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Servitude et grandeur militaires/I/5

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Société des amis des livres (p. 40-67).

CHAPITRE V


HISTOIRE DU CACHET ROUGE


― Vous saurez d’abord, mon enfant, que je suis né à Brest ; j’ai commencé par être enfant de troupe, gagnant ma demi-ration et mon demi-prêt dès l’âge de neuf ans, mon père étant soldat aux gardes. Mais comme j’aimais la mer, une belle nuit, pendant que j’étais en congé à Brest, je me cachai à fond de cale d’un bâtiment marchand qui partait pour les Indes ; on ne m’aperçut qu’en pleine mer, et le capitaine aima mieux me faire mousse que de me jeter à l’eau. Quand vint la Révolution, j’avais fait du chemin, et j’étais à mon tour devenu capitaine d’un petit bâtiment marchand assez propre, ayant écumé la mer quinze ans. Comme l’ex-marine royale, bonne marine, ma foi ! se trouva tout à coup dépeuplée d’officiers, on prit des capitaines dans la marine marchande. J’avais eu quelques affaires de flibustiers que je pourrai vous dire plus tard : on me donna le commandement d’un brick de guerre nommé le Marat.

Le 28 fructidor 1797, je reçus l’ordre d’appareiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante soldats et un déporté qui restait des cent quatre-vingt-treize que la frégate la Décade avait pris à bord quelques jours auparavant. J’avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels il y en avait un démesuré. J’avais défense d’ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord, du vingt-sept au vingt-huitième de longitude, c’est-à-dire près de passer la ligne.

Cette grande lettre avait une figure toute particulière. Elle était longue, et fermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers l’enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre sous le verre d’une mauvaise petite pendule anglaise clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là était un vrai lit de marin, comme vous savez qu’ils sont. Mais je ne sais, moi, ce que je dis : vous avez tout au plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça.

La chambre d’une reine ne peut pas être aussi proprement rangée que celle d’un marin, soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa petite place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment peut rouler tant qu’il veut sans rien déranger. Les meubles sont faits selon la forme du vaisseau et de la petite chambre qu’on a. Mon lit était un coffre. Quand on l’ouvrait, j’y couchais ; quand on le fermait, c’était mon sofa, et j’y fumais ma pipe. Quelquefois c’était ma table ; alors on s’asseyait sur deux petits tonneaux qui étaient dans la chambre. Mon parquet était ciré et frotté comme de l’acajou, et brillant comme un bijou : un vrai miroir ! Oh ! c’était une jolie petite chambre ! Et mon brick avait bien son prix aussi. On s’y amusait souvent d’une fière façon, et le voyage commença cette fois assez agréablement, si ce n’était… Mais n’anticipons pas.

Nous avions un joli vent nord-nord-ouest, et j’étais occupé à mettre cette lettre sous le verre de ma pendule, quand mon déporté entra dans ma chambre ; il tenait par la main une belle petite de dix-sept ans environ. Lui me dit qu’il en avait dix-neuf ; beau garçon, quoiqu’un peu pâle et trop blanc pour un homme. C’était un homme cependant, et un homme qui se comporta dans l’occasion mieux que bien des anciens n’auraient fait : vous allez le voir. Il tenait sa petite femme sous le bras ; elle était fraîche et gaie comme une enfant. Ils avaient l’air de deux tourtereaux. Ça me faisait plaisir à voir, moi. Je leur dis :

― Eh bien, mes enfants ! vous venez faire visite au vieux capitaine ; c’est gentil à vous. Je vous emmène un peu loin ; mais tant mieux, nous aurons le temps de nous connaître. Je suis fâché de recevoir madame sans mon habit ; mais c’est que je cloue là-haut cette grande coquine de lettre. Si vous vouliez m’aider un peu ?

Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le petit mari prit le marteau, et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais ; et elle me disait : À droite ! à gauche ! capitaine ! tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter ma pendule. Je l’entends encore d’ici avec sa petite voix : «  À gauche ! à droite ! capitaine ! Elle se moquait de moi. — Ah ! je dis, petite méchante ! je vous ferai gronder par votre mari, allez. ! Alors elle lui sauta au cou et l’embrassa. Ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis.

