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Seconde Patrie/XXXI

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 260-286).
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XXXI

Retour du matin. – Installation dans le magasin central. – Quatre jours se passent. – Apparition des pirogues. – Espoir déçu. – Attaque nocturne. – Les dernières cartouches. – Coup de canon au large.

Les dernières heures de cette nuit du 24 au 25 janvier s’écoulèrent en conversations. Tant de choses que les familles avaient à se dire, tant de souvenirs à évoquer, tant de craintes pour l’avenir ! Personne ne songea à dormir et personne ne dormit, si ce n’est le petit Bob. Il va de soi que, jusqu’à l’aube, M. Zermatt et ses compagnons ne se départirent pas d’une sévère surveillance, et restèrent en se relayant près des deux caronades, chargées, l’une à boulet, l’autre à mitraille.

En effet, on le répète, ce qu’il y avait de plus dangereux, c’eût été une attaque de nuit, si les naturels parvenaient à débarquer avant d’être signalés.

L’îlot du Requin, plus étendu que celui de la Baleine situé à une lieue au nord à l’ouvert de la baie des Flamants, formait un ovale de deux mille six cents pieds de longueur sur une largeur de sept cents, soit un périmètre de trois quarts de lieue environ. Le jour, la surveillance y avait été assez facile, et, comme il importait qu’elle fût non moins efficace entre le coucher et le lever du soleil, on décida, sur la proposition du capitaine Gould, que des rondes seraient faites le long des grèves.

Lorsque l’aube reparut, aucune alerte ne s’était produite. Si les sauvages n’ignoraient pas que l’îlot fût pourvu d’une petite garnison, ils n’auraient pu du moins se douter que, renforcée depuis la veille, elle fût en état de leur opposer une plus sérieuse résistance. Toutefois, ils ne tarderaient pas à s’apercevoir qu’une de leurs pirogues avait disparu, – précisément celle qui avait conduit le capitaine Gould et ses compagnons de la grève de Falkenhorst à l’îlot du Requin.

« Peut-être penseront-ils, fit observer Fritz, que ce canot a été entraîné par la marée descendante…

– Dans tous les cas, mes amis, répondit M. Zermatt, veillons avec soin. Tant que l’îlot ne sera pas envahi, nous n’avons rien à craindre. Bien que nous soyons quinze ici, notre nourriture y est assurée pour longtemps avec les réserves du magasin, sans parler du troupeau d’antilopes. La source d’eau douce est inépuisable, et quant aux munitions, à moins d’attaques souvent réitérées, nous en sommes pourvus…

– Que diable ! s’écria John Block, ces singes sans queues ne resteront pas éternellement sur l’île…

– Qui sait ?… répondit Mme Zermatt. S’ils se sont installés à Felsenheim, ils ne s’en iront plus !… Ah ! notre chère demeure, préparée pour vous recevoir tous, mes enfants, maintenant en leur pouvoir !…

– Mère, répondit Jenny, je ne pense pas qu’ils aient rien détruit à Felsenheim, car ils n’ont aucun intérêt à le faire !… Nous retrouverons notre habitation en bon état, et nous y reprendrons la vie commune… et avec l’aide de Dieu…

– De Dieu, ajouta François, qui ne nous abandonnera pas, après nous avoir réunis comme par miracle…

– Ah ! si j’étais capable d’en faire un !… s’écria Jack.

– Lequel feriez-vous, monsieur Jack… demanda le bosseman.

– D’abord, répondit le jeune homme, je saurais bien obliger ces gueux à décamper avant qu’ils eussent essayé de débarquer sur l’îlot, tous tant qu’ils sont…

– Et ensuite ?… questionna Harry Gould.

– Ensuite, capitaine, s’ils persistaient à infester notre île de leur présence, je ferais apparaître au bon moment la Licorne ou les autres navires qui ne peuvent tarder à montrer leurs pavillons à l’ouvert de la baie du Salut…

– Mais cela, mon cher Jack, fit observer Jenny, ce ne serait pas un miracle, et cette éventualité se produira tout naturellement… Un de ces jours, nous entendrons le canon saluer la nouvelle colonie anglaise…

– Il est même étonnant qu’aucun bâtiment ne soit déjà en vue… dit M. Wolston.

– Patience, répondit John Block, et laissons courir !… Toute chose arrive à son heure…

– Dieu le veuille ! » dit en soupirant Mme Zermatt, dont la confiance était ébranlée par ces rudes épreuves.

