’idéalisme subjectif. Après avoir éliminé ce dernier, il aurait dû considérer la conséquence logique écartée avec les fausses prémisses.

D’après la métaphysique réaliste de Schopenhauer, il n’y a qu’une substance : la volonté, qui est en même temps à ses yeux la fonction psychique fondamentale, par conséquent une substance spirituelle et immatérielle. Son matérialisme, au contraire, consiste précisément dans la négation de l’existence possible d’une substance en dehors de la matière, et son idéalisme subjectif consiste dans la négation de la valeur transcendantale des formes de la représentation, par conséquent aussi de celle du concept de la substance qu’il présuppose dans sa métaphysique comme la substance de la volonté. Schopenhauer a raison sur ce point que notre intelligence est obligée d’admettre un support substantiel derrière les phénomènes concrets ; il a également raison de dire que cette substance des phénomènes est la volonté ou la force, mais ensuite il a tort de prétendre que cette substance doit être en même temps quelque chose de tout à fait différent de la volonté, à savoir la fiction scolastique d’une matière pure. Il a raison de dire que cette matière pure n’existe pas empiriquement et que nous pouvons arriver seulement par la pensée derrière les phénomènes, empiriques. Mais s’il était fondé dans sa prétention que notre entendement est forcé par sa nature de penser la substance du phénomène comme une matière pure ou abstraite, il serait obligé de rejeter toute sa métaphysique de la volonté non-seulement comme fausse, mais encore comme inintelligible pour notre entendement, et de condamner cependant le concept de la matière comme une illusion, quand même ce serait une illusion indestructible. En effet, celle-ci nous engage à cette absurdité de considérer à côté de la force un substratum dénué de force comme cause efficiente des processus du monde, de regarder une simple forme ajoutée par notre pensée subjective à nos perceptions, comme le fondement dernier des phénomènes objectifs, et une simple abstraction de l’étendue et du mouvement comme la substance des phénomènes, c’est-à-dire comme quelque chose d’élevé au-dessus du temps et de l’espace.

En réalité, la matière pure de Schopenhauer n’est rien moins qu’une illusion nécessaire de la nature de notre entendement, mais simplement une lourde hypostase de l’incapacité de nos sens sous le rapport de l’abstraction, un grossier préjugé des sens que la critiqué rationnelle réduit à néant. Elle est précisément ce concept imaginaire que j’ai examiné en critique sous la désignation de Stoff (matière[3]), et qui doit rester, à ce qu’on prétend, après que nous avons abstrait de la matière concrète déterminée tout ce qui est force, c’est-à-dire manifestation de la volonté. Pour Schopenhauer aussi la matière pure est une supposition qui n’explique rien, les forces seules pouvant nous fournir une explication, c’est-à-dire déjà pour lui elle est une hypothèse superflue dont l’existence ne peut être prouvée. À ses yeux aussi la seule et vraie substance de la matière concrète, c’est la force et non la matière dénuée de force ou pure ; seulement il ne savait tirer aucun parti de cette opinion juste en principe, parce que les forces lui apparaissaient comme un fluide vague, disséminé dans l’espace, et qu’il refusait obstinément d’admettre que les facteurs dynamiques peuvent être appliqués mécaniquement, dans le cas seulement où ils concourent en un certain point, c’est-à-dire s’ils se rapportent à des points imaginaires de l’espace ou à des centres de forces.

Toute la polémique de Schopenhauer contre l’atomisme est dirigée exclusivement contre la matérialité ou la substantialité des atomes, mais il n’a jamais soutenu que la matière concrète ne puisse pas avoir été formée par des forces immatérielles, individualisées (monades de la force ou atomes dynamiques). Du moment où son concept de la matière pure, cachée à côté et derrière les forces, est un concept absurde, insoutenable sous tous les rapports, il n’y a plus de place pour l’hypothèse sur laquelle seule reposait sa polémiqué contre l’atomisme. Si Frauenstaedt avait vu clairement et reconnu franchement la nécessité de supprimer le concept de la matière pure avec l’idéalisme subjectif, il n’aurait pas reproduit cette polémique surannée, puisque les sciences mathématiques ont depuis longtemps refusé absolument toute étendue aux atomes, ne s’occupent nullement de la prétendue matière des atomes et restent tout à fait étrangères aux discussions philosophiques sur la matérialité ou l’immatérialité des atomes.