Ce fut aussi une jolie traversée. J’eus toujours un temps fait exprès. Comme je n’avais jamais en que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m’égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et son mari restaient à se regarder comme s’ils ne s’étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon cœur et me moquais d’eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbéciles, ne sachant pas ce que nous avions. C’est que c’était vraiment plaisant de les voir s’aimer comme ça ! ils se trouvaient bien partout ; ils trouvaient bon tout ce qu’on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous ; j’y ajoutais seulement un peu d’eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac, où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j’ai là dans mon mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas. Qu’avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d’eau ! Je les portais de l’autre côté de la mer, comme j’aurais porté deux oiseaux de paradis.

J’avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfants. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s’asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table, c’est-à-dire sur mon lit ; et, quand je voulais, il m’aidait à faire mon point : il le sut bientôt faire aussi bien que moi ; j’en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s’asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.

Un jour qu’ils étaient posés comme cela, je leur dis :

― Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille comme nous voilà ? Je ne veux pas vous interroger, mais probablement vous n’avez pas plus d’argent qu’il ne vous en faut, et vous êtes joliment délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C’est un vilain pays, de tout mon cœur, je vous le dis ; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j’y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d’amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n’est qu’un sabot à présent, et je m’établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n’ai pas plus de famille qu’un chien, cela m’ennuie ; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses ; et j’ai amassé une bonne pacotille de contrebande assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque je viendrais à tourner de l’œil, comme on dit poliment.

Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l’air de croire que je ne disais pas vrai ; et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l’autre, et s’asseoir sur ses genoux, toute rouge et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux ; il me tendit la main et devint plus pâle qu’à l’ordinaire. Elle lui parla bas, et ses grands cheveux blonds s’en allèrent sur son épaule ; son chignon s’était défait comme un câble qui se déroule tout à coup, parce qu’elle était vive comme un poisson : ces cheveux-là, si vous les aviez vus ! c’était comme de l’or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps et elle pleurant, cela m’impatienta :

— Eh bien, ça vous va-t-il ? leur dis-je à la fin.

— Mais… mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari ; mais c’est que… vous ne pouvez pas vivre avec des déportés, et… il baissa les yeux.

— Moi, dis-je, je ne sais ce que vous avez fait pour être déporté, mais vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m’avez pas l’air d’avoir la conscience bien lourde, et je suis bien sûr que j’en ai fait bien d’autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocents. Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre ; je vous couperais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais une fois l’épaulette de côté, je ne connais plus ni amiral ni rien du tout.

— C’est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoique un peu poudrée, comme cela se faisait encore à l’époque, c’est que je crois qu’il serait dangereux pour vous, capitaine, d’avoir l’air de nous connaître. Nous rions parce que nous sommes jeunes ; nous avons l’air heureux parce que nous nous aimons ; mais j’ai de vilains moments quand je pense à l’avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre Laure.

Il serra de nouveau la tête de la jeune femme sur sa poitrine :

— C’était bien là ce que je devais dire au capitaine ; n’est-ce pas, mon enfant, que vous auriez dit la même chose ?

Je pris ma pipe et je me levai, parce que je commençais à me sentir les yeux un peu mouillés, et que ça ne me va pas, à moi.

— Allons ! allons ! dis-je, ça s’éclaircira par la suite. Si le tabac incommode madame, son absence est nécessaire.

Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide de larmes, comme un enfant qu’on a grondé.

— D’ailleurs, me dit-elle en regardant ma pendule, vous n’y pensez pas, vous autres ; et la lettre !

Je sentis quelque chose qui me fit de l’effet. J’eus comme une douleur aux cheveux quand elle me dit cela.

— Pardieu ! je n’y pensais plus, moi, dis-je. Ah ! par exemple, voilà une belle affaire ! Si nous avions passé le premier degré de latitude nord, il ne me resterait plus qu’à me jeter à l’eau. — Faut-il que j’aie du bonheur, pour que cette enfant-là m’ait rappelé cette grande coquine de lettre !

