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Sermons choisis de Sterne/11

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 205-220).


CONSIDÉRATIONS
SUR L’HISTOIRE
DE JACOB.


SERMON XI.


« Et Jacob dit à Pharaon : les jours de mon pélerinage sont de cent trente années ; mes jours ont été peu nombreux et bien malheureux. » Genèse XLVII. 9.


Il n’y a point d’homme dans toute l’histoire que je plaigne plus que celui qui a fait une pareille réponse ; non pas de ce que ses jours furent courts, mais de ce qu’ils furent assez longs pour avoir été mêlés de tant de maux.

Il fut le plus malheureux de tous les patriarches, car excepté les sept années qu’il servit Laban pour Rachel (années qui lui durèrent quelques jours, tant il l’aimoit, et que j’ôte du nombre de celles de sa vie) tous ses autres jours furent douloureux, et ses malheurs ne vinrent pas de ses fautes, mais de l’ambition, de la violence et des passions des autres. Une grande partie de ceux qui ont été assignés aux hommes à leur entrée dans le monde, vient du même côté, je le sais ; mais cependant dans la vie de quelques-uns on remarque spécialement une contexture inexplicable de peines. Un malheur s’élève du milieu d’un autre, et le tout tramé ensemble, offre un spectacle si pitoyable et si mélancolique, qu’un homme bien né ne peut y jeter les yeux sans les sentir ternis, obscurcis, humectés de larmes.

J’ai plus de pitié de ce patriarche encore, parce que dès son enfance il fut bercé de l’attente de mille prospérités ; Isaac son père lui avoit dit : « Dieu t’enverra la rosée du ciel, et la graisse de la terre, il te bénira de l’abondance du vin et du blé. Les peuples te serviront, et chaque nation baissera sa tête respectueuse devant toi ; tu seras le roi de ta famille, celui qui te bénira sera béni, et celui qui te maudira sera maudit. »

La simplicité de la jeunesse saisit les promesses du bonheur dans leur plus grande étendue. Celles-ci furent confirmées par le Dieu de ses pères dans son voyage de Padon-Aran, et elles ne laissèrent aucun doute sur leur accomplissement dans son esprit. Chaque objet flatteur et agréable qui se présentoit à lui avec la face de la joie, il le regardoit comme une portion de ses bénédictions ; il le poursuivoit… il vouloit embrasser une ombre.

Il faut donc supposer que ces bénédictions ne ressembloient pas à celles qu’un esprit matériel devoit attendre ; mais qu’elles étoient spirituelles, et telles que l’esprit prophétique d’Isaac les voyoit devant lui ; c’étoient des idées qui comprenoient leur bonheur futur lorsqu’ils ne seroient plus des étrangers parcourant la terre ; car dans ce fait, et prenant strictement le sens littéral des promesses de son père, Jacob ne jouit d’aucun bonheur ; il fut si loin d’être heureux, que dans les plus douces époques de sa vie, il ne rencontra que des afflictions.

Accompagnons-le depuis l’instant fatal où l’ambition traîtresse de sa mère le chassa de son toit protecteur et de son pays, pour aller chercher un asyle et un établissement chez Laban son allié.

Qu’y trouva-t-il ? comment son attente fut-elle payée ? Nous le lisons dans les remontrances pathétiques qu’il fit à Laban, lorsqu’après l’avoir poursuivi sept jours, il le rencontra sur le mont Gilead. Je le vois à la porte de sa tente, le cœur plein de ce courage calme que donne l’innocence opprimée ; il reproche à son beau-père la cruauté avec laquelle il l’a traité.

« J’ai demeuré avec vous vingt ans, vos brebis n’ont pas avorté, et je n’ai pas mangé les béliers de votre troupeau, et celles qui ont été déchirées par les bêtes, je ne vous les ai pas apportées : ah ! si j’ai péché, je porte bien la peine de mes fautes. Vous m’avez compté ce qu’on me voloit pendant le jour et pendant la nuit. Le jour j’étois brûlé par le soleil, la nuit j’étois consumé par la gelée, le sommeil fuyoit de mes yeux. C’est ainsi que j’ai passé vingt ans dans votre maison, je vous ai servi quatorze ans pour vos filles, et six pour votre troupeau, et vous avez cent fois changé mes gages. »