Le matérialisme de Schopenhauer est, à tous les points de vue, une addition erronée au système : non-seulement son assertion que la seule substance existante est la matière pure (c’est-à-dire privée de force) doit être remplacée par cette autre : la seule substance existante est la force, mais de plus à sa seconde assertion que l’âme, l’intellect et l’esprit sont de simples produits de la matière, il faut substituer celle-ci : la matière n’est qu’un produit de l’esprit universel ou de l’âme universelle, c’est-à-dire de la substance immatérielle absolue (volonté universelle avec l’idée du monde comme contenu). S’il existe une sagesse téléologique inconsciente de la volonté de la nature, infiniment supérieure à toute la sagesse des intellects humains, il est certainement plus logique de faire dériver la spiritualité et la raison de l’intellect humain de cette intelligence absolue que de le considérer comme une émanation d’une matière privée de raison et de représentation, qui vient s’unir d’une manière inexplicable à la, substance aveugle de la volonté comme une propriété accidentelle, tout à fait étrangère et hétérogène.

Frauenstaedt reconnaît lui-même la nécessité d’apporter cette correction à la doctrine de Schopenhauer, car dans la volonté de connaître il voit la forme la plus élevée et la plus solide du vouloir, et l’établissement de l’intellect humain n’est pas à ses yeux un ouvrage extérieur accidentel, mais la satisfaction de la volonté dans son essence la plus intime ; il déclare même que dans la volonté de connaître, l’intellect est immortel. Mais alors, il n’admet déjà plus cette partie du matérialisme de Schopenhauer attribuant à l’organisation matérielle la production de l’intellect ; et la vérité de cette pensée doit se réduire pour lui (comme pour moi dans la Philosophie de l’inconscient) en la naissance à la forme de la conscience de la représentation jusque-là inconsciente et de la raison immanente qui y est contenue. Aussi longtemps qu’il ne franchira pas nettement ce pas, il ne se dégagera pas de la contradiction indiquée plus haut entre le matérialisme et la métaphysique de Schopenhauer (monisme de la volonté et idéalisme objectif). Et s’il persiste dans cette contradiction de la doctrine de Schopenhauer interprétée à un point de vue réaliste, cela ne valait guère la peine de combattre la contradiction entre le matérialisme et l’idéalisme subjectif, dévoilée par les interprètes idéalistes de Schopenhauer, car elle disparaît nécessairement, si on élimine l’idéalisme subjectif.


XIV. — Les problèmes moraux.

Pour terminer cet examen jetons un regard sur la position de Frauenstaedt à l’égard des doctrines morales de Schopenhauer. Ici les vues sont si opposées que l’antagonisme n’est plus atténué ou dissimulé, comme ailleurs, par des interprétations forcées ou artificielles de la doctrine du maître. Frauenstaedt expose les idées suivantes :

Il faut renoncer à la négation individuelle de la volonté, puisqu’elle est en contradiction avec le monisme ; il est donc absurde de regarder l’ascétisme ou une morale ascétique à côté ou même au-dessus de la morale ordinaire, comme un moyen conduisant à cette négation. À titre d’individu, l’homme n’a aucun choix entre l’affirmation et la négation de la volonté, et son action physique aussi bien que morale ne peut s’exercer que sur le terrain de la première. La détermination absolue de toute action doit être maintenue, mais il ne faut pas admettre avec Schopenhauer la liberté de l’individu dans son être, puisqu’elle est en contradiction avec le monisme ; il faut la remplacer par la détermination absolue de l’être. Le caractère intelligible est identique avec l’idée ou, pour parler plus exactement, avec l’acte primordial de la volonté, se manifestant en elle, et qui n’est plus un acte de l’individu auquel, existant seulement par lui, il donne naissance, mais du Tout un et universel, et est soumis au temps en qualité d’acte de la volonté, absolument comme tout autre acte. Il n’y a pas de différence entre le contenu du caractère intelligible et empirique, et le caractère passe aussi bien que l’intellect par un développement, dans lequel la constance des dispositions fondamentales se joint à une certaine variabilité de leurs rapports réciproques et, par conséquent, de leur effet total. Même la volonté universelle ne possède aucune liberté relativement à la nature de son essence, qui ne pourrait en aucun cas être différente de ce qu’elle est ; la liberté de la volonté universelle signifie seulement indépendance de son être à l’égard des choses extérieures ou aséité.