Je regardai vite ma carte de marine, et quand je vis que nous en avions encore pour une semaine au moins, j’eus la tête soulagée, mais pas le cœur, sans savoir pourquoi.

— C’est que le Directoire ne badine pas pour l’article obéissance ! dis-je. Allons, je suis au courant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite que j’avais tout à fait oublié cela.

— Eh bien, monsieur, nous restâmes tous trois le nez en l’air à regarder cette lettre, comme si elle allait nous parler. Ce qui me frappa beaucoup, c’est que le soleil, qui glissait par la claire-voie, éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le grand cachet rouge et les autres petits, comme les traits d’un visage au milieu du feu.

— Ne dirait-on pas que les yeux lui sortent de la tête ? leur dis-je pour les amuser.

— Oh ! mon ami, dit la jeune femme, cela ressemble à des taches de sang.

— Bah ! bah ! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez, Laure ; cela ressemble à un billet de faire part d’un mariage. Venez vous reposer, venez ; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle ?

Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait suivis, et montèrent sur le pont. Je restai seul avec cette grande lettre, et je me souviens qu’en fumant ma pipe je la regardais toujours, comme si ses yeux rouges avaient attaché les miens, en les humant comme font des yeux de serpent. Sa grande figure pâle, son troisième cachet, plus grand que les yeux, tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup… cela me mit de mauvaise humeur ; je pris mon habit et je l’accrochai à la pendule, pour ne plus voir ni l’heure ni la chienne de lettre.

J’allai achever ma pipe sur le pont. J’y restai jusqu’à la nuit.

Nous étions alors à la hauteur des îles du Cap-Vert. Le Marat filait, vent en poupe, ses dix nœuds sans se gêner. La nuit était la plus belle que j’aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l’horizon, large comme un soleil ; la mer la coupait en deux et devenait toute blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamants. Je regardais cela en fumant, assis sur mon banc. L’officier de quart et les matelots ne disaient rien et regardaient comme moi l’ombre du brick sur l’eau. J’étais content de ne rien entendre. J’aime le silence et l’ordre, moi. J’avais défendu tous les bruits et tous les feux. J’entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien mis en colère tout de suite ; mais comme c’était chez mes petits déportés, je voulus m’assurer de ce qu’on faisait avant de me fâcher. Je n’eus que la peine de me baisser, je pus voir par le grand panneau dans la petite chambre, et je regardai.

La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. Il y avait une petite lampe qui l’éclairait. Elle était en chemise ; je voyais d’en haut ses épaules nues, ses petits pieds nus et ses grands cheveux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis : Bah ! un vieux soldat, qu’est-ce que ça fait ? Et je restai à voir.

Son mari était assis sur une petite malle, la tête sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva la tête en haut comme au ciel, et je vis ses grands yeux bleus mouillés comme ceux d’une Madeleine. Pendant qu’elle priait, il prenait le bout de ses longs cheveux et les baisait sans faire de bruit. Quand elle eut fini, elle fit un signe de croix en souriant avec l’air d’aller en paradis. Je vis qu’il faisait comme elle un signe de croix, mais comme s’il en avait honte. Au fait, pour un homme c’est singulier.

Elle se leva debout, l’embrassa, et s’étendit la première dans son hamac, où il la jeta sans rien dire, comme on couche un enfant dans une balançoire. Il faisait une chaleur étouffante : elle se sentait bercée avec plaisir par le mouvement du navire et paraissait déjà commencer à s’endormir. Ses petits pieds blancs étaient croisés et élevés au niveau de sa tête, et tout son corps enveloppé de sa longue chemise blanche. C’était un amour, quoi !

— Mon ami, dit-elle en dormant à moitié, n’avez-vous pas sommeil ? Il est bien tard, sais-tu ?

Il restait toujours le front sur ses mains, sans répondre. Cela l’inquiéta un peu, la bonne petite, et elle passa sa jolie tête hors du hamac, comme un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche entr’ouverte, n’osant plus parler.

