Seconde Patrie/VI

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 103-125).
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VI

Après le départ. — Ce qui était connu de la Nouvelle-Suisse. — La famille Wolston. — Projets de nouvelles installations. — Établissement d’un canal entre le ruisseau des Chacals et le lac des Cygnes. — Fin de l’année 1816.

Pendant les premiers jours qui suivirent le départ de la Licorne, une profonde tristesse régna à Felsenheim. Comment en eût-il été autrement ? Il semblait que la mauvaise fortune se fût abattue sur ce modeste coin de terre, comblé jusqu’alors des faveurs de la Providence ! M. et Mme Zermatt ne se consolaient pas d’avoir laissé partir deux de leurs enfants, résolution qu’il n’eût pas été raisonnable de repousser pourtant, que commandaient les circonstances, et dont rien ne permettait de suspendre ou de retarder l’exécution.

Mais il ne faut pas demander au cœur d’un père et d’une mère plus qu’ils ne peuvent donner. Fritz, ce hardi jeune homme, n’était plus là, Fritz, le vaillant bras de cette famille qui voyait en lui son chef futur. Absent aussi François, qui marchait sur les traces de son ainé.

Restaient, il est vrai, Ernest et Jack. Le premier n’avait cessé de suivre ses goûts pour l’étude, et, grâce à d’excellentes lectures, son instruction était non moins sérieuse que pratique. Le second partageait les instincts de Fritz, la chasse, la pêche, l’équitation, la navigation, et, désireux de pénétrer les derniers secrets de la Nouvelle-Suisse, il remplacerait son frère dans ses aventureuses excursions. Enfin elle n’était plus là, cette charmante et adorée Jenny, dont Betsie regrettait l’absence comme celle d’une fille chérie. Et de voir leurs places vides dans les chambres de Felsenheim, vides à la table commune, vides à la salle où l’on se rencontrait chaque soir, cela brisait le cœur. Il semblait que tous les bonheurs de ce foyer, refroidi par la séparation, se fussent éteints comme un feu que n’anime plus le souffle familial !

Tous reviendraient, sans doute, et on oublierait alors les chagrins du départ, les tristesses de l’absence. Ils reviendraient, et de nouveaux amis avec eux, — le colonel Montrose, qui ni voudrait pas se séparer de sa fille, après lui avoir donné son sauveur pour mari, puis Doll Wolston, son frère James, sa femme et son enfant, qui n’hésiteraient pas à s’installer sur cette terre. Enfin des émigrants ne tarderaient guère à peupler cette lointaine colonie de la Grande-Bretagne.

Oui ! dans un an au plus, un beau jour, au large du cap de l’Espoir-Trompé, apparaîtrait un bâtiment venant de l’ouest, et ce ne serait as pour disparaître vers le nord ou l’est ! Il manœuvrerait de manière à rallier la baie du Salut. Ce serait vraisemblablement la Licorne. D’ailleurs, quel qu’il fût, ce navire ramènerait le colonel Montrose et sa fille, il ramènerait Fritz et François, il ramènerait les enfants de M. et de Mme Wolston !

Ainsi donc la situation avait changé du tout au tout. Les hôtes de cette Nouvelle-Suisse n’étaient plus ces naufragés du Landlord qui avaient trouvé refuge sur une côte inconnue, n’attendant que du hasard un secours qui trop souvent n’arrive jamais. Le gisement de cette terre était maintenant fixé en longitude et en latitude. Le lieutenant Littlestone en possédait es relèvements exacts. Il les communiquerait aux bureaux de l’Amirauté, qui donnerait les ordres nécessaires pour la prise de possession, un quittant la Nouvelle-Suisse, c’était comme an lien de plusieurs milliers de lieues qui se déroulait à l’arrière de la corvette, — un lien qui la rattachait à l’ancien continent et que rien ne pourrait rompre dans l’avenir.

Il est vrai, on ne connaissait encore qu’une partie de sa côte septentrionale, — tout au plus quinze ou seize lieues du littoral compris entre la baie de la Licorne et les parages à l’est de la Roche-Fumante. Ces trois profonde baies du Salut, des Nautiles et des Perles, la pinasse, la chaloupe et le kaïak ne les avaient pas même visitées sur toute leur étendue. Pendant ces onze années, M. Zermatt et ses fils n’avaient guère dépassé le rempart de roches au delà du défilé de Cluse. Ils s’étaient bornés à suivre le thalweg de la vallée de Grünthal sans en franchir les hauteurs opposées…

On remarquera que le départ de la Licorne n’avait point diminué le nombre des hôtes de Felsenheim, grâce à la présence de la famille Wolston.

