Aller au contenu

Seconde Patrie/III

La bibliothèque libre.
Magasin d'éducation et de récréation (p. 38-57).
◄  II.
IV.  ►

III

La corvette anglaise Licorne, — Les coups de canon entendus- — Arrivée de la pinasse. — La famille Zermatt. — La famille Wolston. — Projets de séparation. — Échanges divers. — Les adieux. — Départ de la corvette.

La Licorne, petite corvette de dix canons, portant le pavillon britannique, était en cours de navigation, allant de Sydney (Australie) au cap de Bonne-Espérance. Le commandant, lieutenant Littlestone, avait sous ses ordres un équipage d’une soixantaine d’hommes. Si, d’habitude, un navire de guerre ne prend pas de passagers, la Licorne avait eu l’autorisation d’embarquer une famille anglaise, dont le chef, pour raison de santé, était obligé de revenir en Europe. Cette famille se composait de M. Wolston, mécanicien-constructeur, de sa femme, Merry Wolston, de ses deux filles, Annah et Doll, âgées l’une de dix-sept ans, l’autre de quatorze. Elle comprenait, en outre, un fils, James Wolston, qui habitait alors Capetown avec sa femme et son enfant.

Au mois de juillet 1816, la Licorne avait quitté le port de Sydney, et, après avoir longé la côte méridionale de l’Australie, s’était dirigée vers le nord-est de l’océan Indien.

Au cours de cette traversée, par ordre de l’Amirauté, le lieutenant Littlestone devait croiser sous ces latitudes et rechercher, soit à la côte occidentale de l’Australie, soit dans les îles voisines, s’il existait quelques survivants de la Dorcas dont aucune nouvelle n’était venue depuis trente mois. On ne connaissait pas exactement le lieu du naufrage, bien qu’il n’y eût aucun doute sur la catastrophe, puisque le second maître et trois hommes de ce bâtiment, recueillis en mer, avaient été ramenés à Sydney, seuls de ceux que portait la grande chaloupe. Quant au capitaine Greenfield, aux matelots, aux passagers, — entre autres la fille du colonel Montrose, — il eût été difficile de conserver quelque espoir de les retrouver, après le récit du naufrage fait par le second maître. Cependant le gouvernement de la Grande-Bretagne avait voulu que d’autres recherches fussent effectuées aussi bien dans l’est de l’océan Indien qu’aux approches de la mer de Timor. Là, les îles sont nombreuses, peu fréquentées des navires de commerce, et il convenait de visiter celles qui avoisinaient les parages où s’était probablement perdue la Dorcas. En conséquence, dès qu’elle eut doublé le cap Lœuwin à l’extrémité sud-ouest de l’Australie, la Licorne s’était portée au nord. Après avoir inutilement relâché dans quelques-unes des îles de la Sonde, elle avait repris la route du Cap. C’est alors que, très éprouvée par de violentes tempêtes, elle dut lutter pendant une semaine, non sans faire d’assez graves avaries, et fut contrainte de chercher un point de relâche afin de se réparer.

Le 8 octobre, les vigies signalèrent en direction du sud une terre, — vraisemblablement une île, — dont les cartes les plus récentes n’indiquaient point le gisement. Le lieutenant Littlestone, ayant gouverné sur cette terre, trouva un refuge au fond d’une baie de l’est, très abritée des mauvais vents, et qui offrait un excellent mouillage.

L’équipage se mit aussitôt au travail. Quelques tentes furent dressées sur la grève au pied de la falaise. On organisa un campement, en prenant toutes les mesures que commandait la prudence. Il se pouvait que cette côte fût habitée ou fréquentée par des sauvages, et l’on sait que les naturels de l’océan Indien jouissent d’une détestable réputation très justifiée.

Or, la Licorne était depuis deux jours en relâche, lorsque, dans la matinée du 10 octobre, l’attention du commandant et de l’équipage fut attirée par une double détonation qui venait de l’ouest. Cette double détonation méritait une réponse, et la Licorne répondit par une salve de trois coups de canon que tira la batterie de bâbord.

Le lieutenant Littlestone n’avait plus qu’à attendre. Son navire, étant en réparation, n’aurait pu appareiller pour sortir de la baie et doubler la pointe du nord- est. Il s’en fallait de quelques jours qu’il fût en état de prendre la mer. Dans tous les cas, il ne doutait pas que les détonations de la corvette eussent été entendues, puisque le vent venait du large, et il regardait comme probable la prochaine arrivée d’un navire en vue de la baie.