Enfin il lui dit :

— Eh ! ma chère Laure, à mesure que nous avançons vers l’Amérique, je ne puis m’empêcher de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me paraît que le temps le plus heureux de notre vie aura été celui de la traversée.

— Cela me semble aussi, dit-elle ; je voudrais n’arriver jamais.

Il la regarda en joignant les mains avec un transport que vous ne pouvez pas vous figurer.

— Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il ; cela m’afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.

— Moi, du regret ! dit-elle avec un air bien peiné ; moi, du regret de t’avoir suivi, mon ami ! Crois-tu que, pour t’avoir appartenu si peu, je t’aie moins aimé ? N’est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs à dix-sept ans ? Ma mère et mes sœurs n’ont-elles pas dit que c’était mon devoir de vous suivre à la Guyane ? N’ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant ? Je m’étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami ; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir avec vous si vous mourez.

Elle disait tout cela d’une voix si douce qu’on aurait cru que c’était une musique. J’en étais tout ému et je dis :

— Bonne petite femme, va !

Le jeune homme se mit à soupirer en frappant du pied et en baisant une jolie main et un bras nu qu’elle lui tendait.

— Laurette, ma Laurette ! disait-il, quand je pense que si nous avions retardé de quatre jours notre mariage, on m’arrêtait seul et je partais tout seul, je ne puis me pardonner.

Alors la belle petite pencha hors du hamac ses deux beaux bras blancs, nus jusqu’aux épaules, et lui caressa le front, les cheveux et les yeux, en lui prenant la tête comme pour l’emporter et le cacher dans sa poitrine. Elle sourit comme un enfant, et lui dit une quantité de petites choses de femme, comme moi je n’avais jamais rien entendu de pareil. Elle lui fermait la bouche avec ses doigts pour parler toute seule. Elle disait, en jouant et en prenant ses longs cheveux comme un mouchoir pour lui essuyer les yeux :

— Est-ce que ce n’est pas bien mieux d’avoir avec toi une femme qui t’aime, dis, mon ami ? Je suis bien contente, moi, d’aller à Cayenne ; je verrai des sauvages, des cocotiers comme ceux de Paul et Virginie, n’est-ce pas ? Nous planterons chacun le nôtre. Nous verrons qui sera le meilleur jardinier. Nous nous ferons une petite case pour nous deux. Je travaillerai toute la journée et toute la nuit, si tu veux. Je suis forte ; tiens, regarde mes bras ; — tiens, je pourrais presque te soulever. Ne te moque pas de moi ; je sais très-bien broder, d’ailleurs ; et n’y a-t-il pas une ville quelque part par là où il faille des brodeuses ? Je donnerai des leçons de dessin et de musique si l’on veut aussi ; et si l’on y sait lire, tu écriras, toi.

Je me souviens que le pauvre garçon fut si désespéré qu’il jeta un grand cri lorsqu’elle dit cela.

— Écrire ! — criait-il, — écrire !

Et il se prit la main droite avec la gauche en la serrant au poignet.

— Ah ! écrire ? pourquoi ai-je jamais su écrire ! Écrire ! mais c’est le métier d’un fou !… — J’ai cru à leur liberté de la presse ! — Où avais-je l’esprit ? — Eh ! pourquoi faire ? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, jetées au feu par ceux qui les haïssent, ne servant à rien qu’à nous faire persécuter ! Moi, encore passe ; mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours à peine ! qu’avais-tu fait ? Explique-moi, je te prie, comment je t’ai permis d’être bonne à ce point de me suivre ici ? Sais-tu seulement où tu es, pauvre petite ? Et où tu vas, le sais-tu ? Bientôt, mon enfant, vous serez à seize cents lieues de votre mère et de vos sœurs… et pour moi ! tout cela pour moi !

Elle cacha sa tête un moment dans le hamac ; et moi d’en haut je vis qu’elle pleurait ; mais lui d’en bas ne voyait pas son visage ; et quand elle le sortit de la toile, c’était en souriant pour lui donner de la gaîté.