M. Wolston, alors âgé de quarante-cinq ans était un homme de forte constitution. Affaibli par des fièvres gagnées dans la Nouvelle-Galle du Sud, en Australie, la salubrité du climat de la Nouvelle-Suisse, les soins dont il serait l’objet, ne tarderaient pas à lui rendre la santé Ses connaissances et son expérience de mécanicien-constructeur ne pouvaient qu’être très utiles, et M, Zermatt se proposait bien de le utiliser à des travaux d’amélioration qu’il n’avait pu exécuter jusqu’alors. Cependant, avant tout, on laisserait se rétablir M. Wolston, vers lequel Ernest se sentait attiré par une certain ressemblance de goûts et de caractère.

Mme Merry Wolston était de quelques année plus jeune que Betsie Zermatt. Ces deux femmes devaient se plaire, et leur amitié ne pourrait que s’accroître lorsqu’elles se connaîtraient mieux. Aucune frivolité d’esprit, mêmes instincts d’activité et d’ordre, même affection pour leurs maris et leurs enfants. Les soins du ménage les occuperaient ensemble à Felsenheim, et elles se partageraient la besogne pendant les visites aux métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt et de Zuckertop.

Quant à Annah Wolston, ce n’était plus une fillette à dix-sept ans. Sa santé avait été un peu ébranlée comme celle de son père, et le séjour à la Terre-Promise lui ferait certainement grand bien, en affermissant sa constitution, en rendant des couleurs à ses joues un peu pâlies. Blonde, de jolis traits, une carnation qui recouvrerait promptement sa fraîcheur, le joli regard de ses yeux bleus, son élégante démarche, elle promettait de devenir une fort agréable personne. Quel contraste entre elle et sa sœur, cette pétillante Doll, avec ses quatorze ans, son rire frais et sonore qui aurait empli toutes les chambres de Felsenheim, une brunette toujours chantant, toujours parlant, avec des réparties drôles ! Eh bien, il reviendrait, cet oiseau envolé, après quelques mois trop longs sans doute, et son gazouillement recommencerait à réjouir tout ce petit monde !

Du reste, il importait de procéder à l’agrandissement de Felsenheim. Au retour de la Licorne, cette demeure serait insuffisante. À ne compter que le colonel Montrose et Jenny, Fritz et François, James Wolston, sa sœur, sa femme et son enfant, ils n’y pourraient loger ensemble, à moins que certaines parties de la caverne ne reçussent une affectation spéciale de leur usage. Si quelques colons les accompagnaient, il va de soi que de nouvelles habitations devraient être construites. La place ne manquerait ni sur la rive gauche du ruisseau des Chacals ni sur le littoral, en remontant vers la baie des Flamants, ni le long de cette route ombreuse qui allait de Felsenheim à Falkenhorst.

Il y eut là, entre MM. Zermatt et Wolston un sujet d’entretiens très fréquents auxquels Ernest prenait volontiers part, et ses propositions méritaient d’être écoutées.

Pendant ce temps, Jack, chargé à lui seul des fonctions qu’il remplissait autrefois avec son frère aîné, ne cessait de pourvoir aux besoins de l’office. Suivi de ses chiens Braun et Falb, il courait chaque jour les bois et les plaines où abondait le gibier de poil et de plume ; fouillait les marais, où canards et bécassines permettaient de varier le menu quotidien, sans parler du produit des basses-cours. Coco, le chacal de Jack, rivalisait avec les chiens dont était le compagnon habituel dans ces excursions cynégétiques. Le jeune chasseur enfourchait tantôt son onagre Leichtfus, qui justifiait bien son nom de « Pied léger », tantôt l’autruche Brausewind, tantôt le buffle Sturm, qui passait comme un ouragan à travers les futaies. Expresse recommandation était faite à cet audacieux de ne jamais s’aventurer hors des limites de la Terre-Promise, de ne point franchir le défilé de Cluse qui s’ouvrait sur la vallée de Grünthal, où il se fût exposé à quelque rencontre de fauves. Sur les instances de sa mère, il avait dû s’engager à ne pas prolonger son absence au delà de la journée, à revenir pour le repas du soir. Toutefois, bien qu’il l’eût promis, Betsie ne dissimulait pas ses craintes, lorsqu’elle le voyait disparaître avec la rapidité d’une flèche derrière les premiers arbres de Felsenheim.

