Similia similibus ou La guerre au Canada/Benborough contre Beaumanoir

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Imprimerie du Telegraph (p. 89-109).

VII

BENBOROUGH vs BEAUMANOIR


Le général avait la parole puisque c’était lui qui avait convoqué ou, pour mieux dire, commandé cette conférence.

Son exorde fut un peu différent du petit discours qu’il avait composé dans sa tête avant de quitter ses quartiers-généraux.

Il s’était proposé de se montrer, pour commencer du moins, bon prince, bonhomme même, de mettre dans ses premières paroles un accent si bien joué de loyauté qu’il lui gagnerait d’emblée les cœurs. Il irait jusqu’à tendre franchement la main avec une petite branche d’olivier dedans ; puis, en quelques phrases suaves et persuasives, il devait aisément venir à bout des derniers scrupules du bout des lèvres, forcer haut la main les dernières résistances pour la forme de gens qu’il croyait foncièrement gagnés d’avance.

C’est en effet l’idée fixe qu’il s’était formée à la lecture de certain volumineux dossier qui lui avait été communiqué par le Service Secret avant son départ pour le Canada.

Cette documentation se composait en grande partie de fiches récemment reçues d’une légion de soi-disant voyageurs de commerce ou professeurs en congé d’étude qui, après avoir pendant plusieurs mois couru dans tous les sens les campagnes de cette partie du pays, étaient à peu près unanimes à conclure que les Franco-Canadiens ne lèveraient pas un doigt pour défendre le drapeau britannique.

Nombre de ces espions se vantaient d’avoir eu pour complice dans leur propagande pro-allemande un certain journal quotidien de Montréal, qui prêchait ouvertement que le Canada ne devait rien de rien à l’Angleterre ; aussi ne s’étaient-ils pas fait faute d’aider à répandre cette feuille à profusion dans toutes les paroisses où les appelait leur prétendu négoce, et recommandaient-ils fortement l’inspirateur de cette campagne de presse aux grâces et aux croix de fer de l’Empire Allemand.

Quelle gloire donc pour lui-même, s’était dit Von Goelinger, si sans coup férir, sans perdre un seul soldat, surtout sans la moindre écorchure pour sa propre peau, il réussissait, par sa seule diplomatie, à détacher l’une des branches mères du tronc géant de l’Amérique Britannique du Nord, cassant du coup en deux la Confédération Canadienne !

Il rêvait déjà voir son nom flamboyer en grosses lettres dans tous les Zeitung et Tageblatt du monde ; de là à passer baron de l’Empire, ambassadeur peut-être, il n’y avait qu’un pas, et ces pas-là se franchissent vite en rêve.

Malencontreusement, les petites contrariétés qui venaient de marquer son entrée sur la scène diplomatique avaient fêlé, sinon cassé en morceaux, le pot de Perrette dans ses mains. Comme d’autres grands capitaines, il dut changer toute sa tactique sur le champ de bataille même, et ce fut sur un ton assez rogue et tranchant qu’il aborda la question.

— Messieurs, dit-il, vous savez sans doute que depuis la nuit dernière, cette capitale, l’unique place forte quelque peu digne de ce nom qui existe dans l’Est Canadien, est soumise aux ordres de mon illustre Souverain Sa Majesté l’Empereur des Allemands. Comment cela s’est fait, par quel miracle d’ingéniosité et d’intrépidité pareil exploit a pu être consommé, voilà qui vous étonne, hein ?…

Il se trompait ; personne n’avait l’air étonné. N’importe, il continua :

— Suffit. Moi, je vous demanderai tout simplement de voir dans ce fait stupéfiant la démonstration de la force irrésistible, surhumaine, de la Kulture allemande. Avec nous, vouloir c’est pouvoir. Notre génie d’organisation fait depuis longtemps l’admiration du monde entier. Chez nous, tout marche de front : les grandes affaires et la haute politique. La guerre est l’une de nos industries nationales. Tout tend vers un but unique ; l’exaltation de la race au-dessus de toutes les autres, et devant cette poussée d’ensemble de toutes les volontés, de toutes les intelligences d’une nation supérieure comme la nôtre, tout obstacle doit fatalement crouler ; en un mot, nous avons acquis et détenons le monopole de la toute-puissance sur la terre…

— Après le bon Dieu, sans doute ? murmura une voix.