— Au fait, nous ne sommes pas riches à présent, dit-elle en riant aux éclats ; tiens, regarde ma bourse, je n’ai plus qu’un louis tout seul. Et toi ?

Il se mit à rire aussi comme un enfant :

— Ma foi, moi, j’avais encore un écu, mais je l’ai donné au petit garçon qui a porté ta malle.

— Ah bah ! qu’est-ce que ça fait ? dit-elle en faisant claquer ses petits doigts blancs comme des castagnettes ; on n’est jamais plus gai que lorsqu’on n’a rien ; et n’ai-je pas en réserve les deux bagues de diamants que ma mère m’a données ? cela est bon partout et pour tout, n’est-ce pas ? Quand tu voudras, nous les vendrons. D’ailleurs je crois que le bonhomme de capitaine ne dit pas toutes ses bonnes intentions pour nous, et qu’il sait bien ce qu’il y a dans la lettre. C’est sûrement une recommandation pour nous au gouverneur de Cayenne.

— Peut-être, dit-il ; qui sait ?

— N’est-ce pas ? reprit sa petite femme ; tu es si bon que je suis sûre que le gouvernement t’a exilé pour un peu de temps, mais ne t’en veut pas.

Elle avait dit ça si bien ! m’appelant le bonhomme de capitaine, que j’en fus tout remué et tout attendri ; et je me réjouis même, dans le cœur, de ce qu’elle avait peut-être deviné juste sur la lettre cachetée. Ils commençaient encore à s’embrasser ; je frappai du pied vivement sur le pont pour les faire finir.

Je leur criai :

— Eh ! dites donc, mes petits amis ! on a l’ordre d’éteindre tous les feux du bâtiment. Soufflez-moi votre lampe, s’il vous plaît.

Ils soufflèrent la lampe, et je les entendis rire en jasant tout bas dans l’ombre comme des écoliers. Je me remis à me promener seul sur mon tillac en fumant ma pipe. Toutes les étoiles du tropique étaient à leur poste, larges comme de petites lunes. Je les regardais en respirant un air qui sentait frais et bon.

Je me disais que certainement ces bons petits avaient deviné la vérité, et j’en étais tout ragaillardi. Il y avait bien à parier qu’un des cinq Directeurs s’était ravisé et me les recommandait; je ne m’expliquais pas bien pourquoi, parce qu’il y a des affaires d’État que je n’ai jamais comprises, moi ; mais enfin je croyais cela, et, sans savoir pourquoi, j’étais content.

Je descendis dans ma chambre, et j’allai regarder la lettre sous mon vieil uniforme. Elle avait une autre figure ; il me sembla qu’elle riait, et ses cachets paraissaient couleur de rose. Je ne doutai plus de sa bonté, et je lui fis un petit signe d’amitié.

Malgré cela, je remis mon habit dessus ; elle m’ennuyait.

Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pendant quelques jours, et nous étions gais ; mais quand nous approchâmes du premier degré de latitude, nous commençâmes à ne plus parler.

Un beau matin je m’éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. À vrai dire, je ne dors jamais que d’un œil, comme on dit, et le roulis me manquant, j’ouvris les deux yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et c’était sous le 1° de latitude nord, au 27° de longitude. Je mis le nez sur le pont : la mer était lisse comme une jatte d’huile ; toutes les voiles ouvertes tombaient collées aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite : — J’aurai le temps de te lire, va ! en regardant de travers du côté de la lettre. — J’attendis jusqu’au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir là : j’ouvris la pendule, et j’en tirai vivement l’ordre cacheté. — Eh bien, mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d’heure que je ne pouvais pas encore le lire. Enfin je me dis : — C’est par trop fort ! et je brisai les trois cachets d’un coup de pouce ; et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière.

Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m’être trompé.