À peine se fut-il consolé de tous ces maux, que la mauvaise conduite et les crimes de ses fils blessèrent mortellement son cœur. Ruben fut un incestueux : Juda un adultère : Sa fille Dina fut déshonorée : Simon et Lévi se déshonorèrent eux-mêmes par leur trahison ; deux de ses petits fils furent frappés de mort subite, Rachel : son épouse chérie, périt dans une circonstance qui envenima sa perte ; son fils Joseph, ce jeune homme d’un si belle espérance, fut séparé de lui par l’envie de ses frères : enfin, il fut traîné lui-même par la famine chez les Égyptiens dans son vieux âge, il alla mourir chez un peuple qui tenoit pour abominable de manger son pain avec lui. Malheureux patriarche ! ah ! tu devois bien dire que tes jours avaient été bien courts et bien tristes. Pharaon ne te demandoit que ton âge, mais pouvois-tu jeter un regard sur les jours de ton pèlerinage sans songer aux peines qui l’avoient accompagné. Ce qu’il y a de plus dans sa réponse est le regorgement d’un cœur qui saigne au souvenir de ses malheurs.

L’esprit ne peut pas supporter les maux qui nous sont brassés par les autres ; quant à ceux que nous nous préparons nous-mêmes, nous ne mangeons que le fruit que nos mains ont planté et arrosé ; une fortune, une réputation ébranlées, quand nous avons eu la satisfaction de les ébranler, passent naturellement en habitude : et le plaisir qu’a eu le malheureux sauve quelquefois au spectateur l’embarras de la pitié ; mais les malheurs comme ceux de Jacob qui ont été accumulés sur nous par des mains dont nous faisions notre appui, l’avarice d’un parent, l’ingratitude d’un ami, celle d’un fils, laissent à jamais une cicatrice ; bien plus, ils sont suspendus sur la tête de tous les hommes, et peuvent tomber à chaque instant sur eux. Chaque spectateur a un intérêt dans la pièce, mais quelquefois aussi nous ne nous intéressons qu’à proportion que les incidens éveillent nos passions, et l’instruction ne pénètre pas bien profondément ; nous ne réalisons rien alors : contens de soupirer et de pleurer un instant, nous avons d’abord essuyé quelques larmes ; là finit l’histoire de la misère des autres, et sa morale avec elle.

Tâchons d’en faire un meilleur usage, et commençons par la première impulsion que le malheur donna à la roue de la vie de Jacob. Ce fut l’affection partiale d’une mère, son affection injuste, n’importe de quel terme nous la distinguions ; cette affection par laquelle Rebecca enfonça une dague dans le cœur d’Esaü, et l’horreur éternelle qui en resta dans le sien, quand elle frémissoit de vivre assez long-temps pour être privée de ses deux fils ; rapportez-vous en à moi, mes chers frères, quand cette balance d’amour et de bienveillance, dont les enfans regardent entre les mains de leurs parens l’équilibre comme un droit de la nature, penche et tombe, alors la douleur se plonge dans le cœur. « Le fils n’est plus d’accord avec son père, et la fille avec sa mère, et la belle-fille avec sa belle-mère, les ennemis d’un homme sont alors dans sa famille. »

Ah ! combien étoit sage et juste cette ordonnance de Moïse sur la police domestique ! « Si un homme a deux femmes, une aimée et l’autre haïe, et qu’elles lui aient donné chacune un fils, et que celui de la femme haïe soit le premier né, il ne pourra pas donner le droit de primogéniture et son héritage au fils de la femme aimée ; mais il sera obligé de reconnoître pour premier né l’enfant de la femme haïe, et de lui donner une double portion de tout ce qu’il a ».

C’est ainsi que ce législateur obvioit à ce mal, et c’en est un bien grand ; il dérobe le cœur des parens sous le masque de l’affection, il les courtise sous une forme si agréable, que mille ont été trahis par les mêmes vertus qui auroient dû les préserver de la trahison. La nature leur dit qu’il ne peut y avoir d’erreur du côté de la tendresse ; mais nous oublions que quand la nature plaide la cause d’un enfant, elle parle pour tous, et pourquoi fermons-nous l’oreille à sa voix ? Salomon dit que l’oppression fait d’un sage un homme sot ; que fera-t-elle donc d’une ame tendre et ingénue qui se voit négligée ; trop pleine de respect envers l’auteur de l’injustice pour s’en plaindre, elle se tait pensive, accablée par le découragement. Cet enfant malheureux oublie tous les moyens de plaire ; il est né pour voir les autres chargés de caresses, le voilà dans un coin retiré de sa maison, nourrissant son cœur de larmes ; ses esprits succombent sous le poids que sa petite portion de courage ne peut pas secouer, il se flétrit, il meurt, triste victime du caprice !