Ainsi donc, après avoir organisé leur existence sur la Nouvelle-Suisse, après avoir si largement puisé à ses ressources naturelles, après l’avoir rendue plus riche encore par leur travail et leur intelligence, voici que les deux familles en étaient réduites à recommencer sur un îlot qui dépendait de cette île ! Combien de temps y seraient-ils prisonniers, et ne tomberaient-ils pas entre les mains ennemies, si un secours n’arrivait pas du dehors ?…

On procéda à une installation qui durerait des semaines, peut-être des mois, le magasin étant assez vaste pour loger quinze personnes. Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Suzan et son enfant, Annah, Doll coucheraient dans les lits du second compartiment, et les hommes occuperaient le premier.

D’ailleurs, en pleine belle saison, les nuits étaient encore tièdes après des journées chaudes. Quelques brassées d’herbes, séchées au soleil, il n’en faudrait pas davantage au capitaine Gould et au bosseman, à MM. Zermatt et Wolston, à Fritz, à ses frères et à James, qui, du soir au matin, devaient se relayer de manière à surveiller les abords de l’îlot.

Quant à la nourriture, ainsi que l’avait affirmé M. Zermatt, il n’y avait pas à s’inquiéter. En riz, manioc, farine, en conserves de viandes fumées, de poissons secs, saumons et harengs, sans parler du poisson frais qui serait péché au pied des roches, les réserves suffiraient aux besoins quotidiens de six mois. Les mangliers et les cocotiers de l’îlot donnaient des fruits en abondance. Deux fûts permettraient d’additionner de quelques gouttes de brandy l’eau fraîche et limpide de la source.

Ce qui risquait de faire défaut, – et cela ne laissait pas d’être assez grave – c’était l’approvisionnement des munitions, bien que la chaloupe en eût apporté une certaine quantité. Par suite de fréquentes attaques, si la poudre, les boulets et les balles venaient à manquer, la défense deviendrait impossible.

Pendant l’installation dont s’occupaient M. Zermatt et Ernest, M. Wolston, Harry Gould, le bosseman, Fritz, Jack, François parcoururent l’îlot du Requin. Sur presque tous les côtés, il était aisément abordable par les grèves qui s’étendaient entre les pointes du littoral. La partie la mieux défendue était celle que dominait le monticule de la batterie, élevé à l’extrémité sud-ouest, en regard de la baie du Salut. Au pied s’entassaient d’énormes blocs, sur lesquels il eût été très difficile de débarquer. Partout ailleurs, il est vrai, des embarcations légères, des pirogues, trouveraient assez d’eau pour accoster. Il y avait donc obligation de tenir en surveillance les approches de l’îlot.

En le visitant, Fritz et François purent constater le bon état des plantations. Les mangliers, les cocotiers, les pins, étaient en plein rapport. Une herbe épaisse tapissait les pâtures où le troupeau d’antilopes se livrait à ses cabriolants ébats. De nombreux oiseaux, voletant d’un arbre à un autre, emplissaient l’air de mille cris. Un ciel magnifique versait sa lumière et sa chaleur sur la mer environnante. Combien eût paru délicieuse la fraîcheur des ombrages de Falkenhorst et de Felsenheim !

Quelques jours après que les familles s’étaient réfugiées sur l’îlot, un oiseau y avait reçu le meilleur accueil. C’était l’albatros de la Roche-Fumante, celui que Jenny avait retrouvé à la baie des Tortues, et qui, du haut du pic Jean-Zermatt, s’était envolé vers la Terre-Promise. À son arrivée, le bout de ficelle qui entourait encore une de ses pattes avait attiré l’attention de Jack, qui l’avait pris sans peine. Mais, cette fois, hélas! l’oiseau n’apportait aucune nouvelle !

Fritz, François, le capitaine Gould, M. Wolston, Jack et le bosseman montèrent à la batterie. Du haut du monticule, la vue, que ne gênait aucun obstacle, s’étendait au nord jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé, à l’est jusqu’au cap de l’Est, au sud jusqu’aux dernières limites de la baie du Salut. En direction de l’ouest, à la distance de trois quarts de lieue, se développait la longue rangée d’arbres qui bordait le rivage entre l’embouchure du ruisseau des Chacals et le bois de Falkenhorst. Au delà, il eût été malaisé de reconnaître si les naturels parcouraient ou non la campagne à travers le district de la Terre-Promise.

