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Similia similibus ou La guerre au Canada/Avertissement au lecteur

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Imprimerie du Telegraph (p. 5-11).

AVERTISSEMENT AU LECTEUR



Un peintre de mes amis avait entendu parler d’un certain coin de rivière ravissant, disait-on, à croquer, ce qui faisait justement son affaire. Comme je connaissais bien l’endroit, je m’offris à lui servir de guide. Je comptais bien l’y conduire par le chemin le plus court ; mais lui ne l’entendait point de cette oreille. À tout bout de champ, il s’attardait, cherchait des sentiers détournés, comme s’il eût eu peur d’arriver trop vite. Il semblait vouloir tout voir, excepté la petite merveille qui l’avait attiré là. On entendait le ronronnement d’une cascade dans le voisinage ; il fallut à tout prix aller voir la cascade. Caprice d’artiste ! pensai-je assez haut pour qu’il pût m’entendre. — Mais non, répondit-il ; seulement, avant de me mettre à l’ouvrage, je m’imprègne.

S’imprégner, pour lui c’était se pénétrer, se saturer en quelque sorte de l’esprit, de ce qu’il appelait la mystique des choses ambiantes : c’était apprivoiser ses yeux aux teintes et aux nuances particulières à l’endroit, à la saison, à l’heure du jour ; en un mot, se fouetter le sang, sentir monter en soi la flamme sacrée de l’enthousiasme sans lequel le meilleur artiste ne peut rien devant la plus belle nature. Opération nécessairement très lente, comme toute inoculation. De même, l’écrivain a beau être profondément pénétré lui-même de la vérité d’une thèse favorite, il lui faut le temps d’en faire plusieurs fois le tour, de la considérer sous toutes ses facettes, d’en bien mesurer tous les tenants et aboutissants, avant que de pouvoir espérer faire partager sa conviction par ceux qui lui font l’honneur de le lire.

Pour revenir à mon artiste, lorsqu’enfin il se sentit monté au diapason voulu et put me dire en son langage imagé qu’il avait l’embouchure, il se décida à installer en bonne lumière pliant, chevalet, palette et pinceaux. De temps à autre dans le cours de son travail, je le vis déménager tout son attirail et continuer à brosser tranquillement, et, comme je lui paraissais intrigué, presque scandalisé, de cette confusion de perspectives sur le même tableau, il me tint ce petit discours :

« Dites donc, me prenez-vous pour un tireur de portraits » ? La photographie peut être un art, mais l’art n’est pas la photographie. Pour saisir la vraie physionomie des choses, il faut l’envisager par ses multiples aspects. Ainsi, ce joli petit paysage demandait à être observé de différents angles. La boîte du photographe n’aurait pu emmagasiner qu’une seule de ces échappées de vue à la fois ; moi, je les mets toutes ensemble sur mon croquis. C’est de la fantaisie, vous me direz… mais la fantaisie, mon ami, c’est l’art ! Il en est de même pour la figure humaine, dont l’expression se décompose en une infinité d’aspects, suivant qu’on est agité par les divers mouvements de l’âme, joie ou peine, désir ou satiété, et le reste. L’instantané sur pellicule ou papier sensible n’en donne que l’image froide, la véritable expression manque l’opérateur a beau vous recommander d’être naturel, on ne l’est jamais moins que lorsqu’on pose devant une machine. L’art du peintre est précisément de chercher et surtout de trouver dans l’extrême mobilité des traits la note moyenne qui les caractérise… »

Cette petite leçon d’esthétique m’est revenue au moment d’entreprendre une tâche de longue haleine qui m’est en quelque sorte commandée par les circonstances, ayant il y a quelques mois publié un travail d’information sur les causes de la guerre titanique. Le Canada est-il réellement en guerre, oui ou non ? Est-il en cas de légitime défense, et, s’il en est ainsi, quel est son premier devoir ? Doit-il mobiliser sur une large échelle, aller au devant de l’ennemi, ou bien se croiser les bras et attendre que son territoire soit attaqué, c’est-à-dire qu’il soit trop tard ?

Pour répondre à ces questions redoutables, j’ai cru devoir recourir à l’un des procédés particuliers aux artistes : la fantaisie. Non que le présent travail ait la moindre prétention au titre d’œuvre d’art, il tient avant tout à passer pour ce qu’il est : un document utile et sérieux, un acte de patriotisme fervent.

Le lecteur trouvera peut-être un peu détournés les sentiers par lesquels on le promène avant d’arriver au vif de la question. En ce cas, il voudra bien croire que l’auteur de ces pages a simplement tenu à suivre à la lettre l’exemple de son ami le peintre : il a voulu s’imprégner à fond avant de crier : Aux armes, citoyens !

Dans ce genre de récits, on ne regarde pas de très près à la date des événements. La plus grande liberté est laissée à la folle du logis. D’érudits raconteurs comme Jules Verne ont devancé de cinquante ans au moins le génie des inventeurs ; des romanciers ont décrit le monde en l’an 2000 ; d’autres ont très sérieusement rendu compte de choses qui n’arriveront jamais. Ici, l’on présente au lecteur le récit de ce qui n’est pas arrivé, mais de ce qui pourrait arriver, mieux que cela, de ce qui arriverait certainement, si…

Mais n’anticipons pas. Tout ce qu’on demande au lecteur, c’est de biffer de sa pensée pour un moment, comme un mauvais rêve, comme le plus affreux des cauchemars, les scènes sanglantes qui désolent actuellement le Vieux Monde, et de se reporter à quelques années en avant : au jour — der Tag — que, sans le malencontreux coup de pistolet de l’étudiant Prinzip qui a si tragiquement brusqué les choses, la Pieuvre du Pan-Germanisme aurait attendu pour frapper le grand coup, car alors elle aurait cru avoir parachevé son infernale organisation, avoir solidement collé ses visqueuses ventouses sur le monde entier.


Ulric Barthe.


Québec, avril 1916.