Ernest, lui, préférait aux exercices de la chasse les tranquilles occupations de la pêche. Il s’installait soit sur les bords du ruisseau des Chacals, soit au pied des roches de la baie des Flamants. Les crustacés, les mollusques, les poissons y abondaient, saumons, harengs, maquereaux, homards, écrevisses, huîtres, moules. Parfois, Annah Wolston se joignait à lui et ce n’était pas pour lui déplaire.

Inutile de dire que la jeune fille ne ménageait pas ses soins au cormoran et au chacal ramenés de la Roche-Fumante. C’était à elle que Jenny les avait confiés avant son départ, et ils étaient en bonnes mains, on peut le croire. À son retour, Jenny retrouverait en florissante santé ces deux fidèles compagnons, auxquels toute liberté était laissée d’aller et de venir dans l’enclos de Felsenheim. Il est vrai, si le cormoran s’accordait avec les hôtes de la basse-cour, le chacal s’entendait peu ou point avec celui de Jack, lequel avait essayé vainement d’en faire deux amis. Ils se montraient jaloux l’un de l’autre, et ne s’épargnaient guère les coups de patte.

« Je renonce à les mettre d’accord, dit-il un jour à Annah, et je vous les abandonne !

– Comptez sur moi, Jack, répondit Annah. Avec un peu de patience, peut-être réussirai-je à leur inspirer de meilleurs sentiments…

– Essayez donc, ma chère Annah, car, entre chacals on devrait être camarades…

– Il me semble aussi. Jack, que votre singe…

– Knips II ?… Oh ! celui-là ne demande qu’à mordre le protégé de Jenny !»

Knips II paraissait en effet mal disposé pour le nouveau venu, et l’entente serait difficile entre ces bêtes, si apprivoisées qu’elles fussent.

Les journées s’écoulaient ainsi. Betsie et Merry n’avaient pas une heure inoccupée. Tandis que Mme Zermatt réparait les vêtements, Mme Wolston, très habile en couture, confectionnait des robes et des jupes, avec les étoffes précieusement conservées depuis le naufrage du Landlord.

Le temps était magnifique, la chaleur encore supportable. La brise venait de terre l’avant-midi, de mer l’après-midi. Les nuits restaient reposantes et fraîches. Cette dernière semaine d’octobre, – avril des latitudes septentrionales, – allait faire place aux semaines de novembre, ce mois du renouveau, ce mois du printemps dans l’autre hémisphère.

Les deux familles ne négligeaient pas de rendre de fréquentes visites aux métairies, tantôt à pied, tantôt dans le chariot traîné par son attelage de buffles. Le plus souvent, Ernest montait l’ânon Rash, et Jack enfourchait l’autruche. M. Wolston se trouvait bien de ces promenades. Les fièvres ne se manifestaient plus que par de rares et légers accès. On allait de Felsenheim à Falkenhorst en suivant cette belle route plantée depuis dix ans, que les châtaigniers, les noyers, les cerisiers, couvraient de leur ombrage. Quelquefois, la halte au château aérien se prolongeait pendant vingt-quatre heures, et quel ravissement, quand, après avoir gravi l’escalier intérieur, ses hôtes débouchaient sur la plate-forme, abritée sous les frondaisons de ce manglier superbe ! Peut-être l’habitation était-elle un peu exiguë à présent ; mais, selon l’opinion de M. Wolston, il ne fallait pas songer à l’agrandir. Et, un jour, M. Zermatt lui répondit :

« Vous avez raison, mon cher Wolston. De demeurer entre les branches d’un arbre, c’était bon pour des Robinsons, préoccupés tout d’abord de chercher un refuge contre les fauves, et c’est ce que nous avons fait dès le début de notre séjour sur l’île. Mais, à l’heure qu’il est, nous sommes des colons… de véritables colons…

– Et d’ailleurs, reprit M. Wolston, il faut prévoir le retour de nos enfants, et nous n’avons pas trop de temps pour mettre Felsenheim en état de les recevoir tous.

