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Siegfried et le Limousin/8

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Grasset (p. 223-244).


CHAPITRE HUITIÈME


Quand je m’éveillai, Zelten avait disparu. Les portes étaient fermées et sans serrure visible. Quelque radical-socialiStë, mon futur concurrent aux élections, m’avait enfermé seul avec un trône, comme les épouses prévoyantes enferment sans qu’il s’en aperçoive, pour divorcer ensuite à leur jour, l’époux avec une négresse. Le téléphone, le microphone, le réflecteur avaient disparu. La vieille salle dorée avait supprimé ou réabsorbé ses sens nouveaux, et il ne restait plus, sous un portrait de Benedicta, femme de Louis le Sévère, qu’un tableau d’appel dont je pressai deux boutons, celui du Chambellan de la Porte, pour qu’on m’ouvrît, et celui de la Chambellane Tercéenne, pour en voit une dans ma vie. Mais il ne vint qu’un des deux pages, son maillot noir à la main, et qui se hâtait d’accrocher les boutons à pression de sa robe verte et rouge. Le bain de tyrannie, et de bon goût, était terminé. Par des passages obscurs et des escaliers de service, mais qui longeaient les salons à couleurs et à noms féeriques où nous pouvions plonger grâce aux hublots dissimulés, par la piste de la valetaille que la tradition des chambrières et des laquais avait aussi baptisée, par le couloir de l’Araignée, la cour aux Chats et le palier du Nombril de Charles, nous forâmes dans le Palais, aux parties non protégées par la nacre, l’onyx et l’encaustique des préraphaélites munichois, un terrier sans honneur. Les hublots nous laissaient parfois apercevoir dans le salon du Grand Casimir, dans la cour papale, des groupes bavarois à la recherche de Zelten, que la famille Wittelsbach, vieille Atalante, déroutait ou ralentissait par des parquets trop glissants ou par des mosaïques. Pas de rencontre, à part celle du concierge à casquette galonnée, casquette qu’il souleva, sachant par expérience que tout ce qui sortait depuis quelques années par l’escalier de service avait infiniment plus de chance d’être princier que ce qui entrait par l’escalier d’honneur.

Je passai la journée à chercher Kleist qui n’avait pas reparu à Nymphenbourg. Ida croyait qu’Eva de Schwanhofer l’avait conduit à Oberammergau, à sa villa. Il paraissait d’ailleurs impossible d’aller ailleurs, tous les moyens de transport étant réquisitionnés ou par les contre-révolutionnaires, ou par le service de la Passion. Le lendemain, vers deux heures, je fus déposé à Oberammergau.

La représentation commençait et j’eus de la peine à l’éviter. Les archers de Dieu rabattaient vers les guichets du Calvaire. Mais ma curiosité ne les aidait point, car j’étais venu ici en 1905, pour cette répétition générale qui précède de cinq ans la représentation… La Passion d’ailleurs doit être la seule œuvre dramatique qui supporte cet intervalle… Arrivé par la montagne, avec des bandes de tyroliens abhorrés des cantonniers, car leurs bâtons ferrés crevaient les routes, j’avais eu la chance d’être le voisin du nonce, qui avait donné le signal des applaudissements au châtiment de Judas, et de Mrs. Barfield, de Birmingham, qui devait acheter l’ânon chevauché par Jésus dans l’entrée à Jérusalem, l’emmener à Birmingham, et pour guérir sa nostalgie, pauvre sioniste, l’y faire périr de candies et de vrais chardons écossais. La conversation, ingrate avec le nonce, qui m’indiquait par leur nom biblique les héros du lever du rideau, Gad, Architophel, et Achanaas, le fut moins avec Mrs. Barfield, qui habitait le village depuis trois mois, et ne savait au contraire de Jésus, de Véronique ou des apôtres que leurs noms de paysans. Je pus grâce à elle constater que Strossmayer (c’était Ponce Pilate) se lavait vraiment les mains dans une bouteille d’eau du Jourdain offerte par Mrs. Barfield, que le père Wolf s’était piqué à la couronne d’épines en la portant et qu’il saignait, que Zwang tenait mal ses trente deniers et allait sûrement les perdre, et j’obtins pour toujours ma traduction allemande de la Bible, quand, celui qu’elle appelait Anton Lang ayant soupiré sur la croix et rendu le dernier soupir, celle qu’elle appelait Maria Lang, sa mère, justement s’étant écroulée de malheur, Melchior Breitsamer, le disciple aux cheveux d’or soutenant Paula Rendl, celle qui devait aborder un jour aux Saintes-Maries avec Bertha Veit et Liesl Ohlmüller, soudain, au milieu des cris et des tempêtes, quand Meyer, le simple Meyer, du haut de ses cieux appela son fils Millet à sa droite, s’entoura de ses séraphins Zwick, Mayr, Zwinck, et de la main caressant sa barbe blanche, de l’œil faisant un léger signe d’intelligence au nonce, foudroya, car ils commençaient à s’agiter bruyamment avec leurs cent trente démons, Julius Freysing et Kurt Eberlein.