Des vigies furent donc placées dans la mâture. Le soir, aucune voile n’avait encore apparu. La mer était déserte au nord, — déserte également cette étendue du littoral que limitait la courbure de la baie. Quant à mettre à terre un détachement, à l’envoyer en reconnaissance, le lieutenant Littlestone s’y refusa par prudence, ne se souciant pas de l’exposer à quelque mauvaise rencontre. D’ailleurs, les circonstances ne l’exigeaient pas impérieusement. Dès que la Licorne serait en mesure de quitter son mouillage, elle suivrait les contours de cette terre, dont on venait de relever le gisement avec une grande exactitude, — soit 19° 30’ de latitude et 114° 5’ de longitude à l’est du méridien de cette île de Fer, qui appartient au groupe des Canaries de l’océan Atlantique. Il n’était pas douteux que ce fut une île, car il n’existe aucun continent en cette partie de l’océan Indien.

Trois jours s’écoulèrent, rien de nouveau. Il est vrai, une violente tempête s’était élevée, qui troubla profondément l’espace, tout en laissant la Licorne en sûreté sous l’abri de la côte. Le 13 octobre, plusieurs décharges d’artillerie retentirent dans la même direction que les premières.

À cette salve, dont chaque coup était sépare par un intervalle de deux minutes, la Licorne répondit par sept coups séparés avec le même intervalle de temps. Comme ces nouvelles détonations ne parurent pas être plus rapprochées que les précédentes, le commandant en conclut que le bâtiment d’où elles partaient ne devait pas avoir changé de place.

Ce jour-là, vers quatre heures de l’après-midi, le lieutenant Littlestone, en se promenant sur la dunette, sa longue-vue aux yeux, aperçut une petite embarcation. Montée par deux hommes, elle se glissait entre les roches en retour du promontoire. Ces hommes, noirs de peau, ne pouvaient être que des naturels de race malaise ou australienne. Leur présence démontrait donc que cette partie de la côte était habitée. Aussi des mesures furent-elles prises en prévision d’une attaque, toujours à craindre en ces parages de l’océan Indien.

Cependant le canot s’approchait, — une sorte de kaïak. On le laissa venir. Mais, lorsqu’il ne fut plus qu’à trois encablures de la corvette, les deux sauvages firent entendre un langage absolument incompréhensible.

Le lieutenant Littlestone et ses officiers agitèrent leurs mouchoirs, ils levèrent la main pour indiquer qu’ils étaient sans armes. Le kaïak ne parut pas disposé à s’avancer davantage. Un instant après, il s’éloignait rapidement et disparaissait derrière le promontoire.

La nuit étant close, le lieutenant Littlestone consulta ses officiers sur l’opportunité qu’il y aurait d’envoyer la grande chaloupe reconnaître la côte septentrionale. En effet, la situation voulait être éclaircie. Ce n’étaient point des indigènes qui avaient tiré les coups de canon entendus dans la matinée. On ne pouvait mettre en doute qu’il n’y eût à l’ouest de l’île un navire peut-être en détresse et qui demandait du secours.

Il fut donc décidé qu’une reconnaissance serait effectuée le lendemain en cette direction, et la chaloupe allait être mise à la mer à neuf heures du matin, lorsque le lieutenant Littlestone arrêta la manœuvre.

À la pointe du cap venait d’apparaître non plus un kaïak ni une de ces pirogues dont les naturels font usage, mais un léger bâtiment, de construction moderne, une pinasse d’une quinzaine de tonneaux. Dès qu’elle se fut approchée de la Licorne, elle hissa un pavillon blanc et rouge.

Quelle surprise éprouvèrent le commandant les officiers, l’équipage de la corvette, quand ils virent un canot se détacher de la pinasse, drapeau blanc arboré à l’arrière en signe d’amitié, et se diriger vers la corvette !

Deux hommes montèrent à bord de la Licorne et se firent connaître. C’étaient des Suisses, Jean Zermatt et son fils aîné Fritz, les naufragés du navire Landlord dont on n’avait plus jamais eu de nouvelles.

Les Anglais ne ménagèrent pas leurs démonstrations cordiales au père et au fils. Puis, à la proposition que tous deux firent au lieutenant Littlestone de venir à bord de la pinasse, celui-ci répondit avec empressement

Qu’on ne s’étonne pas si M. Zermatt éprouvait quelque orgueil à présenter au commandant de la Licorne d’abord si vaillante compagne, puis ses trois autres fils. On ne put qu’admirer leur mine résolue, leur figure intelligente, leur belle santé. Toute cette superbe famille faisait plaisir à voir. Jenny fut présentée ensuite au lieutenant Littlestone.