– Oui, dit Ernest, et, s’il y a des agrandissements à faire, c’est à Felsenheim… Où pourrions-nous trouver une demeure plus sûre pendant la saison des pluies ?… Je suis de l’avis de M. Wolston, Falkenhorst est devenu insuffisant, et, pendant l’été, je pense qu’il vaudrait mieux s’installer à Waldegg ou à Zuckertop…

– Je préférerais Prospect-Hill, fit observer Mme Zermatt. Il serait facile avec des aménagements complémentaires…

– Excellent projet, mère ! s’écria Jack. À Prospect-Hill, la vue est délicieuse, et s’étend sur la pleine mer jusqu’à la baie du Salut. Cette colline est tout indiquée pour porter une villa…

– Ou un fort, répondit M. Zermatt, un fort qui commanderait cette pointe de l’île…

– Un fort ?… répéta Jack.

– Eh ! mon fils, répondit M. Zermatt, il ne faut pas oublier que la Nouvelle-Suisse va devenir une possession anglaise, que les Anglais auront intérêt à fortifier. La batterie de l’îlot du Requin ne permettrait pas de défendre la future ville qui sera probablement fondée entre la baie des Flamants et Felsenheim. Il me paraît donc indispensable que la colline de Prospect-Hill serve prochainement à l’établissement d’un fort.

– Prospect-Hill… ou, un peu plus en avant, sur le cap de l’Espoir-Trompé, dit alors M. Wolston. Dans ce cas, la villa pourrait être conservée…

– J’aimerais mieux cela… déclara Jack.

– Et moi aussi, ajouta Mme Zermatt. Tâchons de garder ces souvenirs de nos premiers jours, Prospect-Hill comme Falkenhorst… J’aurais grand chagrin à les voir disparaître ! »

Sans doute, le sentiment de Betsie était bien naturel. Mais la situation avait changé. Tant que la Nouvelle-Suisse n’appartenait qu’aux naufragés du Landlord, il n’avait jamais été question de la mettre en état de défense. Lorsqu’elle relèverait de l’Angleterre, avec sa place marquée dans le domaine d’outremer de la Grande-Bretagne, il serait nécessaire d’y établir des batteries de côtes.

En somme, ses premiers occupants pouvaient-ils regretter les conséquences dues à l’arrivée de la Licorne sur les parages de la Nouvelle-Suisse ?…

« Non, conclut M. Zermatt, et laissons l’avenir apporter peu à peu les diverses modifications qu’il comporte. »

Au surplus, d’autres travaux étaient plus pressants que les réfections de Falkenhorst et de Prospect-Hill. L’époque approchait où il faudrait engranger les récoltes, sans parler des soins à donner aux bêtes des enclos de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt et de Zuckertop.

Et, pour le mentionner en passant, lors de leur première visite à l’îlot de la Baleine. MM. Zermatt et Wolston avaient été surpris du nombre de lapins qu’il renfermait. C’est par centaines qu’ils comptèrent ces prolifiques rongeurs. Heureusement, l’îlot produisait assez de plantes herbacées et de racines pour assurer leur nourriture. Aussi, puisque M. Zermatt avait fait don de cet îlot à la fille du colonel Montrose, Jenny le trouverait-elle en pleine prospérité à son retour.

« Et vous avez sagement fait d’y enfermer vos lapins, avait dit M. Wolston. Il y en aura des milliers un jour, et ils auraient dévoré les champs de la Terre-Promise ! En Australie, d’où je viens, ces animaux menacent de devenir un fléau pire que les criquets de l’Afrique, et, si l’on ne prend pas les plus sévères mesures contre les déprédations de cette engeance, la terre australienne sera rongée sur toute sa surface[1] ! »

Pendant les derniers mois de cette année 1816, on s’aperçut plus d’une fois que les bras de Fritz et de François faisaient défaut, bien que la famille Wolston ne ménageât pas ses peines. Cette saison des récoltes était toujours très chargée. Que de travaux nécessitaient l’entretien des champs de maïs et de manioc et de la rizière au delà du marais voisin de la baie des Flamants, la cueillette des arbres fruitiers d’essence européenne et d’essence indigène, tels les bananiers, les goyaviers, les cacaoyers, les cannelliers et autres, l’extraction et la manipulation du sagou, enfin la moisson des céréales, blé, riz, sarrasin, seigle, orge, la coupe des cannes à sucre si abondantes sur les terrains de la métairie de Zuckertop. C’était là grosse besogne pour quatre hommes, que les trois femmes pourtant aidaient avec courage. Et ce serait à recommencer dans quelques mois, ce sol étant d’une telle puissance végétative, que deux récoltes annuelles ne risquaient pas de l’épuiser.