— Dieu ! ah ! oui, mais vous savez, il est avec nous. Gott mit uns ! c’est notre devise, nous ne le cachons pas. Ce que nous cachons par exemple — et c’est là le secret de notre force — ce sont les moyens d’arriver à nos fins. Vous en avez ici sous les yeux un exemple frappant. Quelle profonde habileté n’avons-nous pas dû déployer pour masquer nos batteries sous les dehors d’une simple entreprise industrielle et maritime où, pauvres badauds que vous êtes ! vous ne vouliez voir que ce qui reluisait au soleil. Sous cet or dont l’éclat vous crevait les yeux en attendant qu’il tintât dans vos coffres-forts, se cachait du bon fer allemand avide de sang. Blood and iron ! Il n’y a plus de mystère maintenant. En deux mots, ces grands navires, dont vous guettiez joyeusement l’arrivée chaque semaine, ne regorgeaient pas seulement de belles et bonnes marchandises ; dans leurs fausses cales habilement dissimulées, ils vous apportaient, à votre choix, la délivrance ou la mort !

— Nous étions de bonne foi, fit remarquer le premier ministre.

— Oui, trop naïfs, continua Goelinger. Votre populo croyait naguère aux apparitions surnaturelles ; cette langue de terre qui coupe le fleuve en deux et qu’on aperçoit de cette fenêtre s’appelait autrefois l’Ile des Sorciers. Eh bien, les sorciers y sont revenus en chair et en os. Sous les immenses hangars du port de mer que nous avons créé de toutes pièces il y a quelques années sur un point parfaitement isolé de l’Ile d’Orléans, des caveaux mystérieux ont été creusés de longue main ; des bétonnages à toute épreuve y ont reçu nos Krupp importés morceau par morceau sans éveiller le moindre soupçon dans vos esprits. Ces derniers mois, vous remarquiez avec quelque surprise peut-être le nombre exceptionnel des voyageurs qu’amenaient nos paquebots ; ces inoffensifs globetrotters ou agents commerciaux étaient les éléments de nos régiments d’invasion qui, avec l’appoint des Germano-Américains déjà en place, sont à l’heure qu’il est en train de faire la conquête de tout le Canada. Voyons, messieurs, dites-moi s’il n’est pas vrai que, tout détestable que peut vous paraître l’esprit d’organisation et de persévérance qui a dirigé et mené à bonne fin, sans un accroc, des entreprises aussi gigantesques, au fond du cœur vous ne pouvez vous défendre d’un de ces élans d’admiration que seuls peuvent exciter les plus beaux chefs-d’œuvre du génie humain !…

Après une pareille charge à fond de train, le commandant, le visage tout empourpré d’enthousiasme, s’arrêta un instant, pour jeter un coup d’œil à la ronde sur le front ennemi et pour jouir de l’effet qu’il avait produit. Ses petits yeux d’acier ne rencontrèrent que des ragards impassibles, froids comme glace.

Le premier ministre, nonchalamment accoudé sur la table, paraissait très sérieusement occupé à faire des moulinets avec un crayon entre ses doigts. Après un moment de silence, il se retourna vers le général et lui dit tranquillement :

— Et après ?… Ce n’est pas tout ?

— Non, monsieur, ce n’est pas tout, reprit l’Allemand sur un ton de plus en plus revêche. Sachez qu’au moment où je vous parle, la capitale de votre confédération, Ottawa, est aussi envahie par nos troupes !…

Ici, les ministres échangèrent un sourire à peine perceptible. Mais le général continuait.

— Et je ne serais pas surpris le moins du monde d’apprendre dès demain l’arrivée d’une de nos escadres devant Halifax qui, grâce à notre excellent service d’espions et d’artificiers, n’est plus du tout en état de se défendre. Toronto, si facile d’accès par eau, n’aura pas même le temps de crier : Aux armes ! Ne vous faites donc pas d’illusion. Tout l’Est canadien, depuis l’océan jusqu’aux Lacs, est entre nos mains. Quant au Grand Ouest, il l’était depuis longtemps, grâce à notre système d’émigration, qui a littéralement noyé ce que vous appelez l’élément canadien.

— Et dans tout cela que faites-vous des États-Unis ? interjeta poliment l’un des civils. Il existe, ce me semble, une certaine doctrine Monroe…

— Ah ! vous en êtes encore à la doctrine Monroe, ricana l’Allemand. C’est un manteau d’une couleur bien changeante. L’étoffe en est très élastique aussi. Prenez garde qu’en vous couvrant il ne vous enveloppe des pieds à la tête, sous la forme du fameux Pan-Américanisme ! Pour le quart d’heure, vous devez savoir que les plus forts légistes de la République d’à côté, consultés il y a quelques années sur ce que devraient faire les États-Unis dans le cas d’une invasion allemande au Canada, ont conclu ex cathedra qu’après avoir tourné et retourné en tous sens le célèbre message du président Monroe, ils n’y voyaient rien qui obligeât Washington à intervenir aussi longtemps qu’il n’y aurait pas prise de possession dans toutes les formes.[1]

Comme cette interprétation ne parut guère produire d’effet, le général crut devoir la développer.