La tribu sainte d’Oberammergau n’était pas sortie intacte de la guerre. Les mobilisés avaient dû, malgré les démarches du bourgmestre, laisser couper pour la première fois de leur vie leurs chevelures ; sut les bras nus demeuraient les marques du vaccin antityphique, anticholérique, antitétanique, et il apparaissait que les Amalécites avaient sévi sur la région. Aux portes du bourg, des gaillards armés d’arcs et de javelots montaient la garde, car les mineurs voisins de Peissenberg menaçaient d’interrompre par la force des spectacles si préjudiciables aux prix des denrées, et un Américain devait, malgré les danses, cinématographier la scène d’une fenêtre. Dès que le soleil éclatait sur une vitre, tous les arcs se bandaient contre elle. Ils parlaient le langage du nonce, et j’appris d’eux que les Schwanhofer habitaient en dehors de la ville entre les maisons de Sadok et de saint Pierre. Pour y arriver, j’eus à passer sur le tronc d’un chêne les canaux d’eau courante, à écarter les aubépines, à toucher tous les végétaux qui avaient fourni aux Jeux la couronne, la croix ou les fleurs. Un aigle planait au-dessus de quelque agneau dédaigné pour le rôle d’agneau pascal. Le printemps et la montagne, affolés par tant de visites, offraient à profusion de quoi finir pour toujours la Passion et la Lutte du Bien et du Mal, des chutes d’eau par milliards de volts pour électrocuter définitivement Judas, des lacs profonds de mille pieds pour noyer l’enfer, et, pour donner un jeu éternel aux séraphins et aux archanges, un chamois apprivoisé qui m’escorta.

Forestier était assis sur la terrasse, et un jeune homme près de lui feuilletait les journaux. Il avait soulevé sa tête, de ses mains, et l’offrait au soleil comme on offre une part de soi aux rayons X. À tout bruit, à tout murmure de cascade, il tendait l’oreille avec la demi-grimace de ceux qui croient avoir entendu crier leur nom. Son lecteur lisait les dernières nouvelles de chaque nation, qu’il écoutait religieusement, comme si l’espoir lui restait de deviner son pays au nombre des ouvriers chômeurs, des incendies ou des duels entre parlementaires et il se promenait sur l’Europe comme un sourcier… Que peu de nationalités d’ailleurs paraissaient enviables !

— Et en Italie ? demandait-il.

— Le brave Gasparri a conclu un traité avec les bolcheviki. Les fascistes marchent sur Rome et les récoltes sont mauvaises. D’Annunzio s’est fracassé la tête, et une maladie appelée carico sévit dans les houilles.

— Et en Hongrie ?

— Les fonctionnaires des provinces cédées, qui logent dans des trains, ont obtenu des wagons de seconde. C’est la seule information de bonheur. La récolte est mauvaise. Une maladie appelée charnin sévit près du Balaton.

— Et de Russie ?

— On a découvert à la fonte des neiges quinze mille cadavres dans un coude de collines, là où les pxospecteurs espéraient trouver du pétrole. Deux Américains de la Croix-Rouge rapportent les photographies de petits enfants qui ont mangé leur père.

— Et des pays baltes ?

Il semblait ne pouvoir se résoudre à questionner le lecteur sur l’Angleterre, l’Amérique, la France. J’y pressentais une appréhension, c’est-à-dire une préférence, et je n’en étais pas fâché ; le journal ne donnait ce matin sur la France qu’un renseignement ridicule : deux éléphants d’un cirque en voyage avaient évité une collision en gare de Tulle, car on les avait attelés, en l’absence de machines, à une rame mal placée… Je me décidai à avancer, résolu à parler aujourd’hui même et à guérir le seul être qui souffrît dans ce bourg dédié officiellement à la souffrance. Du moins je le croyais… Mais il se précipita vers moi avec l’élan de celui qui donne une nouvelle et non de celui qui la reçoit :

— Mon pauvre ami, me dit-il. Geneviève se meurt ! Il a fallu l’opérer ce matin, on désespère… Eva est près d’elle… Venez.