D’autre part, il importait que Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah n’abandonnassent pas complètement leurs occupations d’intérieur, raccommodage, lavage, préparation des repas, tout ce qui constitue le ménage. Et, pour cette raison, le plus souvent, tandis que M. Wolston, M. Zermatt et ses deux fils allaient travailler au dehors, elles restaient à Felsenheim.

Si fertile que fût ce sol de la Terre-Promise, il se pouvait cependant que le rendement fût compromis par un excès de sécheresse durant l’été. Ce qui manquait, c’était un système d’irrigation convenablement disposé à la surface de cette aire de plusieurs centaines d’hectares. Il n’y existait pas d’autre cours d’eau que les ruisseaux des Chacals et de Falkenhorst à l’est, puis, à l’ouest, la rivière Orientale, dont l’embouchure s’ouvrait à l’extrémité sud de la baie des Nautiles. Ce défaut avait frappé M. Wolston, et, un jour, le 9 novembre, après le repas de midi, il amena la conversation sur ce sujet.

« Rien ne serait plus aisé, dit-il, que d’établir une roue hydraulique en utilisant la cascade du ruisseau des Chacals à une demi-lieue au-dessus de Felsenheim. Dans le matériel que vous avez retiré du Landlord, mon cher Zermatt, se trouvent les deux pompes du bâtiment. Eh bien, la roue, une fois établie, pourrait les actionner avec une force suffisante, élever les eaux dans un réservoir, les répandre par des conduites jusque dans les champs de Waldegg et de Zuckertop…

– Mais ces conduites, fit observer Ernest, comment les fabriquer ?…

– Nous ferions en grand ce que vous avez déjà fait en petit pour amener les eaux du ruisseau des Chacals au potager de Felsenheim, répondit M. Wolston. Au lieu d’employer des bambous, nous emploierions des troncs de sagoutier vidés de leur moelle, et une telle installation ne serait pas au-dessus de nos forces.

– Parfait ! déclara Jack. Lorsque nous aurons rendu nos terres encore plus fertiles, elles produiront davantage, elles produiront trop, et nous ne saurons que faire de nos récoltes, car, enfin, il n’y a pas encore de marché à Felsenheim…

– Il y en aura un, Jack, répondit M. Zermatt, comme il y aura plus tard une ville, puis des villes, non seulement dans la Terre-Promise, mais dans toute la Nouvelle-Suisse… C’est à prévoir, mon enfant…

– Et, ajouta Ernest, lorsqu’il y a des villes, c’est qu’il y a des habitants qui doivent être assurés de leur nourriture. Il faut donc obtenir du sol tout ce qu’il peut donner…

– Et nous l’obtiendrons, ajouta M. Wolston, grâce à ce système d’irrigation que j’étudierai, si vous le voulez bien.»

Jack garda le silence, et ne se rendit pas. Que la colonie anglaise comptât quelque jour une population nombreuse, sans doute d’origines diverses, cela ne lui agréait guère, et, à bien lire au fond du cœur de Mme Zermatt, peut-être eût-on déchiffré le même regret pour l’avenir…

Quoi qu’il en soit, dans les rares heures de loisir que leur laissaient parfois les travaux des champs, M. Wolston, M. Zermatt et Ernest, qui s’intéressaient fort à ce genre de travaux, étudièrent cette question d’irrigation. Après avoir relevé l’alignement et le nivellement du terrain, on reconnut que sa disposition se prêtait à l’établissement d’un canal.

En effet, à un quart de lieue dans le sud de Waldegg, s’étendait le lac des Cygnes, que les pluies remplissaient au cours de la mauvaise saison, mais dont le niveau baissait à un étiage inutilisable pendant la saison sèche. Les saignées qu’on y eût pratiquées n’auraient pas permis l’écoulement des eaux devenues trop basses alors. Or, par un emprunt fait au ruisseau des Chacals, si l’on parvenait à maintenir dans le lac un trop-plein constant, il serait facile de le déverser sur les terrains environnants, et d’y porter, avec un système de dérivation bien compris, de nouveaux éléments de fertilité.

Il est vrai, la distance entre la cascade et la pointe sud du lac était d’une bonne lieue, et d’établir une conduite de cette longueur, cela n’eût pas laissé d’être un important travail. Combien de troncs de sagoutier il aurait fallu abattre !