En ce moment, à l’entrée de la baie du Salut, quelques pirogues, conduites à la pagaie, prenaient le large, sans s’aventurer à portée des pièces de la batterie. Les sauvages n’ignoraient plus à quel danger ils s’exposaient en s’approchant de l’îlot du Requin, et, assurément, s’ils tentaient d’y débarquer, ce ne serait que par une nuit obscure.

En observant la haute mer vers le nord, on ne voyait qu’une immensité déserte, et c’est de ce côté que la Licorne ou tout autre navire expédié d’Angleterre aurait pu apparaître…

Fritz, François, Harry Gould, John Block, après s’être assurés que la batterie était prête à faire feu de ses deux caronades, se préparaient à redescendre, lorsque le capitaine Gould demanda :

« Est-ce qu’il ne se trouve pas un dépôt de poudre à l’habitation de Felsenheim ?…

– En effet, répondit Jack, et plût à Dieu qu’il fût ici au lieu d’être là-bas !… Ce sont précisément les trois barils que nous avait laissés la Licorne

– Et où sont-ils ?…

– Dans une anfractuosité qui nous sert de poudrière, au fond du verger…

– Et, probablement, demanda le bosseman, qui avait deviné la pensée de son capitaine, les coquins ont dû découvrir cette poudrière ?…

– Cela est à craindre, répliqua M. Wolston.

– Ce qui est à craindre surtout, déclara le capitaine Gould, c’est que, dans leur ignorance, ils commettent quelque imprudence et fassent sauter l’habitation…

– Et eux avec !… s’écria Jack. Eh bien, dût Felsenheim périr dans l’explosion, ce serait une solution, – du moins, et ce qui resterait de ces vilains animaux sur notre île décamperait, j’imagine, sans esprit de retour ! »

Il y avait lieu de le croire. Mais était-il à désirer que cette éventualité se réalisât, même pour débarrasser la Nouvelle-Suisse de ses envahisseurs ?…

Laissant le bosseman de garde à la batterie, tous revinrent au magasin. Le premier repas fut pris en commun, et quelle joie y aurait présidé si les convives eussent été réunis dans la grande salle de Felsenheim !

Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur la monotonie des jours qui suivirent, les 25, 26, 27 et 28 janvier. Ils n’apportèrent aucun changement à la situation. Sauf en ce qui concernait la surveillance de l’îlot, on ne savait comment occuper les longues heures. Ah ! quelle différence, et dans quel enchantement aurait vécu tout ce petit monde, si la Licorne n’eût pas été dans l’obligation de relâcher à Capetown pour réparer ses avaries, – ce qui amena l’embarquement de ses passagers sur le Flag… Depuis plus de deux mois déjà, parents et amis auraient été installés à Felsenheim !… Et maintenant le mariage de Fritz et de Jenny étant fait, qui sait si un second n’eût pas été sur le point d’être célébré, celui d’Ernest et d’Annah que le chapelain de la corvette aurait béni dans la chapelle de Felsenheim !… Et, probablement aussi, il aurait été question d’une troisième cérémonie de ce genre… plus tard… lorsque Doll aurait atteint ses dix-huit ans, cérémonie dans laquelle François eût joué le principal rôle, à l’extrême satisfaction des deux familles qui, décidément, n’en feraient plus qu’une…

Mais la réalisation de ces projets si ardemment désirée, y pouvait-on songer dans les circonstances actuelles ?… Comment envisager sans effroi les dangers qu’amenait la présence des
cette agression fut alors des plus violentes. (Page 281.)
naturels sur l’île, et lorsqu’on en était réduit à cet îlot dont ils ne tarderaient peut-être pas à s’emparer ?…

Cependant chacun luttait contre le découragement. John Block, lui, n’avait rien perdu de sa bonne humeur naturelle. On faisait de longues promenades sous les plantations. On surveillait la baie du Salut, bien qu’il n’y eût aucune attaque à redouter des pirogues, alors que le soleil se déplaçait d’un horizon à l’autre. Puis, avec la nuit revenaient toutes les inquiétudes, en prévision d’une attaque qui aurait le nombre pour elle.

Aussi, tandis que les femmes étaient retirées dans le second compartiment du magasin, les hommes faisaient-ils des rondes le long des grèves, prêts à se concentrer au pied du monticule, si les agresseurs s’approchaient de l’îlot.