*


Geneviève ne mourait pas commodément. Elle avait un lit un peu court et ses regards aussi étaient gênés par la montagne, qui tombait devant elle à pic. Elle préférait attendre la mort les genoux pliés et les yeux fermés. Jamais humiliée mais toujours repentante d’être fille naturelle, pleine d’admiration pour ce qui est l’ordre ou la loi, elle essayait seulement de donner à sa vie une conclusion plus régulière que son commencement. — Est-ce que cela se fait ? me demandait-elle, quand je voulais lui mettre trois oreillers au lieu de deux, ou lui dire quelque livre nouveau. L’idée d’une mort conforme aux usages établis l’effrayait moins. Tous ces personnages licites et légitimes qui allaient et venaient autour de son lit, non insoumis, non polygames, à métiers clairs et définis, la flattaient dans son mal. Le curé d’Oberammergau vint la voir, puis le pasteur, puis le rabbin. Elle déplorait d’avoir à choisir une religion au moment où trois s’offraient si aimablement comme on déplore une triple invitation pour le même soir, et décidait d’être enterrée selon le rite qui permettait l’assistance et la présence des deux autres. Au fond, elle eût voulu être en règle aussi avec la religion musulmane, la religion hindoue : Elle me demandait sur Bouddah les renseignements qu’elle eût demandés sur un employé d’état civil, s’il était impitoyable, s’il était beau. Elle était tourmentée seulement de la tristesse et de l’incertitude de Forestier. De sorte qu’un soir je fus amené à lui dire qui il était. Elle en fut tout heureuse. Non point qu’elle eût éprouvé moins de sympathie pour lui s’il était né dans une ville étrangère, mais être Hongrois, ou Bulgare, ou Lithuanien ne lui semblait pas une situation en aussi parfaite conformité avec la vie régulière et avec le code qu’être Français.

— Tâchez qu’il s’inscrive à Belleville, me dit-elle. Tout lui sera aisé. Le jour de mon mariage, le maire de Belleville n’a lu tout haut ni mon acte de naissance, ni mon âge.

Il fut convenu que Kleist, dès qu’elle pourrait rentrer en France, nous accompagnerait. Elle le lui fit promettre. Depuis la révélation de Zelten, je n’avais plus reçu aucune lettre de la Consul, aucune visite de Schmeck, et Eva s’était résignée.

— Mon cher Kleist, disait Geneviève, ce n’est vraiment pas de chance de voir mourir ainsi sans raison la première Française que l’on rencontre. Si vous raisonniez comme l’Anglais qui vit la femme rousse de Boulogne vous nous feriez une belle réputation… Vous le voyez, Jean, j’avais raison. Tout ce qui n’est pas en bois me porte malheur. Mais allez réclamer une table d’opération en bois, des pinces et des bistouris en bois ! Les opérations sont comme les voyages en Algérie, on s’imagine qu’on va pouvoir choisir son bateau, sa place, sa semaine et l’on est jeté sans précaution dans un des tubes mêmes du déterminisme. Je n’ai vraiment jamais pu être comme les autres, je reviens faire mes enfants en France et je vais mourir en Allemagne… Pour reparler des françaises, Kleist, je vous assure qu’elles sont très solides, et que les veuves en France sont autrement nombreuses que les veufs.

— Ne parlez pas toujours de mort, Geneviève.

— Pourquoi ?

— Cela ne se fait pas.

Elle n’insistait point.

Au lieu de revoir sa vie en une seconde, comme d’autres mourants, elle la revit minutieusement, mordant même un peu sur la vie de sa mère, du temps où elle-même n’existait pas encore. — J’en étais à ma naissance. — J’en étais à l’élection de Félix Faute. — J’en étais à l’Exposition de 1900, disait-elle quand j’entrais, car ses souvenirs ne se cristallisaient qu’autour de dates officielles. Elle parlait à peine de son métier, mais ses mains s’agitant, caressant ou creusant, nous sentions que sa mémoire de sculpteur complétait ou illustrait l’autre. C’étaient des mains qui avaient beaucoup touché l’univers et son argile, un peu usées, étroites, et qui entraient dans toutes les mains amies comme dans un fourreau, avec de bien inutiles petites rides pour le sang. Elle avait peu de fièvre ; le mal l’attaquait par assauts qui déroutaient les docteurs, enflant subitement un de ses bras, entourant son front d’un bandeau inconnu. On eût dit qu’il essayait sur elle de nouvelles façons de tuer. Le matin où elle en était au passage à Paris du roi d’Espagne, elle sentit ses jambes froides, et le froid monter. Mais c’était trop peu pour une pauvre créature abîmée par la vie, les excès et l’insouciance. Une péritonite se déclara, puis une pneumonie double, puis je ne sais plus quoi encore et par ses armes les plus vulgaires la maladie parvint à triompher de cette enfant.