Heureusement, une nouvelle étude du sol faite par Ernest et M. Wolston démontra que l’on pouvait de beaucoup réduire la longueur des conduites.

Et voici ce qu’Ernest dit un soir, alors que les deux familles étaient réunies dans la salle commune, après une journée bien employée au dehors comme au dedans :

« Père. M. Wolston et moi nous avons déterminé le nivellement. Il suffira d’élever les eaux du ruisseau des Chacals à une trentaine de pieds pour les amener sur un espace de deux cents toises à l’endroit où le sol reprend sa pente vers le lac des Cygnes. À partir de cet endroit, une tranchée canalisera l’eau et l’enverra directement dans le lac.

– Bien, déclara M. Zermatt, le travail, dans ces conditions, serait très simplifié…

– Et alors, ajouta M. Wolston, c’est le lac des Cygnes qui servira de réservoir pour arroser les champs de Waldegg, de Zuckertop, même ceux de l’ermitage d’Eberfurt. Nous ne lui fournirons, d’ailleurs, que la quantité d’eau nécessaire aux irrigations, et, dans le cas où se produirait un trop-plein, on l’écoulerait aisément vers la mer.

– C’est entendu, conclut M. Zermatt, et, ce canal achevé, nous aurons droit aux remerciements des futurs colons…

– Mais non des anciens qui se contentaient de ce que la nature leur avait donné !… observa Jack. Pauvre ruisseau des Chacals, on va le fatiguer à tourner une roue… on va lui prendre une partie de lui-même… et tout cela pour enrichir des gens que nous ne connaissons seulement pas !

– Décidément, Jack n’est pas pour la colonisation !… dit Mme Wolston.

– Nos deux familles installées sur ce district, et leur existence assurée, que pourrions-nous désirer de plus, madame Wolston ?…

– Bon !… les idées de Jack se modifieront avec les améliorations que vous allez apporter, dit Annah Wolston.

– Voyez-vous cela, mademoiselle !… répliqua Jack en riant.

– Et quand commencerez-vous ce grand travail ?… demanda Betsie.

– Dans quelques jours, ma chère amie, déclara M. Zermatt. Nos premières récoltes terminées, nous aurons trois mois de loisir en attendant les secondes.»

Ceci résolu, il en résulta une laborieuse occupation depuis le 15 novembre jusqu’au 20 décembre, c’est-à-dire pendant cinq semaines.

Il y eut lieu de faire nombre de voyages à Prospect-Hill afin d’abattre plusieurs centaines de sagoutiers des bois voisins. Les vider ne fut pas difficile, et l’on recueillit avec soin leur moelle dans des barils de bambou. Le charroi de ces troncs constitua réellement la partie la plus pénible de cette besogne. Il échut à M. Zermatt et à Jack, aidés des deux buffles, de l’onagre et de l’ânon, qui trainèrent une sorte de fardier ou de binard, du genre de ceux dont on devait faire usage plus tard en Europe. C’est à Ernest que vint cette idée de suspendre ces lourdes pièces à l’essieu des deux roues du chariot préalablement démontées. Si ces troncs raclaient le sol, ce n’était que par une de leurs extrémités, et leur transport s’effectua dans des conditions infiniment meilleures.

Tout de même, buffles, onagre, ânon, eurent fort à faire, si bien que Jack dit un jour :

« Il est regrettable, père, que nous n’ayons
la roue fut installée. (Page 122.)
pas une paire d’éléphants à notre service !… Que de fatigues seraient épargnées à nos pauvres bêtes…

– Mais non à ces dignes pachydermes, devenus nos pauvres bêtes à leur tour… répondit M. Zermatt.

– Bah ! les éléphants ont pour eux la vigueur, reprit Jack, et ils traîneraient ces troncs de sagoutiers comme des allumettes !… Puisqu’il en existe dans la Nouvelle-Suisse, si nous parvenions…

– Je ne tiens pas à ce que ces animaux pénètrent sur le district de la Terre-Promise, Jack !… Ils auraient bientôt mis nos champs en un triste état !

– Sans doute, père ! Mais, si l’occasion se présentait de les rencontrer dans les savanes de la baie des Perles ou dans les plaines où débouche la vallée de Grünthal…

– Nous en profiterions, répondit M. Zermatt. Toutefois, ne faisons pas naître cette occasion… C’est plus prudent.»