« Mais quelle est cette terre où vous vivez depuis douze ans, monsieur Zermatt ?… demanda-t-il.

— Nous l’avons nommée Nouvelle-Suisse, répondit M. Zermatt, un nom qu’elle conservera, j’espère

— Est-ce une île, commandant ?… demanda Fritz. — Oui… une île de l’océan Indien, qui n’était pas indiquée sur les cartes.

— Nous ignorions que ce fût une île, fit observer Ernest, car, dans la crainte de quelque mauvaise rencontre, nous ne l’avons jamais parcourue.

— Vous avez eu raison, puisque nous avons aperçu des indigènes… répondit le lieutenant

— Des indigènes ?… répliqua Fritz, qui ne cacha point son étonnement.

— Sans doute, affirma le commandant. Hier… dans une sorte de pirogue… ou plutôt un kaïak…

— Ces indigènes n’étaient autres que mon frère et moi, répondit Jack en riant. Nous avions noirci notre figure et nos bras, afin de passer pour des sauvages…

— Et pourquoi ce déguisement ?…

— Parce que nous ne savions pas à qui nous avions affaire, commandant, et votre navire pouvait être un navire de pirates !

— Oh ! dit le lieutenant Littlestone, un bâtiment de Sa Majesté le roi George III !…

— J’en conviens volontiers, répondit Fritz, mais il nous a paru préférable de regagner notre habitation de Felsenheim afin de revenir tous ensemble.

— J’ajoute, reprit M. Zermatt, que nous l’aurions fait dès le jour même. Fritz et Jack avaient remarqué que votre corvette était en réparation, et nous étions assurés de la retrouver au fond de cette baie... »

Maintenant, quel fut le bonheur de Jenny lorsque le commandant lui apprit que le nom du colonel Montrose lui était connu. Et même avant le départ de la Licorne pour la mer des Indes, les journaux avaient annoncé l’arrivé du colonel à Portsmouth, puis à Londres. Mais, depuis cette époque, comme la nouvelle s’était répandue que les passagers et l’équipage de la Dorcas avaient péri, — moins le second maître et les trois matelots débarqués à Sydney, on juge de quel désespoir fut saisi le malheureux père à la pensée que sa fille avait trouvé la mort dans cette catastrophe. Ce chagrin ne pourrait être égalé que par sa joie, lorsqu’il apprendrait que Jenny avait survécu au naufrage de la Dorcas.

Cependant la pinasse se préparait à regagner la baie du Salut, où M. et Mme Zermatt comptaient offrir l’hospitalité au lieutenant Littlestone. Toutefois celui-ci voulut les retenir jusqu’à la fin de la journée. Puis, comme ils acceptèrent de passer la nuit dans la baie, on fit dresser trois tentes au pied des roches, l’une pour les quatre fils, l’autre pour le père et la mère, la troisième pour Jenny Montrose. Et alors l’histoire de la famille Zermatt put être racontée avec détail depuis son débarquement sur cette terre de la Nouvelle- Suisse. On ne sera pas surpris si le commandant et ses officiers exprimèrent le désir d’aller visiter les aménagements de la petite colonie, les confortables installations de Felsenheim et de Falkenhorst.

Après un excellent repas qui fut servi à bord de la Licorne, M. et Mme Zermatt, leurs quatre fils et Jenny prirent congé du lieutenant Littlestone, et allèrent s’abriter sous les tentes au fond de la baie.

Et, lorsqu’il fut seul avec sa femme, voici ce que M. Zermatt crut devoir lui dire :

« Ma chère Betsie, une occasion nous est offerte de revenir en Europe, de revoir nos compatriotes et nos amis… Mais il faut réfléchir que notre situation est changée maintenant… La Nouvelle-Suisse n’est plus une île inconnue… D’autres navires ne tarderont pas à y relâcher…

— Où veux-tu en venir?… demanda Mme Zermatt.