Le 29 janvier, pendant la matinée, il n’y eut rien à noter encore. Le soleil s’était levé sur un horizon dégagé de brumes. La journée serait très chaude, et c’est à peine si la légère brise de mer tiendrait jusqu’au soir.

Après le repas de midi, Harry Gould et Jack, quittant le magasin, vinrent relever Ernest et M. Wolston qui étaient de faction au poste de la batterie.

Ces derniers allaient redescendre, lorsque le capitaine Gould les arrêta, en disant :

« Voici plusieurs pirogues qui se montrent à l’embouchure du ruisseau des Chacals…

– Elles vont probablement à la pêche comme tous les jours, répondit Ernest, et auront soin de passer hors de portée de nos caronades.

– Eh ! s’écria Jack, qui, la longue-vue aux yeux, observait ce côté de la baie, les pirogues sont nombreuses cette fois… Tenez… cinq… six… neuf… Encore deux qui sortent de la crique… onze… douze !… Ah ça ! est-ce que toute la flottille s’en va à la pêche ?…

– Ou plutôt ne se disposent-elles pas à nous attaquer ?… dit M. Wolston.

– Peut-être… répondit Ernest.

– Soyons sur nos gardes, recommanda Harry Gould, et prévenons nos compagnons…

– Voyons d’abord de quel côté se dirigent ces pirogues, répondit M. Wolston.

– En tout cas, nous sommes prêts à faire feu de toute notre artillerie », ajouta Jack.

Pendant les quelques heures que Jack était demeuré entre les mains des sauvages dans la baie des Éléphants, il avait observé que le nombre des pirogues s’élevait à une quinzaine pouvant porter de sept à huit hommes chacune. Or, précisément, il y eut lieu de reconnaître qu’une douzaine de ces embarcations venaient de doubler la pointe de la crique. Il semblait aussi, la longue-vue aidant, qu’elles avaient pris à bord toute la bande, et qu’il ne devait plus rester un seul indigène à Felsenheim.

« Déguerpiraient-ils enfin ?… s’écria Jack.

– Ce n’est pas probable, répondit Ernest, et ils vont plutôt rendre visite à l’îlot du Requin…

– À quelle heure commence le jusant?… demanda le capitaine Gould.

– À une heure et demie, répondit M. Wolston.

– Alors il ne tardera pas à se faire sentir, et comme il favorisera la marche des pirogues, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. »

Entre temps, Ernest alla mettre M. Zermatt, ses frères, le bosseman au courant, et tous vinrent prendre poste sous le hangar de la batterie.

Il était un peu plus d’une heure, et, au début de la marée descendante, les pirogues n’avançaient que lentement le long du littoral de l’est. De la sorte, elles restaient aussi éloignées que possible de l’îlot, afin d’éviter les projectiles, dont elles connaissaient maintenant la portée et la puissance.

« Et pourtant… si c’était un départ définitif !… répétait François.

– Bon voyage !… s’écria Jack.

– Et au plaisir de ne jamais les revoir ! » ajouta John Block.

Personne n’eût encore osé se prononcer ni admettre une si heureuse éventualité… Les pirogues n’attendaient-elles pas que le jusant fût bien établi pour rallier l’îlot ?…

Fritz et Jenny, l’un près de l’autre, regardaient sans prononcer une parole, n’osant croire que la situation touchât à un dénouement si prochain.

Mmes Zermatt et Wolston, Suzan, Annah et Doll murmuraient tout bas quelque prière.

Enfin, il parut bientôt que les pirogues sentaient l’action de la marée descendante. Leur vitesse s’accéléra, sans qu’elles eussent cessé de longer la côte, comme si le projet des naturels était de doubler le cap de l’Est.

À trois heures et demie, la flottille se trouvait à mi-chemin de la baie du Salut et du cap. À six heures, plus le moindre doute à conserver. Après avoir contourné ce cap, la dernière embarcation disparaissait derrière la pointe.

Ni M. Zermatt ni aucun des siens n’avaient un instant quitté le monticule.

Quel soulagement lorsqu’il n’y eut plus une seule pirogue en vue !… L’île était enfin délivrée de leur présence… Les familles allaient pouvoir réintégrer Felsenheim… Peut-être n’y aurait-il que d’insignifiants dommages à réparer ?… On ne s’occuperait que de guetter l’arrivée de la Licorne… Les dernières appréhensions étaient oubliées, et, en somme, tous étaient là… tous… après avoir surmonté tant d’épreuves !