Sur tous ces points Frauenstaedt est en opposition avec Schopenhauer et d’accord avec la Philosophie de l’inconscient. Si je maintiens pour la volonté universelle la liberté trancendantale dans le sens de Schopenhauer, c’est-à-dire la liberté de la volonté potentielle de rester à l’état du non-vouloir ou de s’élever jusqu’au vouloir, et si j’attribue ainsi au concept de l’aséité une valeur positive, cette rence est connexe à la théorie de Frauenstaedt consistant à nier à la volonté le pouvoir de vouloir, et me rapproche plus que lui du point de vue de Schopenhauer. Mais ici on se demande comment Frauenstaedt, en changeant ainsi les fondements métaphysiques de l’éthique de Schopenhauer, a résolu le problème pratique fondamental de la métaphysique. Il est évident qu’il a complètement échoué dans cette solution, parce qu’il n’a pas renoncé à une fausse doctrine de Schopenhauer liée inséparablement à une autre rejetée par lui-même et qu’il devait donc répudier également. Je veux parler de cette assertion que la responsabilité morale intérieure (qu’il ne faut pas confondre avec la responsabilité extérieure, envers les lois de l’état et le tribunal de l’opinion publique) repose sur la liberté de la volonté indéterministe, subsiste et tombe avec elle.

Schopenhauer pouvait s’adonner à cette illusion, puisqu’il croyait à la liberté indéterministe transcendantale de l’individu (en contradiction avec son monisme), mais Frauenstaedt devait reconnaître que la responsabilité morale intérieure est un fait indiscutable de la conscience morale, et que lui donner pour fondement la liberté transcendantale, c’était nécessairement s’exposer à se tromper, du moment où la liberté transcendantale était reconnue être une erreur. Au lieu de cela, il s’attache fermement à cette erreur métaphysique et en tire la conséquence que la responsabilité morale intérieure de l’individu est une illusion sans fondement. Ainsi il mine les bases de la morale, car s’il maintient au caractère la faculté de s’améliorer, il enlève toute possibilité de travailler à cette amélioration par une discipline sérieuse et morale, sous le stimulant d’une impulsion morale intérieure. Sans doute le jugement moral subsiste encore, mais il perd toute valeur pratique, toute influence réelle, car si on supprime le sentiment de la responsabilité, nous cessons de nous faire le reproche intérieur de n’avoir pas mieux agi et nous ne nous sentons plus poussés à accomplir nos obligations morales. Frauenstaedt a heureusement rompu avec tous les préjugés de l’indéterminisme ; un seul lui est resté et celui-là a suffi pour le mettre dans l’impossibilité de résoudre le problème moral. Et cependant il aurait dû lui venir à l’esprit de rechercher, à la lumière delà critique, si réellement la responsabilité reposait uniquement sur la liberté indéterministe qui présuppose l’aséité. Probablement il aurait alors trouvé, comme moi[4], que les formes de la liberté intérieure subsistant sur le terrain du déterminisme suffisent parfaitement dans leur ensemble pour servir de base psychologiques au sentiment de la responsabilité, et qu’attribuer la responsabilité de tout ce qui arrive à la volonté une et universelle, en sa qualité d’unique sujet responsable, est un abus transcendant de concepts ayant seulement de la valeur et un sens intelligible dans la sphère de l’individuation, c’est-à-dire des phénomènes objectifs.