Je relus la lettre tout entière ; je la relus encore ; je recommençai en la prenant par la dernière ligne et remontant à la première. Je n’y croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m’assis ; j’avais un certain tremblement sur la peau du visage ; je me frottai un peu les joues avec du rhum, je m’en mis dans le creux des mains : je me faisais pitié à moi-même d’être si bête que cela ; mais ce fut l’affaire d’un moment ; je montai prendre l’air.

Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m’approcher d’elle : elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu’au col, et ses grands cheveux tombants comme elle les portait toujours. Elle s’amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d’une corde, et riait en cherchant à arrêter les goëmons, plantes marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux des Tropiques.

— Viens donc voir les raisins ! viens donc vite ! criait-elle ; et son ami s’appuyait sur elle, et se penchait, et ne regardait pas l’eau, parce qu’il la regardait d’un air tout attendri.

Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard d’arrière. Elle se retourna… Je ne sais quelle figure j’avais, mais elle laissa tomber sa corde ; elle le prit violemment par le bras, et lui dit :

— Oh ! n’y va pas, il est tout pâle. »

Cela se pouvait bien ; il y avait de quoi pâlir. Il vint cependant près de moi sur le gaillard ; elle nous regardait, appuyée contre le grand mât. Nous nous promenâmes longtemps de long en large sans rien dire. Je fumais un cigare que je trouvais amer, et je le crachai dans l’eau. Il me suivait de l’œil ; je lui pris le bras ; j’étouffais : ma foi, ma parole d’honneur ! j’étouffais.

— Ah çà ! lui dis-je enfin, contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire. Que diable avez-vous donc fait à ces chiens d’avocats qui sont là comme cinq morceaux de roi ? Il paraît qu’ils vous en veulent fièrement ! C’est drôle !

Il haussa les épaules en penchant la tête (avec un air si doux, le pauvre garçon !), et me dit :

— O mon Dieu ! capitaine, pas grand’chose, allez : trois couplets de vaudeville sur le Directoire, voilà tout.

— Pas possible ! dis-je.

— O mon Dieu, si ! Les couplets n’étaient même pas trop bons. J’ai été arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force, jugé le 16, et condamné à mort d’abord, et puis à la déportation par bienveillance.

— C’est drôle ! dis-je. Les Directeurs sont des camarades bien susceptibles ; car cette lettre que vous savez me donne ordre de vous fusiller.

Il ne répondit pas, et sourit en faisant une assez bonne contenance pour un jeune homme de dix-neuf ans. Il regarda seulement sa femme, et s’essuya le front, d’où tombaient des gouttes de sueur. J’en avais autant au moins sur la figure, moi, et d’autres gouttes aux yeux.

Je repris :

— Il paraît que ces citoyens-là n’ont pas voulu faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu’ici ça ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi c’est fort triste ; car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas m’en dispenser ; l’arrêt de mort est là en règle, et l’ordre d’exécution signé, paraphé, scellé ; il n’y manque rien.

Il me salua très poliment en rougissant.

— Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une voix aussi douce que de coutume ; je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs. Je voudrais seulement parler un peu à Laure, et vous prier de la protéger dans le cas où elle me survivrait, ce que je ne crois pas.

— Oh ! pour cela, c’est juste, lui dis-je, mon garçon ; si cela ne vous déplaît pas, je la conduirai à sa famille à mon retour en France, et je ne la quitterai que quand elle ne voudra plus me voir. Mais, à mon sens, vous pouvez vous flatter qu’elle ne reviendra pas de ce coup-là ; pauvre petite femme !

Il me prit les deux mains, les serra et me dit :

— Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qui vous reste à faire, je le sens bien ; mais qu’y pouvez-vous ? Je compte sur vous pour lui conserver le peu qui m’appartient, pour la protéger, pour veiller à ce qu’elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n’est-ce pas ? pour garantir sa vie, son honneur, n’est-ce pas ? et aussi pour qu’on ménage toujours sa santé. — Tenez, ajouta-t-il plus bas, j’ai à vous dire qu’elle est très-délicate ; elle a souvent la poitrine affectée jusqu’à s’évanouir plusieurs fois par jour ; il faut qu’elle se couvre bien toujours. Enfin vous remplacerez son père, sa mère et moi autant que possible, n’est-il pas vrai ? Si elle pouvait conserver les bagues que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais si on a besoin de les vendre pour elle, il le faudra bien. Ma pauvre Laurette ! voyez comme elle est belle !

Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m’ennuya, et je me mis à froncer le sourcil ; je lui avais parlé d’un air gai pour ne pas m’affaiblir ; mais je n’y tenais plus : — Enfin suffit, lui dis-je, entre braves gens on s’entend de reste. Allez lui parler, et dépêchons-nous.

Je lui serrai la main en ami, et comme il ne quittait pas la mienne et me regardait avec un air singulier : — Ah çà ! si j’ai un conseil à vous donner, ajoutai-je, c’est de ne pas lui parler de ça. Nous arrangerons la chose sans qu’elle s’y attende, ni vous non plus, soyez tranquille ; ça me regarde.

— Ah ! c’est différent, dit-il, je ne savais pas… cela vaut mieux, en effet. D’ailleurs, les adieux ! les adieux ! cela affaiblit.

— Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Ne l’embrassez pas, mon ami, ne l’embrassez pas, si vous pouvez, ou vous êtes perdu.

Je lui donnai encore une bonne poignée de main et je le laissai aller. Oh ! c’était dur pour moi, tout cela.

Il me parut qu’il gardait, ma foi, bien le secret : car ils se promenèrent, bras dessus, bras dessous, pendant un quart d’heure, et ils revinrent au bord de l’eau, reprendre la corde et la robe qu’un de mes mousses avait repêchées.

La nuit vint tout à coup. C’était le moment que j’avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu’au jour où nous sommes, et je le traînerai toute ma vie comme un boulet.

Ici le vieux Commandant fut forcé de s’arrêter. Je me gardai de parler, de peur de détourner ses idées ; il reprit en se frappant la poitrine :

— Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je sentis la colère me prendre aux cheveux, et en même temps je ne sais quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J’appelai les officiers et je dis à l’un d’eux :

— Allons, un canot à la mer… puisque à présent nous sommes des bourreaux ! Vous y mettrez cette femme, et vous l’emmènerez au large jusqu’à ce que vous entendiez des coups de fusil ; alors vous reviendrez. — Obéir à un morceau de papier ! car ce n’était que cela enfin ! Il fallait qu’il y eût quelque chose dans l’air qui me poussât. J’entrevis de loin ce jeune homme… oh ! c’était affreux à voir !… s’agenouiller devant sa Laurette, et lui baiser les genoux et les pieds. N’est-ce pas que vous trouvez que j’étais bien malheureux ?

Je criai comme un fou : Séparez-les ! nous sommes tous des scélérats ! — Séparez-les… La pauvre République est un corps mort ! Directeurs, Directoire, c’en est la vermine ! Je quitte la mer ! Je ne crains pas tous vos avocats ; qu’on leur dise ce que je dis, qu’est-ce que ça me fait ? Ah ! je me souciais bien d’eux, en effet ! J’aurais voulu les tenir, je les aurais fait fusiller tous les cinq, les coquins ! Oh ! je l’aurais fait ; je me souciais de la vie comme de l’eau qui tombe là, tenez… Je m’en souciais bien !… une vie comme la mienne… Ah bien, oui ! pauvre vie… va !

Et la voix du Commandant s’éteignit peu à peu et devint aussi incertaine que ses paroles ; et il marcha en se mordant les lèvres et en fronçant le sourcil dans une distraction terrible et farouche. Il avait de petits mouvements convulsifs et donnait à son mulet des coups du fourreau de son épée, comme s’il eût voulu le tuer. Ce qui m’étonna, ce fut de voir la peau jaune de sa figure devenir d’un rouge foncé. Il défit et entr’ouvrit violemment son habit sur la poitrine, la découvrant au vent et à la pluie. Nous continuâmes ainsi à marcher dans un grand silence. Je vis bien qu’il ne parlerait plus de lui-même, et qu’il fallait me résoudre à questionner.