— À décider si nous devons ou non mettre cette occasion à profit?…

— Mon ami, répondit Betsie, depuis hier, j’ai bien réfléchi, et voici le résultat de mes réflexions : Pourquoi quitter cette terre où nous sommes si heureux ?… Pourquoi vouloir renouer des relations que le temps et l’absence ont dû briser complètement ?… Ne sommes-nous pas déjà arrivés à un âge où l’on aspire trop volontiers après le repos pour courir les chances d’une longue traversée ?…

— Ah! chère femme, s’écria M. Zermatt, en embrassant Betsie, tu m’as compris !… Oui !… ce serait presque de l’ingratitude envers la Providence que d’abandonner notre Nouvelle-Suisse !… Mais il ne s’agit pas de nous seulement… Nos enfants…

— Nos enfants ?… répondit Betsie. Qu’ils tiennent à retourner dans leur patrie, je le comprends… Ils sont jeunes… ils ont l’avenir pour eux… et bien que leur absence doive nous causer un gros chagrin, il convient de les laisser libres…

— Tu as raison, Betsie, et là-dessus je pense comme toi…

— Que nos fils s’embarquent sur la Licorne, mon ami… S’ils partent, ils reviendront…

— Et puis, songeons à Jenny, dit M. Zermatt. Nous ne pouvons oublier que son père, le colonel Montrose, est de retour en Angleterre depuis deux ans… que depuis deux ans il la pleure… Ce n’est que trop naturel qu’elle veuille revoir son père…

— Et ce ne sera pas sans en éprouver grande tristesse que nous verrons partir celle qui est devenue notre fille… répondit Betsie. Fritz a pour elle une affection profonde… affection qui est partagée !… Mais nous ne pouvons disposer de Jenny. »

M. et Mme Zermatt causèrent longuement de toutes ces choses. Ils comprenaient bien les conséquences qu’entraînait le changement survenu dans leur situation, et le sommeil ne leur vint qu’à une heure très avancée de la nuit.

Le lendemain, — après avoir quitté la baie, doublé le cap de l’Est et donné dans la baie du Salut, la pinasse débarquait le lieutenant Littlestone, deux de ses officiers, la famille Zermatl et la famille Wolston à l’embouchure du ruisseau des Chacals.

Les Anglais éprouvèrent le même sentiment d’admiration et de surprise qu’avait éprouvé Jenny Montrose, en visitant pour la première fois Felsenheim. M. Zermatt reçut ses hôtes dans l’habitation d’hiver, en attendant qu’il leur fit visiter le château de Falkenhorst, la villa de Prospect-Hill, les métairies de Waldegg et de Zuckertop, et l’ermitage d’Eberfurt. Le lieutenant Littlestone et ses officiers ne pourraient qu’admirer la prospérité de cette Terre-Promise due au courage, à l’intelligence, à la commune entente d’une famille de naufragés pendant onze ans d’abandon sur cette île ? Aussi, à la fin du repas qui leur fut servi dans la grande salle de Felsenheim, ne manquèrent-ils pas de boire en l’honneur des colons de la Nouvelle-Suisse.

Pendant cette journée, M. Wolston, sa femme et ses deux filles eurent l’occasion de se lier plus intimement avec M. et M me Zermatt. Qu’on ne s’étonne donc pas si, le soir venu, avant de se séparer, M. Wolston, auquel son état de santé imposait un séjour de quelques semaines à terre, prit la parole et dit :

« Monsieur Zermatt, m’autorisez-vous à parler en toute confiance et toute sincérité?…

— Assurément…

— L’existence que vous menez sur cette île ne pourrait que me plaire, dit M. Wolston… Il me semble que je me sens déjà mieux au milieu de cette belle nature, et je m’estimerais heureux de vivre dans un coin de votre Terre-Promise, si, toutefois, vous vouliez y donner votre consentement…

— N’en doutez pas, monsieur Wolston ! répondit avec empressement M. Zermatt. Ma femme et moi, nous serons enchantés de vous admettre dans notre petite colonie, de vous y faire votre part de bonheur… D’ailleurs, en ce qui nous concerne tous les deux, nous avons pris la résolution de finir nos jours sur la Nouvelle-Suisse, qui est devenue notre seconde patrie, et notre intention est de ne jamais la quitter…

— Hurrah pour la Nouvelle-Suisse !… » s’écrièrent joyeusement les convives.

Et ils vidèrent en son honneur leurs verres remplis de ce vin des Canaries que Mme Zermatt substituait au vin indigène dans les grandes occasions.

« Et vivent ceux qui veulent y demeurer quand même !… » ajoutèrent Ernest et Jack.

Fritz n’avait pas prononcé une parole, Jenny se taisait et baissait la tête.