— Ne parlez pas tant ! répétions-nous.

— C’est que je n’ai jamais tant pensé, mes amis. Quelle drôle d’histoire que la vie ! Peut-être personne dans une semaine ne pourra plus parier à la première personne de moi, de mon corps, de mes yeux, et cependant je ne renonce à aucun de mes goûts ; je préfère toujours le jaune aux autres couleurs ; je sens le bleu, le rouge intriguer autour de moi, essayer de m’attendrir, profiter de ma faiblesse, rien à faire ! Je continue à détester jusqu’à la dernière minute les gâteaux secs, le crêpe de Chine, les tapis Aubusson empire… Mon Dieu, qu’ils sont désagréables au pied !… Pour les animaux et les hommes, au contraire, je n’ai plus de parti pris, plus aucun. Dieu sait si j’ai pu détester les singes, les animaux à langue visqueuse comme le fourmilier, les rats ; je les verrais sans ennui entrer maintenant par centaines dans ma chambre ; et aussi d’ailleurs ce pauvre Bouguereau, et aussi cet hypocrite de Kessler, et Lantelme, et un grand blond dont je me souviens, mais cela c’est une autre histoire…

La porte s’ouvrait. Ce n’étaient ni les fourmiliers, ni les rats, ni le cortège des humains dont la présence l’agaçait, des actrices aux députés, ce n’étaient pas non plus, hélas ! les Bernardo de Rothschild. C’était le docteur avec sa morphine. Il essayait de la faire taire.

— Je me tais. Mais ce grand blond, malgré tout, j’y reviens. Une brute, qui croyait tous les autres êtres des brutes, ne les aimant que pour cela, et disparaissant le jour où il doutait de leur brutalité. Que n’ai-je pas commis pour retarder ce jour-là ! Sous ses yeux, je touchais en brute à mes oiseaux, aux verres, à moi-même. Dès que j’étais seule, j’essayais de réparer en embrassant et caressant comme je pouvais ces pauvres objets et cette pauvre femme. Mais cela ne vous intéresse point, Kleist. J’ai des projets sur vous. Voulez-vous que nous fassions l’aveugle et le paralytique. Je n’ai plus rien devant moi, mais j’ai un petit passé. On n’arrive jamais à la mort sans dot. Je voudrais vous léguer ce qui peut subsister de ces trente-six ans, et deux ou trois commissions. Je tiens à ce que vous habitiez parfois ma maison de Solignac. Vous hériterez de moi, de moi-même ; j’ai écrit dans ce papier deux ou trois de mes manies que je voudrais ne pas voir périr, car je n’ai pas de petits-neveux auxquels elles reviendraient naturellement, comme disait Heine dans sa troisième lettre. Je tiens à ce que vous soyez à Paris pour l’Exposition coloniale de 1924. Celle des Arts appliqués, je m’en moque. (Arts appliqués est d’ailleurs une faute de français.) Je tiens à ce que toutes les fois que vous entendrez le mot Prémisses…

Elle passa ainsi le soir à séparer ce qui devait périr avec elle et ce qu’elle devait planter dans le nouveau passé de Kleist. Puis quand le chromo officiel de sa vie fut épuisé, quand les troupes alliées eurent défilé sous l’Arc de Triomphe, et quand il ne resta plus en elle que ses défaillances, ses erreurs, ses mauvaises habitudes, elle se tut, gémit toute une nuit, ressembla soudain à la mort, ressembla pour la première fois à son fiancé futur et non passé et mourut…

*


Il était minuit. Tous les Français dormaient. Y compris le million de mères que la guerre a privées de fils. Y compris, dans les dortoirs de la Légion d’honneur, groupées pour la surveillance autour de la répétitrice qui ronfle sous sa tonnelle de mousseline, les quatre élèves romantiques. La lune, pour une aussi belle nuit, s’était arrangé à la paraffine des traits normaux. À peine un futur clairon s’exerçait-il dans les jardins lumineux sur un clairon d’argent. Tout dormait, entre Rhin, Atlantique et Pyrénées, y compris, car c’était le lendemain d’un dimanche d’élections et de sport, les nouveaux conseillers généraux et les nouveaux champions de longue paume. Y compris Monet, Bergson, Foch… Dans une proportion défavorable aux pyjamas et favorable aux chemises de madapolam, les huit cent mille fonctionnaires dormaient, gloire et douceur de l’État. L’égalité de la nuit pénétrait par des millions de volets hermétiquement clos et par cinq ou six fenêtres ouvertes le peuple le plus amoureux de l’égalité et le plus ennemi de l’air. À peine une cloche mal attachée tintait-elle parfois en reprenant son équilibre. Au douanier et au poète qui veillaient encore, par respect de la République ou du firmament, et qui recevaient debout les coups homicides de la nuit, la nature hypocrite affectait de se donner elle aussi pour mortelle, mais ne consacrait à cette politesse que l’effort minimum, une brindille cassée un craquement dans un silo, ce peu qui satisfait, paraît-il, les douaniers et les poètes que consume à minuit l’idée d’une nature immortelle… Tout dormait. Y compris les acteurs et les actrices encore maquillés dans le dernier train de Bois-Colombes. Les trois cent mille concierges dormaient, mais avec des sursauts, consciences des maisons. Y compris le Loing dont on avait clos les écluses. Y compris, dans de grands cimetières inclinés à la lune, Pasteur, Debussy, Rodin… Tout dormait…