« Partons-nous pour Felsenheim ?… s’écria Jack, dans son impatience de quitter l’îlot.

– Oui… oui…, répondit Doll, non moins impatiente et à laquelle se joignit François.

– Ne vaudrait-il pas mieux attendre à demain ?… fit observer Jenny. – Qu’en penses-tu, mon cher Fritz ?…

– Ce que pensent M. Wolston, le capitaine Gould et mon père, répondit Fritz : c’est assurément de passer encore la nuit prochaine sur l’îlot…

– En effet, ajouta M. Zermatt, et, avant de regagner Felsenheim, il faut avoir toute certitude que les sauvages ne songent point à y revenir…

– Eh ! ils sont déjà au diable, s’écria Jack, et le diable ne lâche plus ce qu’il tient dans ses griffes !… N’est-ce pas, brave John Block ?…

– Si… quelquefois », répondit le bosseman.

Bref, malgré les instances de Jack, on décida de remettre le départ au lendemain, et le dernier repas, qui allait être pris à l’îlot du Requin, réunit tout le monde.

Il fut très gai, et, la soirée achevée, chacun ne songea plus qu’à se livrer au repos.

D’ailleurs, tout donnait à croire que cette nuit du 29 au 30 janvier serait aussi calme que tant d’autres passées dans les tranquilles habitations de Felsenheim et de Falkenhorst.

Cependant ni M. Zermatt ni ses compagnons ne voulurent se départir de leurs habitudes de prudence, bien que tout danger parût écarté depuis le départ des pirogues. Il fut donc convenu que les uns effectueraient les rondes nocturnes, tandis que les autres resteraient en surveillance au poste de la batterie.

Dès que Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Doll, Annah, Suzan et Bob furent rentrés dans le magasin, Jack, Ernest, François, John Block, le fusil en bandoulière, gagnèrent l’extrémité nord de l’îlot. Quant à Fritz et au capitaine Gould, ils gravirent le monticule, et s’installèrent sous le hangar, leur faction devant durer jusqu’au lever du soleil.

M. Wolston, M. Zermatt et James restèrent dans le magasin où il leur serait loisible de dormir jusqu’à l’aube.

La nuit était sombre, sans lune. L’espace s’emplissait des vapeurs que lui restituait la terre échauffée par les chaleurs du jour. La brise venait de tomber avec le soir. Un profond silence régnait. On n’entendait plus que le ressac de la marée montante, qui s’était fait sentir vers huit heures.

Harry Gould et Fritz, assis l’un près de l’autre, reportaient leurs souvenirs sur tous ces événements heureux ou malheureux qui s’étaient succédé depuis l’abandon du Flag. De temps en temps, l’un ou l’autre sortait, et, contournant le plateau de la batterie, dirigeait ses regards plus particulièrement vers le sombre bras de mer compris entre les deux caps.

Rien n’avait troublé cette profonde solitude jusqu’à deux heures après minuit, lorsque le capitaine et Fritz furent tirés de leur causerie par le bruit d’une détonation.

« Un coup de feu !… dit Harry Gould.

– Oui… et il a été tiré de ce côté, répondit Fritz, en indiquant le nord-est de l’îlot.

– Que se passe-t-il donc ?… » s’écria le capitaine Gould. Tous deux, se précipitant hors du hangar, cherchèrent à distinguer quelque lueur au milieu de cette profonde obscurité.

Deux autres détonations éclatèrent alors, et, cette fois, à une distance moindre que la première.

« Les pirogues sont revenues… » dit Fritz.

Et, laissant Harry Gould à la batterie, il descendit en toute hâte vers le magasin.

MM. Zermatt et Wolston, qui avaient entendu ces détonations, étaient déjà sur le seuil.

« Qu’y a-t-il?… demanda M. Zermatt.

– Je crains, mon père, répondit Fritz, que les sauvages aient essayé de débarquer…

– Et ils y ont réussi, les gueux !… s’écria Jack, qui parut avec Ernest et le bosseman.

– Ils sont sur l’îlot ?… répéta M. Wolston.