Je me trouve amené, sans l’avoir prévu, vers une réflexion sur la conduite de Jacob envers son fils Joseph. Ce patriarche n’écouta pas la leçon de sagesse que les malheurs de sa famille lui avoient apprise ; ses yeux cependant avoient été témoins d’assez de chagrins pour les transmettre à sa mémoire ; il tomba dans le même excès d’affection pour cet enfant de Rebecca. « Israël, nous dit l’esprit saint, aimoit mieux Joseph que ses autres fils, c’étoit l’enfant de son vieil âge, et il lui fit un habit de plusieurs couleurs ». Ô Israël ! où étoit cet esprit prophétique qui te faisoit percer dans les siècles futurs, et par lequel tu annonçois à chaque tribu sa destinée ? où étoit-il ? ne devoit-il pas t’aider à voir cette tunique de couleurs diverses, teinte aussi de sang ? Pourquoi ces tendres émotions que ton cœur devoit ressentir étoient-elles cachées à tes regards ? pourquoi tout nous est-il caché ? Sans doute le ciel n’a voulu nous départir de sa lumière qu’autant qu’il en faut à la vertu pour mériter sa récompense.

Accorde-moi, Dieu bienfaisant ! de suivre gaiement le chemin que tu m’as tracé. Je ne souhaite pas qu’il soit plus large et moins rude ; conserve la foible lumière du pâle flambeau que tu as mis dans ma main, je ramperai sept fois par jour sur mes genoux pour découvrir le meilleur sentier ; à la fin de mon voyage je me confierai entièrement à toi, la fontaine de liesse, et je chanterai des hymnes de joie pendant mon pèlerinage.

Nous arrivons à un événement bien intéressant de la vie de Jacob, quand on lui impose une femme qu’il n’avoit ni marchandée, ni aimée. « Il voulut regarder le matin, c’étoit Léa, et il dit à Laban, qu’avez-vous fait de moi ? ne vous ai-je pas servi pour Rachel ? vous m’avez donc trompé. »

Les impositions conjugales ne sont plus susceptibles d’une pareille erreur ; mais la moralité de cette anecdote est encore d’usage. L’abus et les plaintes de Jacob seront toujours répétées tant que l’art et la ruse voudront tramer le lien du mariage.

Parcourez l’histoire de tous ceux qui ont été trompés, ramassez leurs plaintes, écoutez leurs reproches mutuels, sur quel point cardinal roulent-ils ? Ils se sont mépris dans la personne. La première querelle domestique retentit des mots de déguisement soit du corps soit de l’esprit.

Le plus bel ornement des femmes, le seul peut-être qui subjugue le cœur, l’ornement de la tranquillité et de la douceur de l’esprit, tombe tout-à-coup. N’est-ce pas pour Rachel que je vous ai servi ? Pourquoi m’avez-vous trompé ?

Ah ! soyez plus honnête, et moins secret. Ne cachez rien, ne vernissez rien ; si ces traits de la vérité ne peuvent pas vaincre, il vaut mieux ne pas conquérir que de conquérir pour un jour. Quand la nuit sera passée, ce sera la même chose : elle passa, voyez, c’étoit Léa.

Si le cœur se trompe dans son choix, et si l’imagination enfante des merveilles qui ne furent jamais le partage de la chair et du sang, quand le songe a disparu, et que nous nous éveillons le matin, peu importe que ce soit Rachel ou Léa ; peu importe que l’objet réunisse toutes les perfections qui appartiennent à la terre ; il tombera du haut de ces nuages que l’enthousiasme a configuré.

Que l’homme dans une pareille circonstance ne s’écrie donc pas avec Jacob : qu’avez-vous fait de moi ? C’est lui qui a tout fait. Qu’il n’accuse que la chaleur et l’indiscrétion poétique de son amour.

Je ne sais si je dois faire mention d’une autre singularité dans la vie du patriarche, de l’injure qu’il reçut de Laban. C’étoit le même tort qu’il avoit eu envers son père Isaac, quand les infirmités de la vieillesse l’empêchèrent de distinguer un de ses fils de l’autre : es-tu mon fils Esaü ? Et il dit, je le suis. Je doute que la vivacité de Léa fût mise à cette épreuve, mais le même stratagème leur coûta les mêmes larmes, et il est difficile de juger si les peines de l’amour malheureux furent un châtiment aussi cruel dans le cœur de l’un de ces frères, que les inquiétudes de l’ambition trompée et de la vengeance dans celui de l’autre.

Je ne vois point comment l’honneur de Dieu est intéressé à nous rendre le mal pour le mal, et pourquoi un homme doit tomber dans le fossé qu’il a creusé pour un autre. C’est au temps et au hasard à tramer les événemens, et il ne manquoit à Jacob que d’avoir été un méchant homme, pour servir de texte et d’exemple à une pareille doctrine. C’est assez pour nous de savoir que le meilleur moyen d’éviter le mal, est de ne pas le commettre. Le monde quelquefois en ordonne autrement, dérobons aux hommes irréligieux le triomphe de leurs recherches.