Puis, lorsque les visiteurs furent partis dans le grand canot de la Licorne qui était venu les prendre, lorsque Fritz se trouva seul avec sa mère, il l’embrassa sans oser parler.

En la voyant si affectée à la pensée que son fils aîné songeait à partir :

« Non… mère…, s’écria-t-il en s’agenouillant devant elle, non !… je ne m’en irai pas !… »

Et Jenny, qui les rejoignit alors, de répéter en se jetant dans les bras de Mme Zermatt :

« Pardon… pardon… si je vais vous faire de la peine… moi qui vous aime comme ma mère !… Mais… là-bas… mon père… m’est-il permis d’hésiter ?… »

M mc Zermatt et Jenny restèrent ensemble. Et, lorsque leur conversation eut pris fin, il sembla que Betsie fût presque résignée à une séparation.

M. Zermatt et Fritz rentrèrent en ce moment, et Jenny, s’ adressant à M. Zermatt :

« Mon père, dit-elle, — c’était la première fois qu’elle lui donnait ce nom, — bénissez-moi comme ma mère vient de me bénir !… Laissez-moi… laissez-nous partir pour l’Europe !… Vos enfants vous reviendront, et ne craignez pas que rien puisse jamais les séparer de vous !… Le colonel Montrose est un homme de cœur, qui voudra payer la dette de sa fille !… Que Fritz vienne le trouver en Angleterre !… Confiez-nous l’un à l’autre !… Votre fils vous répond de moi comme je vous réponds de lui !… »

Finalement, voici ce qui lut convenu après approbation du commandant de la Licorne. Le débarquement de la famille Wolston allait laisser des places libres à bord de la corvette. Fritz, François et Jenny s’y embarqueraient en compagnie de Doll, la plus jeune des demoiselles Wolston. Elle irait rejoindre à Capetown son frère qu’elle ramènerait à la Nouvelle-Suisse avec sa femme et son enfant. Quant à Ernest et Jack, ils entendaient ne point quitter leurs parents.

En ce qui concerne le lieutenant Littlestone, la mission dont il avait été chargé était remplie, d’abord parce qu’il avait retrouvé Jenny Montrose, seule survivante des passagers de la Dorcas, ensuite parce que cette île de la Nouvelle-Suisse offrait un excellent point de relâche dans l’océan Indien. Or, comme M. Zermatt, qui la possédait en sa qualité de premier occupant, désirait l’offrir à la Grande-Bretagne, le lieutenant Littlestone promit de mener à bien cette affaire et de rapporter l’acceptation du gouvernement britannique.

Il était donc à supposer que la Licorne reviendrait en prendre possession. Elle y reconduirait Fritz, François, Jenny Montrose, puis embarquerait, à Capetown, James Wolston, sa sœur Doll, sa femme et son enfant. En ce qui concerne Fritz, il se munirait, d’accord avec M. et Mme Zermatt, des papiers nécessaires pour son mariage, — mariage que le colonel Montrose serait heureux d’approuver, — et on ne doutait même pas qu’il ne voulût accompagner les jeunes époux à la Nouvelle-Suisse.

Oui, tout cela était convenu. Mais, enfin, ce ne serait pas sans un brisement de cœur, que les membres de la famille Zermatt se sépareraient pour quelque temps. Il est vrai, au retour de Fritz, de François, de Jenny, de son père, et peut-être de quelques colons qui auraient demandé à les suivre, il n’y aurait que du bonheur à attendre, — un bonheur que rien ne troublerait plus, et quel, avenir de prospérité pour la colonie !

On s’occupa aussitôt du départ. Quelques jours encore, et la Licorne serait prête à sortir de cette baie du littoral est à laquelle fut donne son nom. Des que le gréement aurait été remis en place, la corvette reprendrait la mer et se dirigerait vers le cap de Bonne-Espérance.

On ne s’étonnera pas que Jenny voulût emporter ou plutôt apporter au colonel Montrose les quelques objets qu’elle avait fabriqués de ses propres mains sur la Roche-Fumante. Chacun d’eux ne lui rappelait-il pas cette existence si courageusement supportée pendant plus de deux ans de solitude !… Aussi Fritz se chargea-t-il de ces objets sur lesquels il veillerait comme sur un trésor.