— En d’autres termes, reprit-il, nos troupes pourraient mettre votre pays à feu et à sang, le gouverner même militairement, tant que le Reichstag n’en aurait pas formellement décrété l’annexion à l’Empire et notifié d’icelle les Puissances, les États-Unis régleraient leur attitude, non sur le point d’honneur et de droit continental consacré par cette vieille déclaration qui date de 1823, mais uniquement sur leur intérêt du moment. Or, il est bien connu que le peuple américain n’est pas plus que le vôtre une nation homogène ; l’Allemagne y compte ses amis par millions, et dans l’éventualité que nous venons de supposer, il serait plus difficile que jamais pour son gouvernement d’obtenir l’unité de sentiment, le coup d’épaule d’ensemble, sans lesquels il ne pourrait bouger.

Ici, le commandant baissa la voix d’un ton comme s’il eût craint d’être entendu des reporters derrière la porte :

— D’ailleurs, je puis bien vous dire entre quatre-z’yeux que nous avons prévu toute éventualité, de ce côté-là comme des autres. Si les États-Unis font mine de nous barrer la route, leur tour viendra à eux aussi ! Nos pieds-à-terre sont prêts depuis longtemps, de ce côté-là comme ils l’étaient ici : dans les Îles Caraïbes, à Saint-Thomas des Indes Danoises, à Cartagène en Colombie, à Haïti, au Brésil, un peu partout nous avons des bases navales inattaquables d’où nous déclancherions au premier signal de nos puissants wireless. Des arrangements ont été pris avec la Colombie pour percer un autre canal par Darien ; nous aurons leur Panama, ou nous le bloquerons ![2]

Pour accentuer sa pensée, il asséna en travers de la table un coup de poing imitatif qui faillit couper en deux l’isthme qui le séparait des ministres ; après quoi il s’écria plus triomphalement que jamais :

— Ah ! nous les tenons par les deux bouts ; mieux que cela, nous les cernons. Ils le savent et nous craignent comme feu d’enfer. Il n’y a qu’à lire les messages présidentiels, les rapports de leurs chefs d’état-major, les livres de leurs experts militaires qui admettent carrément que rien ne nous serait plus facile que de les subjuguer. Tenez ! un livre américain publié en 1916, et qui m’a fort intéressé, contenait cette remarquable prédiction : débarquement de nos troupes sur la côte du Rhode-Island, capture de Boston par terre, marche triomphale de nos soldats à travers le Connecticut, New-York pris par derrière, les deux grands ports de l’Atlantique en nos mains, les États de l’est rançonnés, ruinés, réduits à la famine, adressant de vains appels à l’Ouest et au Middle West, où domine l’immigration germanique.[3] Comme vous le voyez, votre doctrine Monroe ne vaut pas cher par le temps qui court.

La voix tranquille, légèrement traînante, du premier ministre, s’élève à ce moment :

— Ce riant tableau que Monsieur le Général vient de tracer avec tant d’art présuppose tout de même certains préliminaires qui me paraissent assez invraisemblables. Avant de disposer aussi lestement de l’Amérique, il faudrait comme de raison que l’Allemagne eût préalablement brisé l’équilibre européen.

— Mais parfaitement, c’est fait ! reprend l’Allemand avec un aplomb tellement superbe que les sept visages d’en face, jusqu’ici imperturbables, se dérident pour un instant.

— Ne riez pas, messieurs, rugit le martial diplomate. J’avais en effet oublié de vous informer que nous frappons le grand coup exactement en même temps, j’oserais dire à la même heure, en Europe, en Amérique, partout où nos ennemis sont vulnérables. Le Canada, leur plus belle colonie, était naturellement l’un des premiers points de mire de nos canons. Au moment où je vous parle, nos super-dreadnoughts enfin supérieurs à ce que la marine anglaise avait de mieux, nos centaines de sous-marins géants, nos terribles zeppelins, attaquent les côtes anglaises ; nos immenses armées de terre, jointes à celles de l’Autriche, foncent sur Petersbourg et sur Paris.

Puis, avec un grand geste :

— L’Allemagne veut sa place au soleil, et elle l’aura ! C’était hier le grand jour, le dies iræ qu’elle attendait impatiemment depuis plus d’un demi-siècle. Ses rivaux, adroitement endormis dans une fausse sécurité par nos plus rusés diplomates, ne peuvent parer notre botte cette fois. Le coup de tonnerre de nos déclarations de guerre — pure formalité du reste ! — a dû éclater juste en même temps, sinon même après nos coups de canon.