Enfin il faut remarquer que Frauenstaedt, tout en soutenant sans restriction l’opinion que la pitié est l’unique fondement de la morale (41e lettre), ne nous a pas donné une appréciation historique impartiale sur le& travaux de Schopenhauer dans le domaine de l’éthique, et montre trop qu’il n’ose pas porter sa vue au-delà de l’horizon tracé par son maître. En ressuscitant la morale du sentiment de la philosophie écossaise, Schopenhauer a créé en Allemagne un contre-poids solide et utile au rationalisme de l’éthique kantienne, ennemie du sentiment : voilà son principal mérite dans cette question. Herbart avait déjà tenté un essai de ce genre dans sa Morale du goût. Mais de même qu’une réaction légitime dépasse souvent son but, de même Schopenhauer ne se contenta pas de défendre les droits de la morale du sentiment contre le rigorisme exclusif de la morale kantienne de la raison pure, mais il voulut de son côté présenter la morale du sentiment comme la seule légitime et la morale de la raison pure comme une aberration. En réalité, voici l’état de la situation. L’unité résultant de la morale de la raison pure, de celle du sentiment et de celle du goût, comprend toute l’étendue des principes moraux subjectifs. Mais parmi ces trois morales celle de la raison pure est la plus élevée et la plus solide, celle du sentiment est la plus puissante et la plus profonde, et celle du goût la plus délicate et la plus raffinée. Schopenhauer a fait entrer comme complément indispensable dans sa morale du sentiment les principes résultant de la morale de la raison pure, sans avouer l’existence indépendante et l’hétérogénéité de leurs sources, ainsi que l’impossibilité de les faire dériver toutes deux du sentiment. Frauenstaedt s’efforce en vain de le défendre contre le juste reproche d’inconséquence que lui adresse Lange. Schopenhauer commet encore une seconde faute en limitant le vaste domaine de la morale du sentiment à la seule pitié, dont il n’est pas nécessaire de méconnaître l’importance relative, quand même on lui assignerait une place subordonnée dans la morale du sentiment. Frauenstaedt n’a pas osé s’élever jusqu’à une critique objective de son maître ; d’un autre côté, il ne semble pas avoir suffisamment fait ressortir que l’impérissable et le plus grand mérite de cette morale, est d’avoir posé avec plus de force qu’aucune doctrine précédente la métaphysique comme base de la morale, et d’avoir proclamé l’unité substantielle de tous les individus comme le seul et véritable principe (métaphysique) de la morale, tandis que la sympathie n’est qu’un des nombreux rayons à travers lesquels cette vérité métaphysique va éclairer la sphère de la conscience enveloppée par le voile de Maya.


XV. — Conclusion.

Si nous jetons un regard sur les considérations émises, nous verrons que Frauenstaedt reconnaît la nécessité de changements profonds et essentiels dans le système de son maître, afin de le soutenir en face de la critique. En particulier, il ne peut, s’empêcher d’admettre avec les adversaires de Schopenhauer qu’il y a contradiction entre l’idéalisme subjectif et les autres parties du système. Il en conclut avec raison qu’il faut le remplacer par son contraire, mais il a tort de prétendre que Schopenhauer ait déjà entrepris une pareille transformation du système, tel qu’il est exposé dans son ouvrage principal. Cette transformation doit changer en leur contraire tous les éléments basés sur l’idéalisme subjectif et peut seulement s’abstenir de toucher à ceux de ces éléments qui sont, déjà en contradiction avec cet idéalisme. Frauenstaedt n’a pas réussi à supprimer partout les conséquences fausses de l’idéalisme subjectif (par exemple dans le matérialisme) et à pousser sérieusement jusqu’à leurs dernières limites les conséquences inévitables du réalisme transcendantal. Il a échoué dans cette tentative, même là où Schopenhauer avait déjà montré certaines tendances réalistes (par exemple dans la limitation par le temps du processus réel du monde et du vouloir).