Hormis moi, qui regardait Forestier endormi, dans le wagon qui nous menait au Limousin. Devant la première pente du Massif Central la locomotive soufflait. J’avais fermé le gaz, tiré les rideaux. Je maintenais l’ombre sur mon ami jusqu’au moment où je pourrais à la fois lui apprendre son nom et lui révéler son département Haute-Vienne étincelant, car j’avais décidé de tout dire aujourd’hui. Il dormait, comme tous les Français. Je l’entendais parfois rêver dans sa langue étrangère, je me penchais, je lui répondais dans la mienne, je ramenais le français sur lui comme une couverture. Ce qui restait encore en lui de Siegfried aspirait à longue haleine cet air nouveau de la montagne. Ce qui restait en lui de Kleist maintenait sur ses yeux que la mort de Geneviève avait adoucis des paupières encore rudes. Puis on cria le nom de la première gare limousine, et, soudain, ce département que j’avais quitté à deux ans et que je croyais ignorer me reçut comme son enfant. Mon père l’avait habité toute sa jeunesse, tous les noms propres que l’on prononçait chez moi avec amour et respect étaient pris dans les almanachs, les annuaires, les journaux de ce pays, et jamais noms n’avaient contenu pour moi plus de nostalgie et d’aventure que ceux qu’appelaient maintenant à toute voix les employés, ou que je voyais collés au flanc des gares comme des colis précieux laissés pour moi en consigne, entre des arbres et des troupeaux dont mon cœur aussi reconnaissait la race, par mon père adolescent. Car, comme si l’on criait tout à coup dans le silence, aux arrêts de votre train, les noms de celles que vous avez aimées ou désirées, on criait Argenton, Saint-Sébastien, Azérables ! Dès le sud de Châteauroux tous les bourgs dont je connaissais seulement par mon père les dates de foire et de frairie sortirent pour une si belle rencontre de leur réserve fixée par le préfet, et Eygurande, de son premier jeudi mensuel, Saint-Sébastien de son troisième mardi, La Souterraine de son deuxième vendredi et de son 28 février des années bissextiles vinrent me saluer jusqu’au quai. Gargilesse, Crozant, pas un seul de ces bourgs dont je ne connusse exactement à quel jour et à quelle saison se produisait vers lui la migration des génisses, des dindons et des poulains. À Sagnat, j’aperçus dans l’étang la plus grande quantité d’eau que mon père ait jamais vue, car il ne connaissait pas la mer. À Razé, où mon père vit Monsieur Grévy, une gare obscure, mystérieuse, accrochait pour la première fois dans mon esprit au train présidentiel le wagon de la solitude. Toutes les sonnettes des gares sonnaient sans arrêt ; en lisant ou en prononçant leur nom, j’avais pressé sur un bouton électrique que je ne savais plus apaiser et qui appelait pour moi de la bourgade et de la commune tous les personnages liés à elle dans ma mémoire, à Morterolles, le père Arouet de Saint-Sauveur, l’athée, qui faisait ses enfants en janvier pour qu’ils naquissent en septembre, mais dont la femme n’avait que des grossesses raccourcies ou prolongées ; à Bessines, le cantonnier, le père Bénoche, qui avait sauvé un colonel en Crimée, un général au Mexique, et dont la vie était ratée, disait-il, car il lui restait à sauver un maréchal ; au Breuilh-au-Fa où l’on prend au filet les saumons. Monsieur Claretie qui avait emmené à la pêche mon père, le jour où il eut juste un mètre, et qui l’étendait près des poissons pour les mesurer. À Droux, où des renards qui mangeaient les baies sous des genévriers effrayèrent mon père quand il regagnait le collège, après les arrière-petits-neveux de ces renards, peut-être, des chiens aboyaient. À Ambazac, où le loup suivit son cheval, je vis, en me penchant, deux disques vert et rouge, un loup vairon. J’entrais dans le pays le plus légendaire pour moi après celui de Gulliver, mais où les hommes avaient ma taille et où le train passait. Tout ce qui a permis de prouver que l’itinéraire de Chateaubriand en Amérique était faux prouvait que la jeunesse de mon père était vraie. Il y avait juste la place entre Fursac et Blond pour la chasse à courre des Lecointe. Je devinais le nom d’arbres et de plantes presque inconnus pour moi, sarrasin, merisiers, genévriers, tant