M. Zermatt confia à ses deux fils tout ce qui offrait une valeur marchande et pouvait être converti en argent sur les marchés de l’Angleterre, les perles recueillies en quantité et qui produiraient une somme considérable, le corail pêché le long des îlots de la baie des Nautiles, les noix muscades, les gousses de vanille dont on remplit plusieurs sacs. Avec l’argent de la vente de ces divers produits, Fritz achèterait le matériel nécessaire à la colonie, — matériel qui serait embarqué sur le premier navire où les futurs colons prendraient passage avec leur pacotille. En effet, cela constituerait une cargaison assez importante pour exiger un bâtiment de plusieurs centaines de tonneaux.

D’autre part, M. Zermatt fit certains échanges avec le lieutenant Littlestone. Il se procura ainsi plusieurs fûts d’eau-de-vie et de vin, des vêtements, du linge, des munitions, une douzaine de barils de poudre, de balles, de plomb et de boulets. Puisque la Nouvelle-Suisse suffisait aux besoins de ses habitants, il importait surtout d’assurer le service des armes à feu. Il le fallait, non seulement pour la chasse, mais aussi en vue de la défensive, dans le cas, très improbable d’ailleurs, où les colons seraient attaqués par des pirates ou même par des indigènes, si quelques tribus occupaient la partie non reconnue au delà des montagnes du sud.

En même temps, le commandant de la Licorne se chargea de remettre, aux familles des passagers qui avaient péri. les valeurs et les bijoux recueillis à bord du Landlord. Il s’agissait là de plusieurs milliers de piastres, colliers, bagues, montres d’or et d’argent, tout un stock de ces précieuses inutilités du luxe européen. Indépendamment de leur prix vénal, ces objets devaient avoir celui du souvenir pour les parents des naufragés… Quant au journal de sa vie que M. Zermatt avait tenu chaque jour au courant, Fritz devait le publier en Angleterre, afin d’assurer la place à laquelle avait droit la Nouvelle-Suisse dans la nomenclature géographique[1].

Ces préparatifs furent achevés la veille du départ. Toutes les heures que ses travaux lui laissaient, le lieutenant Littlestone les avait passées dans l’intimité de la famille Zermatt. On espérait bien que dans moins d’un an, après avoir relâché au Cap, après avoir reçu à Londres les ordres de l’Amirauté relativement à la colonie, il reviendrait prendre possession officielle de celle-ci au nom de la Grande-Bretagne. Au retour de la Licorne, la famille Zermatt serait à jamais réunie.

Enfin arriva le 19 octobre.

Dès la veille, la corvette, qui avait quitté la baie de la Licorne, était venue jeter l’ancre à une encablure de l’îlot du Requin.

Triste journée pour M. et Mme Zermatt, pour Ernest et Jack, desquels Fritz, François et Jenny allaient se séparer le lendemain, comme elle le fut pour M. et Mme Wolston, puisque leu fille Doll partait aussi. Il n’aurait pas fallu demander à tous ces braves cœurs une fermeté au-dessus de leurs forces, et comment au raient-ils pu retenir leurs larmes ?…

M. Zermatt essaya de dissimuler son attendrissement, mais il n’y réussit guère. Quant à Betsie et à Jenny, elles pleurèrent dans les bras l’une de l’autre, — larmes de mère et de fille. Au petit jour, la chaloupe conduisit les passagers à l’îlot du Requin. M. et Mme Zermatt, Ernest et Jack, M. et Mme Wolston et leur fille aînée les accompagnaient.

Ce fut là, sur cet îlot, à l’entrée de la baie du Salut, que s’échangèrent les derniers adieux, tandis que la chaloupe ralliait la corvette avec les bagages. On s’embrassa, on se serra dans une longue étreinte. Il ne pouvait être question de s’écrire, puisqu’aucun moyen de correspondance n’existait entre l’Angleterre et la Nouvelle-Suisse. Non ! on ne parla que de se revoir, de revenir le plus vite possible, de reprendre la vie commune…

Puis le grand canot de la Licorne embarqua Jenny Montrose, Doll Wolston confiée à ses soins, Fritz et François, et il les conduisit à bord.

Une demi-heure après, la Licorne levait l’ancre, et, par une belle brise de nord-est, tout dessus, elle se dirigeait vers la haute mer, après avoir salué de trois coups de canon le pavillon de la Nouvelle-Suisse.

À ces trois coups répondirent ceux de la batterie de l’îlot du Requin, tirés par Ernest et Jack.

Une heure plus tard, les hautes voiles de la corvette avaient disparu derrière les dernières roches du cap de l’Espoir-Trompé.

  1. C’est ce journal qui a paru sous le titre du Robinson Suisse.