– Leurs pirogues ont accosté la pointe du nord-est, au moment où nous y arrivions, dit Ernest, et nos décharges n’ont pu les éloigner !… Il ne reste plus…

– Qu’à se défendre ! » répondit le capitaine Gould. Jenny, Doll, Annah, Suzan, Mmes Zermatt et Wolston venaient de quitter leur chambre. Sous la crainte d’une attaque immédiate, il fallut emporter ce que l’on pourrait d’armes, de munitions, de provisions, et gagner la batterie au plus vite.

Ainsi donc, ce départ des pirogues n’était qu’une ruse. Les naturels voulaient laisser croire qu’ils avaient définitivement abandonné l’île. Puis, profitant de la marée montante, ils étaient revenus vers l’îlot du Requin qu’ils espéraient surprendre. La manœuvre avait eu plein succès. Bien que leur présence fût connue et qu’ils eussent été accueillis à coups de fusil, ils occupaient la pointe, d’où il leur serait facile de gagner le magasin central.

La situation était donc gravement empirée, et même désespérée, puisque les pirogues avaient pu y débarquer toute la bande. Que M. Zermatt et ses compagnons fussent en état d’opposer une sérieuse résistance, de tenir tête à un aussi grand nombre d’assaillants, c’était impossible. Qu’ils dussent succomber, lorsque les munitions et les provisions viendraient à leur manquer, ce n’était que trop certain, et ils ne se faisaient aucune illusion à cet égard !…

Quoi qu’il en soit, il n’y avait qu’à se réfugier sur le monticule dans le poste de la batterie. C’était là seulement que l’on pouvait se défendre.

Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Annah, Doll, Suzan et son enfant vinrent s’abriter sous le hangar qui abritait les deux canons. Elles ne laissaient pas échapper une plainte, elles s’efforçaient de contenir leurs angoisses.

Un instant, M. Zermatt eut la pensée de les transporter au rivage de Falkenhorst avec la chaloupe. Mais que deviendraient ces pauvres femmes, après que l’îlot serait envahi, et si leurs compagnons ne pouvaient les rejoindre ?… D’ailleurs, elles n’eussent jamais consenti à se séparer d’eux.

Il était un peu plus de quatre heures, lorsqu’un vague bruit de pas signala la présence des sauvages à une centaine de toises. Le capitaine Gould, MM. Zermatt et Wolston, Ernest, François, James, le bosseman, armés de carabines, se tinrent prêts à faire feu, tandis que Fritz et Jack, la mèche allumée près des deux petites pièces, n’attendaient que le moment de couvrir de mitraille les approches du monticule.

Lorsque les ombres noires se dessinèrent au milieu des premières lueurs du jour, le capitaine Gould commanda à voix basse de tirer dans cette direction.

Sept à huit détonations éclatèrent, suivies d’horribles cris, preuve que plus d’une balle avait porté dans la masse. Après cet accueil, bien fait pour les arrêter, les assaillants allaient-ils prendre la fuite ou se précipiter à l’assaut de la batterie ?… Dans tous les cas, les fusils, immédiatement remis en état, les accableraient de balles auxquelles se joindrait la mitraille des caronades, s’ils franchissaient l’espace qui les séparait encore du monticule.

Jusqu’au lever du soleil, il y eut trois tentatives à repousser. La dernière permit à une vingtaine de ces naturels de gagner la crête du monticule. Bien qu’un certain nombre des leurs eussent été frappés mortellement, les carabines ne suffisaient plus à les arrêter, et, sans une double décharge d’artillerie, le poste de la batterie eût été probablement enlevé dans la dernière attaque.

Avec le jour, la bande s’était retirée sous les arbres, près du magasin, et peut-être attendrait-elle la prochaine nuit avant de recommencer l’assaut.

Par malheur, M. Zermatt et les siens avaient largement dépensé les cartouches. Lorsqu’on en serait réduit aux projectiles des canons, qui ne pouvaient être braqués vers la base du monticule, comment en atteindre le sommet ?…

Un conseil fut tenu afin d’étudier la situation sous toutes ses faces. S’il était impossible de prolonger longtemps la résistance dans ces conditions, n’y avait-il pas possibilité de quitter l’îlot du Requin, de débarquer sur la grève de Falkenhorst, de chercher refuge à l’intérieur de la Terre-Promise ou en quelque autre partie de l’île, et tous, cette fois, tous ?… Ou bien y aurait-il avantage à se jeter au milieu des sauvages, à profiter de la supériorité des carabines sur les arcs et les flèches pour les obliger à reprendre la mer ?… Mais M. Zermatt et ses compagnons n’étaient que neuf contre la centaine d’hommes qui entouraient le monticule.