chacun semblait placé ou semé à la place exacte que lui assignait la parole de mon père ; et, bien que chaque village offrît à mon regard un tassement nouveau, ce n’était pas sur une contrée nouvelle que j’éparpillais ces noms pour moi usés. Chacun fécondait son district d’une humanité et d’une faune distinctes ; Le Breuil, où les Lacôte, nouveaux venus du Bourbonnais, s’étaient brouillés avec les Sillac, qui avaient servi le poulet avec le foie et la tête, et où chez mon cousin Petit vivait un lynx apprivoisé. Rançon, où était empaillé à la mairie un oiseau porte-lyre et où le député auquel mon père donna son premier vote affecta toujours de croire qu’il avait voté pour l’adversaire. Rançon, premier synonyme pour moi de la beauté et de l’injustice. Fromental, avec sa tortue, où les nouveaux riches appelés Frommenthal s’empressent d’acheter des maisons de famille, et où il vit un saltimbanque tomber de la corde raide et se tuer, — premier synonyme pour moi de la mort. Pas un de ces bourgs ensoleillés pour lui et lunaires pour moi dont le nom ne s’accolât ainsi à l’un des espoirs et l’une des déceptions de la vie tels que je les avais imaginés pour la première fois à huit ans. Quelquefois des stations, Larsac, Le Raynou, dont je ne lui avais jamais entendu parler, et l’air, le sol m’étaient dans cette zone sans saveur ; mais arrivait soudain Saint-Sulpice-Laurière, embranchement vers les trois villes d’Universités, où il dormait sur un banc dans ses voyages d’examens, et où justement je voyais ce matin affiliés une dizaine de collégiens à l’intersection de Bourges, de Clermont et de Poitiers, vers lesquelles chacun, à l’aube, s’orienterait suivant sa force en mathématiques ou sa faiblesse en latin, qu’un répétiteur empêchait de dormir les uns sur les autres par habitude de les empêcher de copier. Plus encore que par ce bruit, aux arrêts, d’eaux vives perpétuelles, ces odeurs nouvelles d’essences, cet accent de ma terre, j’étais atteint par l’accent limousin des hommes, dans la nuit noire, cet accent du Midi que mon père reprenait dans ses surprises ou ses émotions, que je retrouvais ce matin dans la voix des chefs de gare, des hommes d’équipe, du répétiteur, et qui me donnait l’impression de circuler dans une province surprise et émue… Sur mon cœur, la pesée s’accentuait de l’air ancestral ; j’étais tout à ce sentiment de modestie vis-à-vis des éléments et des humains que l’on ne peut éprouver que dans le pays de ses pères, où ni les monuments ni les familles ne semblent avoir été créés spécialement pour votre passage, comme Chambord ou les Luynes, et, moins que le décor de notre vie, en figurent une base inébranlable et quelque peu humiliante, avec ses églises romanes où l’eau bénite n’a pas été changée depuis votre baptême, ses chênes qui, en toute votre vie, ont pris trente cercles de 2 millimètres, et la dynastie des Chausson-Bouillat. Cette force à vivre dix siècles, que l’on se sent en Touraine, entre Cléry et Montbazon, ce n’était plus guère ici que l’espoir d’une vieillesse robuste ; cette immortalité garantie que donne la Provence, ce n’était plus, entre Montagnac et Ambazac, que la certitude d’une belle mort ; et, peut-être, à mesure que j’allais m’approcher plus près de la ville de ma naissance et y reprendre mon rang de simple pion dans le jeu qu’y jouent contre la mort les neuf familles principales, cet intervalle avec l’éternité et la liberté allait-il encore se restreindre. Que ma petite dignité d’homme me paraissait claire aujourd’hui, à mi-chemin de Magnac-Laval où sommeillait la lignée inconnue de mes petits-cousins, et du Dorat, avec mes belles-sœurs de belles-sœurs ! Pour la première fois, j’étais réduit à la taille où la page de ma vie cadrait avec le transparent, et l’apparition infaillible de chaque nom attendu. — Tiens, voilà Droux, Pierre-Buffière n’est pas loin, — près de cet être qui n’avait plus ni la jeunesse de son père ni la sienne. — Tiens, Folles et Bersac ont disparu, non, les voilà ! — me donnait, plus encore que l’indication d’une expérience réussie, la seule vraie estimation que j’aie trouvée — justement, voilà Bellac ! — de la condition humaine.