— Je comprends bien, lui dis-je, comme s’il eût fini son histoire, qu’après une aventure aussi cruelle on prenne son métier en horreur.

— Oh ! le métier ; êtes-vous fou ? me dit-il brusquement, ce n’est pas le métier ! Jamais le capitaine d’un bâtiment ne sera obligé d’être un bourreau, sinon quand viendront des gouvernements d’assassins et de voleurs, qui profiteront de l’habitude qu’a un pauvre homme d’obéir aveuglément, d’obéir toujours, d’obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur.

En même temps il tira de sa poche un mouchoir rouge dans lequel il se mit à pleurer comme un enfant. Je m’arrêtai un moment comme pour arranger mon étrier, et, restant derrière la charrette, je marchai quelque temps à la suite, sentant qu’il serait humilié si je voyais trop clairement ses larmes abondantes.

J’avais deviné juste, car au bout d’un quart d’heure environ, il vint aussi derrière son pauvre équipage, et me demanda si je n’avais pas de rasoirs dans mon portemanteau ; à quoi je lui répondis simplement que, n’ayant pas encore de barbe, cela m’était fort inutile. Mais il n’y tenait pas, c’était pour parler d’autre chose. Je m’aperçus cependant avec plaisir qu’il revenait à son histoire, car il me dit tout à coup :

— Vous n’avez jamais vu de vaisseau de votre vie, n’est-ce pas ?

— Je n’en ai vu, dis-je, qu’au Panorama de Paris, et je ne me fie pas beaucoup à la science maritime que j’en ai tirée.

— Vous ne savez pas, par conséquent, ce que c’est que le bossoir ?

— Je ne m’en doute pas, dis-je.

— C’est une espèce de terrasse de poutres qui sort de l’avant du navire, et d’où l’on jette l’ancre en mer. Quand on fusille un homme, on le fait placer là ordinairement, ajouta-t-il plus bas.

— Ah ! je comprends, parce qu’il tombe de là dans la mer.

Il ne répondit pas, et se mit à décrire toutes les sortes de canots que peut porter un brick, et leur position dans le bâtiment ; et puis, sans ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté d’insouciance que de longs services donnent infailliblement, parce qu’il faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes, le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même ; et tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque toujours une sensibilité profonde. — La dureté de l’homme de guerre est comme un masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui renferme un prisonnier royal.

— Ces embarcations tiennent six hommes, reprit-il. Ils s’y jetèrent et emportèrent Laure avec eux, sans qu’elle eût le temps de crier et de parler. Oh ! voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler quand il en est cause. On a beau dire, on n’oublie pas une chose pareille !… Ah ! quel temps il fait ! — Quel diable m’a poussé à raconter ça ! Quand je raconte cela, je ne peux plus m’arrêter, c’est fini. C’est une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon. — Ah ! quel temps il fait ! — Mon manteau est traversé.

Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette ! — La pauvre femme ! — Qu’il y a des gens maladroits dans le monde ! l’officier fut assez sot pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu’on ne peut pas tout prévoir. Moi je comptais sur la nuit pour cacher l’affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu à la fois. Et, ma foi ! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.

S’il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire ; moi je ne le sais pas, mais on l’a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête comme si une balle l’avait frappée au front, et s’assit dans le canot sans s’évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J’allai à elle, je lui parlai longtemps et le mieux que je pus. Elle avait l’air de m’écouter et me regardait en face en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite ! idiote, ou comme imbécile, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n’en a tiré une parole, si ce n’est quand elle dit qu’on lui ôte ce qu’elle a dans la tête.

De ce moment-là je devins aussi triste qu’elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait : Reste devant elle jusqu’à la fin de tes jours, et garde-la ; je l’ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine parce que j’y avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses sœurs, à qui je la conduisais folle, n’en voulurent pas, et m’offrirent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le dos, et je la garde avec moi.

— Ah ! mon Dieu ! si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu’à vous. — Serait-elle là dedans ? lui dis-je. — Certainement ! tenez ! attendez. Hô ! hô ! la mule…