Tandis que M. Zermatt et son fils procédaient à ces nombreux charrois, M. Wolston et Ernest s’occupaient d’établir la machine élévatoire. Dans la fabrication de la roue hydraulique, le mécanicien déploya une grande habileté, – ce qui intéressa particulièrement Ernest, très porté aux choses de la mécanique, et il ne pouvait que profiter des leçons de M. Wolston.

Cette roue fut installée au pied de la cascade du ruisseau des Chacals, de manière à actionner les tiges des pompes du Landlord. L’eau, remontée à la hauteur d’une trentaine de pieds, serait emmagasinée dans un réservoir creusé entre les roches de la rive gauche, auquel viendraient s’amorcer les conduites de sagoutier, dont les premières ne tardèrent pas à être posées le long de la berge.

Bref, ce travail se fit avec régularité et méthode, si bien que, vers le 20 décembre, il était achevé, y compris la tranchée établie à la surface du sol jusqu’à l’extrémité sud du lac des Cygnes.

« Aurons-nous une fête d’inauguration ?… demanda, ce soir-là, Annah Wolston.

– Je le crois bien, répondit Jack, tout comme s’il s’agissait d’inaugurer un canal dans notre vieille Suisse !… N’est-ce pas, mère ?…

– Comme vous voudrez, mes enfants, répondit Betsie.

– C’est entendu, dit alors M. Zermatt, et la fête commencera demain avec la mise en mouvement de notre machine…

– Et comment se terminera-t-elle ?… ajouta Ernest.

– Par un excellent repas en l’honneur de M. Wolston…

– Et de votre fils Ernest, dit ce dernier, car il ne mérite que des éloges pour son zèle et son intelligence.

– Vos compliments me font plaisir, monsieur Wolston, répondit le jeune homme, mais j’étais à bonne école. »

Le jour suivant, vers dix heures, l’inauguration du canal se fit en présence des deux familles, réunies près de la cascade. La roue, mue par la chute, tourna régulièrement, les deux pompes fonctionnèrent, et l’eau s’introduisit à l’intérieur du réservoir qui se remplit en une heure et demie. Puis, les vannes ayant été levées, cette eau coula à travers la conduite sur une longueur de deux cents toises.

Tout le monde se rendit à cet endroit et les mains battirent lorsque les premiers filets liquides inondèrent la partie du canal à ciel ouvert. Après qu’Ernest eut jeté une petite bouée, les familles montèrent dans le chariot qui attendait à cette place, et qui prit la route du lac des Cygnes, tandis que Jack volait en avant sur le dos de son autruche.

Le chariot marcha d’un si bon train que, bien qu’il eût fait un détour, il atteignit l’extrémité du canal au moment même où la bouée dérivait à la surface du lac.

Des hurrahs la saluèrent, le travail avait été mené à bonne fin. Il suffirait de quelques brèches pratiquées aux berges pour que l’eau, même au plus fort de la sécheresse, arrosât largement toute la campagne environnante pendant la période de la saison chaude.

À cette date, trois mois s’étaient écoulés depuis le départ de la Licorne. S’il ne survenait aucun retard, elle devait reparaître au large de la baie du Salut dans trois fois ce temps. Pas un jour ne s’était passé sans qu’il eût été parlé des absents. On les suivait dans leur voyage…. À telle date, ils étaient arrivés au cap de Bonne-Espérance où James Wolston attendait sa sœur Doll… À telle autre, la corvette remontait l’Atlantique le long de la côte africaine… À telle autre, enfin, elle arrivait à Portsmouth… Jenny, Fritz, François débarquaient et gagnaient Londres… Là, le colonel Montrose recevait dans ses bras la fille qu’il n’espérait plus revoir, et, avec elle, celui qui l’avait recueillie sur la Roche-Fumante et dont il aurait béni l’union…

Neuf mois encore, et tous seraient de retour. Aucun des leurs ne manquerait aux deux familles, et, dans un avenir prochain, peut-être seraient-elles réunies par des liens plus étroits ?…

Ainsi se termina cette année 1816, qui avait été marquée par des événements dont les conséquences devaient profondément modifier la situation de la Nouvelle-Suisse.

  1. M. Wolston ne se trompait pas en parlant de la sorte, et, soixante-dix ans plus tard, la multiplication extraordinaire des lapins allait devenir un tel danger pour l’Australie qu’il fallut procéder à leur destruction par les moyens les plus énergiques.