D’un autre côté la contradiction de l’idéalisme subjectif avec les autres parties principales du système ne peut pas encore être regardée comme une preuve qu’il est insoutenable ; il se pourrait que ce point de départ de la philosophie de Schopenhauer fût seul logique et que tout ce qui lui est contradictoire fût dénué de vérité. En fait, cette opinion est soutenue par des kantiens, tels que Cohen et F. A. Lange, et les adversaires de ces derniers ne doivent pas se dissimuler qu’ils sont en opposition non-seulement avec le point de vue systématique de Schopenhauer mais encore avec l’autorité de Kant. D’après cela, on pourrait attendre à bon droit de la part d’un successeur réaliste de Kant et de Schopenhauer, une exposition des motifs justifiant le rejet de l’idéalisme transcendantal de ces deux philosophes[5]. On chercherait en vain dans Bahnsen ou dans Frauenstaedt un essai de ce genre. Ils croient même inutile l’un et l’autre de renvoyer au moins le lecteur à d’autres écrits qui se proposent la solution de ce problème, quoiqu’ils aient eu nécessairement conscience de l’opposition de leurs vues avec le courant kantien qui domine parmi les philosophes contemporains.

L’impression générale laissée par la transformation de Frauenstaedt est qu’elle s’éloigne considérablement de la forme historique du système de Schopenhauer (plus que l’idéalisme transcendantal de Schelling ne s’écarte de la théorie de la science de Fichte ou le panlogisme de Hegel de la philosophie de l’identité de Schelling) et qu’elle se rapproche davantage de la Philosophie de l’inconscient. Partout où Frauenstaedt s’est rattaché plus étroitement que moi à la doctrine de Schopenhauer, il s’agit, comme je crois l’avoir démontré, d’inconséquences provenant de ce qu’il n’est pas allé jusqu’au bout, quand il rejetait les principes du maître, de coquilles d’œufs restées collées au dos du poulet éclos, mais étrangères à la vie en dehors de l’œuf. Partout, au contraire, où il s’éloigne de Schopenhauer plus que je ne l’ai fait dans la Philosophie de l’inconscient, cet écart n’est pas une conséquence des principes qu’il a adoptés (quelquefois même il est en contradiction avec ces derniers) et il ne s’appuie pas d’ailleurs sur des motifs suffisants. Pour les idées fondamentales, Frauenstaedt reconnaît la nécessité des modifications que j’ai déjà développées dans leur enchaînement dans la Philosophie de l’inconscient. Quant à l’exécution de ces modifications principales, je crois être resté plus fidèle à la logique que mon contradicteur, et avoir évité avec soin toute déviation non motivée du système de Schopenhauer. Ainsi quoique mon développement de la philosophie de Schopenhauer s’accorde avec la transformation de Frauenstaedt, quant aux idées métaphysiques fondamentales, je ne puis m’empêcher de penser que je me suis montré non-seulement plus logique que lui, mais encore plus fidèle à l’esprit de la philosophie de Schopenhauer dans les conséquences tirées de ces principes communs. En ce sens, j’ai tout lieu d’être reconnaissant au champion distingué de la philosophie de Schopenhauer pour la publication de ses Nouvelles lettres. Celles-ci sont en effet une confirmation précieuse, tantôt directe, tantôt indirecte, de ce fait que j’ai suivi dans la Philosophie de l’inconscient sur tous les points essentiels la voie juste pour le développement de la philosophie de Schopenhauer.

E. de Hartmann.
  1. Voir le n° du 1er juin.
  2. Voyez : Le monde comme volonté et représentation, i, p. 473 et suiv.
  3. Le matérialisme distingue dans la matière : la force et le Stoff ; c’est pourquoi j’ai choisi de préférence cette expression Stoff pour désigner la partie opposée à la force dans la matière, tandis que Schopenhauer désigne précisément par Stoff la matière concrète, y comprenant les forces.
  4. Comparez mon traité « La liberté morale, » Atheneum (1876), nos 1 et suiv. La Philosophie de l’Inconscient ne pouvait pas, à cause de l’abondance des matières, offrir des indications suffisantes sur les questions de la morale.
  5. J’ai essayé cette justification dans mes : Fondements critiques du réalisme transcendantal (2e édit. Berlin, 1875), et pour compléter je l’ai fait suivre d’une étude sur le réalisme de la connaissance théorique de J. -J. de Kirchmann.