Je ne puis finir ce discours sans revenir à sa première partie, aux plaintes de Jacob sur la courte durée et les malheurs de ses jours ; que je la rapproche de vous par quelques réflexions.

Il est étrange que cette vie nous paroisse si courte en général, et que dans ses détails elle soit si longue. Le malheur, me direz-vous, en est la cause. Exceptons-le et vous trouverez encore que quoique nous nous plaignons de sa brièveté plusieurs hommes sont si embarrassés de leurs jours, qu’ils vont continuellement errans dans les grands chemins et dans les cités, pour chercher des convives qui les en délivrent. S’en débarrasser avec adresse n’est pas un des moindres arts de la vie même ; ceux qui ne peuvent y réussir en portent les marques honteuses, et telles que les faillites devroient les porter toujours. Quelqu’insoucians que nous soyons, nous n’aurons pas toujours le pouvoir et la volonté de calculer ainsi. Quand le sang se refroidira, et que les esprits qui nous ont fait perdre tant de jours avant de nous avoir permis de les compter commencent à se retirer, la sagesse appuye sa main sur notre cœur, les afflictions et le lit de douleur trouvent une heure pour nous persuader ; s’ils nous manquent, la vieillesse ne nous manquera pas, et la voilà élevant d’une main tremblante le sablier devant nos yeux presqu’éteints.

Chrétiens mes frères, chrétiens inconsidérés, n’attendez pas jusques-là. Examinez votre vie dès aujourd’hui, regardez derrière vous, voyez cette ère susceptible de méditations célestes, écrite à la hâte sur le sable et effacée avec…

Je manque de paroles pour dire avec quoi… Je ne pense qu’aux réflexions avec lesquelles vous vous supporterez vous-mêmes au déclin d’une vie si misérablement prodiguée ; s’il arrive que vous soyez paresseux à la onzième heure, et que vous ayez tout l’ouvrage du jour à faire, quand la nuit arrivera, et qu’on ne pourra plus travailler.

Quant aux malheurs des jours de ce pélerinage, la spéculation et les faits semblent varier. Nous convenons avec le patriarche que la vie de l’homme est malheureuse, et cependant le monde a l’air heureux ; chaque chose y paroit tolérable. Jetez un regard sur l’univers qu’il nous a donné, observez les richesses et l’abondance qui coulent dans les canaux de chacun ; ils satisfont non-seulement les désirs de la nature, mais encore ceux de l’imagination et du luxe. Chaque contrée est un paradis que la nature a cultivé dans un moment de joie.

Toutes les choses ont deux faces, Jacob, Job et Salomon partagent le monde en deux sections, la vérité réside au milieu, ou plutôt le bien et le mal sont mêlés ; lequel des deux l’emporte ! C’est au-dessus de nos recherches. Ah ! c’est le bien. Premièrement parce que cette pensée me rend plus cher et plus vénérable le créateur du monde, et ensuite parce que je ne puis pas supposer qu’un ouvrage fait pour exalter sa gloire, doive manquer d’apologies.

Quelle que soit la proportion de la misère dans la construction du monde, ce n’est pas un devoir religieux d’ajouter à nos malheurs. Ne méritons jamais les louanges qu’obtinrent ces anachorètes, qui vivant au milieu d’un jardin embaumé ne touchèrent jamais une fleur. J’ai pitié de ceux dont les plaisirs naturels sont des fardeaux et des privations, et qui fanatiques malades fuyent loin de la joie comme si elle étoit un crime.

Ah ! s’il en est un dans le monde, c’est l’affliction et l’oppression du cœur ; la perte des biens, de la santé, des couronnes et des dignités sont des maux en tant qu’ils occasionnent des chagrins ; séparez-les de ces privations, tout le reste est vérité, et réside seulement dans la tête de l’homme.

Être infortuné ! les douleurs de ton ame ne suffisent-elles pas, sans que tu remplisses la mesure avec celles du caprice, tu marches sans cesse dans l’ombre, et tu veux encore t’y tourmenter en vain !

Nous sommes des créatures incapables de repos, et tels nous serons jusqu’à la fin des choses. Ce que nous pouvons opérer de mieux, est de faire de notre caractère turbulent ce que les hommes sages font de leurs mauvaises habitudes. Quand ils ne peuvent les vaincre, ils tâchent au moins de les détourner dans des canaux utiles.

Si nous devons donc sans cesse nous tourmenter, perdons de vue l’objet présent de nos soucis, et peinons-nous seulement à bien vivre. Ainsi soit-il.