Soudain, le train fut secoué d’un de ces légers heurts qui passent au corps du voyageur la surprise du mécanicien à la vue d’un mouton sur la voie, ou la mort d’un bicycliste dans un passage à niveau. À notre gauche, le soleil se levait et d’un rayon horizontal transperçait le compartiment. Aux stations, on entendait le début ou la fin du chant d’un coq, et, quand l’arrêt était habile, le chant entier. Du pardessus de Forestier, de ces vêtements qui allaient lui sembler dans une heure la dépouille d’un autre, une lettre avait glissé. C’était la dernière lettre de Kleist au prince de Saxe-Altdorf.

— Mon ami, disait-elle, adieu. Ce n’est pas que vous m’ayez peiné en préférant Hoffmann à Tieck. Ce n’est pas que je doute du récit de votre voyage en Sicile, et de ce rosier dont les racines enserraient le cœur même de Platen. Ce n’est pas que j’en veuille à votre neveu Ernest d’avoir reproché à la France ses idées claires et son armée sans poésie. Ni que je songe amèrement à nos terribles disputes journalières, et que je m’écarte de celui qui croit la vie née de l’ordre et non du chaos, qui estime le sanscrit plus utile aux historiens que le grec, et l’effort au lieu de l’intuition la seule preuve de l’existence. C’est que je ne suis plus Allemand…

Il est six heures du matin et je vous écris d’Oberammergau, à cette fenêtre des Schwanhofer vers laquelle l’écho renvoie six fois les paroles et douze fois les pensées.. Je vois tous les animaux sortis de la nuit grands et purs, les bœufs endormis debout se redonner à la vie de bœuf en ouvrant simplement les yeux, couverts de rosée comme des plantes ; les chats tout lisses guettent les musaraignes toutes peignées. J’ai vu, par contre, le voisin Sadock laver son visage sali par le sommeil, étendre ses bras alourdis par le repos, et rappeler ses esprits déchaînés par les rêves en lisant sa Gazette de Munich. La banque Mueller a sauté. Le ténor Knote va mieux. La bière baisse de 2 pfennig. Ces trois nouvelles vont amorcer le passage d’Oberammergau du songe au réel. La vie peut y reprendre. La Passion continuer…

C’est que je disparais. C’est que ce soir, à six heures, mon train passera une frontière et que Siegfried Kleist aura vécu. Je vous rends ces deux noms intacts, de même que j’ai dû rendre, élève, à la fin de l’année, à l’économe du gymnase, mes livres de latin et de grec sans taches nouvelles. Tous mes papiers, permis de circulation pendant les émeutes, cartes de séjour pendant les révolutions, médailles d’identité pour la ration des denrées indigènes, entrée gratuite aux Pinacothèques et à tous les Musées germaniques, abonnements spéciaux au gaz et à l’électricité, j’en débarrasse tout à l’heure mon portefeuille. Désormais, je paierai double pour voir les Cranach et les Dürer, triple pour me chauffer à Munich, et quadruple pour acheter les œuvres de Schiller… J’ai perdu l’Allemagne…

Le Rhin, le Danube, l’Elbe et l’Oder, tous ces fleuves que j’ai appris si récemment dans l’ordre comme un enfant, je les ai perdus. Il y en a que je n’aurai même pas eu le temps de voir pendant qu’ils étaient mes fleuves nourriciers. Soixante millions d’êtres et leurs ancêtres se sont envolés de moi l’autre jour, et m’ont laissé seul, comme le renard glissé dans l’assemblée des oiseaux qui apparaît dès que les oiseaux s’élèvent. Le gros aigle de l’Empire s’est envolé. Me voici abandonné aussi par l’oiseau Wagner, l’oiseau Nietzsche, l’oiseau Gœthe. Zelten me retire un second passé dont le souvenir peut m’être aussi cruel que le néant de l’autre. Je sens d’ailleurs qu’il a dit vrai. Je sens que j’ai été un élément étranger en Allemagne ; je me rends compte aujourd’hui seulement des malaises, des douleurs provoqués par elle en moi, et qui m’indiqueront peut-être mon vrai peuple : cette peine que j’avais toujours à rouler le verbe à la fin, cette manie de ne pas croire les journaux, ce besoin d’avoir les cheveux non rasés, d’exiger une preuve à toute affirmation, un statut précis aux relations des États avec l’Empire et du cœur avec les sens. Vous rappelez-vous comme je reprochais à votre dynastie de n’avoir pas réglé depuis 1113 la question des biens du clergé avec la Saxe ? Vous auriez dû deviner ce jour-là que j’étais né hors de l’Allemagne. Je me rends compte mieux encore depuis l’autre jour du délire sacré de votre patrie, que j’ai dansé chorégraphiquement, de sa résonance terrible, dont j’ai usé pour lire de petits discours composés, de son déterminisme épouvantable, que j’avais cru quelque phénomène politique et passager comme la course à la mer ou au Rhin, en somme de tout ce que je croyais une conséquence de la guerre, alors que les causes seules en apparaissent encore en Allemagne comme les muscles après l’écorchement. Pauvre grande nation, qui n’est plus que chair, que poumons et digestion à jour, et sans douce peau… Tout ce que je demande aujourd’hui, c’est que l’on me redonne pour patrie un pays que je puisse du moins caresser.