En ce moment, comme une réponse à cette dernière proposition, l’espace s’emplit d’un sifflement de flèches, dont quelques-unes vinrent s’implanter dans la toiture du hangar, heureusement sans blesser personne.

« L’attaque va recommencer… dit John Block.

– Soyons prêts ! » répondit Fritz.

Cette agression fut alors des plus violentes, car les naturels, pris de rage, ne craignaient plus de s’exposer aux balles et à la mitraille. En outre, les munitions allaient bientôt manquer, et le feu se ralentit. Aussi plusieurs de ces forcenés, grimpant le long du monticule, parvinrent-ils jusqu’au hangar. Une décharge des deux pièces, à bout portant, nettoya la place de quelques-uns, tandis que Fritz, Jack, François, James, John Block, luttaient corps à corps avec les autres. Ils revinrent tous alors, passant sur les cadavres qui jonchaient la base du monticule. Ils ne faisaient pas usage de leurs arcs, mais d’une sorte d’arme, moitié hache, moitié massue, redoutable entre leurs mains…

Il fut évident que la lutte touchait à son terme. Les dernières balles avaient été tirées, et le nombre devait vaincre. M. Zermatt et ses compagnons essayaient de résister autour du hangar, qui ne tarderait pas à être envahi. Aux prises avec plusieurs naturels, Fritz, François, Jack, Harry Gould risquaient d’être entraînés au bas du monticule. La lutte se terminerait en quelques instants, et la victoire, ce serait le massacre de tous, car on ne pouvait attendre aucune pitié de la part de ces féroces ennemis.

En cet instant, – il était exactement huit heures vingt-cinq, – une détonation, apportée par le vent du nord qui fraîchissait, retentit au large de l’île.

Les assaillants l’avaient entendue, car les plus avancés s’arrêtèrent.

Fritz, Jack et les autres remontèrent aussitôt vers le hangar, quelques-uns d’entre eux blessés légèrement.

« Un coup de canon !… s’écria François.

– Et un coup de canon de marine… ou je ne m’y connais pas !… déclara le bosseman.

– Il y a un navire en vue… dit M. Zermatt.

– C’est la Licorne… répondit Jenny.

– Et c’est Dieu qui l’envoie !…» murmura François.

Les échos de Falkenhorst répercutèrent une seconde détonation, plus rapprochée, et, cette fois, les sauvages reculèrent jusque sous le couvert des arbres.

Alors Jack de s’élancer vers le mât de pavillon, et, leste comme un gabier de hune, il en atteignit l’extrémité.

« Navire… navire ! » cria-t-il.

Tous les regards se portèrent dans la direction du nord.

Au-dessus du cap de l’Espoir-Trompé, en arrière de sa pointe, se dessinaient les hautes voiles d’un bâtiment, gonflées par la brise matinale…

Un trois-mâts, amures à bâbord, manœuvrait pour doubler ce cap, qui fut appelé depuis le cap de la Délivrance.

À la corne d’artimon de ce navire battait le pavillon de la Grande-Bretagne.

Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Annah, Doll, Suzan venaient de sortir du hangar, levant les mains vers le ciel dans un élan de reconnaissance.

« Et ces bandits ?… demanda Fritz.

– En fuite !… répondit Jack, qui venait de se laisser glisser le long du mât de pavillon.

– Oui… en fuite, ajouta John Block, et s’ils ne détalent pas assez vite, aidons-les avec nos derniers boulets de quatre !… »

En effet, surpris par les détonations venues du nord, épouvantés à l’apparition du navire qui tournait la pointe, les sauvages s’étaient précipités du côté de la mer où les attendaient leurs pirogues. Dès qu’ils s’y furent embarqués, elles débordèrent à grands coups de pagaies et prirent le large en se dirigeant vers le cap de l’Est.

Le bosseman et Jack rentrés sous le hangar braquèrent les deux pièces en cette direction, et trois pirogues, coupées en deux, coulèrent sur place.

Au moment où le bâtiment, donnant à pleines voiles dans le bras de mer, laissait porter sur l’îlot du Requin, les projectiles de ses grosses pièces se joignirent à ceux de la batterie. La plupart des pirogues essayèrent en vain d’y échapper, et deux seulement parvinrent à disparaître derrière le cap pour ne plus jamais revenir.

c'était le premier mariage sur l'île… (Page 289.)