J’ai prévenu les autorités. Il n’y aura pas de scandale. On va me porter noyé au Stamberg. Mueller et Salem m’ont vu couler devant eux. Ils m’ont tendu une dernière fois les mains avec une force d’ailleurs qui aurait retiré vingt noyés. Krumper m’a regardé partir avec cet air à la fois dédaigneux et jaloux du soldat qui voit le soldat blessé quitter le front. Toutes les recherches et les sondages dans le lac n’ont donné aucun résultat. Dès que je reparaîtrai, dans l’Adriatique, dans le lac d’Annecy, ou le Balaton, vous serez prévenu par Eva… Adieu… Deux vrais oiseaux viennent de s’élever près de moi, de la terrasse même… Le râle des genêts et le faisan bavarois m’abandonnent…

*


Tous étaient maintenant éveillés en France. Le soleil rayonnait sut le pays à idées claires. Un chasseur à cheval de l’armée sans poésie avait capturé un renardeau et le montrait d’une barrière aux parents voyageurs qui n’hésitaient plus, pour un si beau spectacle, à réveiller leurs enfants dans les filets. Ces side-cars roux hérités de l’armée américaine couraient déjà les toutes comme des parasites. Tous étaient éveillés, à Valençay, à Buzançais, et dans les pays des fromages. Roquefort et Levroux, déjà on les mangeait tout jeunes en buvant du vin blanc. Tous ouvraient les yeux, y compris les six cent mille candidats aux palmes académique, à la médaille des Épidémies. Y compris les tireurs à l’arc de l’Oise, devant l’épouse en papillotes et sans prétendant, qui bandent l’arc d’acajou. Y compris les indifférents du Pont-sur-Yonne, tous déjà penchés sur l’Yonne avec leurs lignes et qui arrachent à l’eau dorée des gardons comme des ganglions. Y compris Monet, Bergson, Foch. C’est l’heure où les peintres et les chasseurs de Crozant rentrent de conserve à l’auberge Lépinat, dégouttants de sang et de couleur. On cire au vernicire les sabots des chevaux de Robinson. À Louang-Prabang, à Cayenne, à Brazzaville, les administrateurs jeunes et vieux se disent qu’il doit faire rudement beau aujourd’hui à Bayeux, à Périgueux, ou à Gap. Déjà, ceux des Français qui croient le plus en Dieu sortent des cathédrales après la seconde messe, tout heureux de la fin du prêche, et les pies assaillent les chouettes hasardées dans ce beau dimanche. C’était le premier dimanche du mois ; et tous acceptaient avec reconnaissance ce jour de paix profonde au milieu des sept jours de paix problématique. Rien ne menace aujourd’hui les maisons et les familles, c’est sans raison, et pour s’exercer seulement, que les pompiers se groupent autour de leur pompe et les filles Durand autour de leur mère. Les souvenirs des batailles s’éveillent pour les visiteurs. Tout le monde est éveillé, y compris ceux que l’on attendait le moins, y compris Pasteur, Renan, Debussy… et les écluses lâchent leurs eaux sur les canots de ce loueur de Nogent qui les baptise et rebaptise d’après le nom de notre plus fidèle allié : les noms n’en sont jamais secs. Les réveils que mon père avait placés pour moi dans chaque gare se sont tus, inutiles. Personne ne dort plus en France.

Hormis Forestier, près de moi. Mais il e§t temps. Pas une vallée, pas une colline depuis une heure qu’il n’y ait eu joie à caresser. Je vais le frapper à l’épaule de ma main gantée comme celle d’un contrôleur, et, pendant qu’il cherchera son billet, je lui tendrai, billet pour trente ans, sa photographie d’enfant avec le nom imprimé du photographe, et, quoique à l’encre simplement, son nom…