— Mais, fit observer quelqu’un de l’autre côté de la table, pour arriver à Paris comme vous dites, il faut plus de temps que cela. Les forts de la Meuse ?…

— Oh ! répond l’Allemand, cette fois nous passons sans cérémonie sur le dos de la Belgique. Le chemin est un peu plus long, mais il n’est pas gardé.

— Mais l’Allemagne est l’un des garants de la neutralité belge ! s’écrie l’interrupteur indigné. Il y a des traités, et le code d’honneur vous oblige à respecter au moins votre signature…

— Allons donc ! dit le général avec un sourire cynique. Pourquoi tant de tralala pour un simple mot : neutralité — « un mot dont en temps de guerre on n’a si souvent tenu aucun compte », — pour un traité, « un chiffon de papier » ![4] Vous savez bien que « nécessité ne connaît pas de lois.»[5] Il faut bien, si nous voulons prendre Paris, sauter par dessus la Belgique et les traités. Eh bien, nous sautons, voilà tout…

Cette boutade avait tellement l’air d’une charge que cette fois le général — sauf respect — fut pris pour un pince-sans-rire. L’un des ministres, une des lumières du Barreau canadien, tout de même réputé pour la finesse de ses réparties, ne put s’empêcher de dire :

— Permettez, général, savez-vous à qui vous me faites penser ? En lisant l’autre jour l’histoire de Russie, je me suis fort amusé d’un mot de Vladimirko, prince de Galicie, à qui l’on reprochait d’avoir violé le serment qu’il avait prêté en baisant la croix : Peuh ! dit-il pour s’excuser, la croix était si petite !

Cette joyeuseté, jetée au beau milieu d’une situation aussi dramatique, faillit faire manquer la pièce et baisser le rideau. L’état-major, oubliant la gravité du moment, partit à rire en chœur. Le général lui-même eut quelque peine à se remettre.

— Soyons sérieux, dit-il. Qui veut la fin veut les moyens. Puisque vous connaissez si bien l’histoire, vous n’ignorez pas ce qu’il y a de providentiel dans la progression constante de l’auguste dynastie des Hohenzollern : de simples burgraves, devenus Électeurs, Rois, Conquérants et enfin Césars. Dieu est visiblement avec elle, ainsi que le proclame sa devise : Gott mit uns. Cette illustre famille a créé un état social supérieur à tout autre, fondé sur la Force. Il serait injuste de priver le reste du monde de ce bienfait du ciel. Aussi l’Allemagne entend-elle l’imposer aux autres nations nolens volens.

— Ce qui en bon français veut dire à coups de canon ! interrompit encore le facétieux ministre d’en face, qui ne pouvait se mettre en tête qu’il fût permis à un chrétien, même armé d’une épée, de se moquer ainsi des gens. C’est pas mal usé, ce que vous prêchez là général. Gengis-Khan prétendait, lui, que de même qu’il n’y avait qu’un soleil dans le ciel, il ne devait y avoir qu’un seul monarque sur la terre ; mais il y a sept cents ans de cela. Plusieurs autres que ce Temoutchine ont eu la même idée depuis que le monde est monde : Assur, Cyrus, les archontes d’Athènes, Alexandre-le-Grand, Jules César, Mahomet, Charlemagne, Charles-Quint, et plus récemment encore Bonaparte, mais ça n’a jamais pris. L’humanité en a plein le dos, de ces sortes d’expérimentations, qui coûtent trop d’argent et surtout trop de sang…

Le commandant ne se sentait sans doute pas prêt à concourir pour un prix d’histoire, surtout en présence de ses subalternes qui, par respect pour leur oracle, se contentaient d’écouter en silence. Il s’aperçut peut-être aussi que son Taube était trop haut dans les nuages ; aussi d’un vigoureux tour de gauchissement, il le ramena vivement sur le terrain des vaches. Il retroussa sa manche pour consulter sa montre-bracelet, et dit :

— Messieurs, ne perdons pas un temps précieux. Time is money, comme vous dites en Amérique.

— Oui, fit le premier ministre en échangeant un rapide et significatif clignement d’yeux avec ses collègues, le temps pour nous vaut de l’or.

— Eh bien, reprit l’Allemand, allons droit au but. Voulez-vous être riches et puissants ? dominer, régner, gouverner en un mot plus réellement que vous n’avez fait jusqu’ici ? Acceptez le fait accompli. Toute résistance est inutile. Votre province, je le sais, est fatiguée du régime anglais. Profitez-en pour adopter le système idéal de gouvernement : l’État socialiste et soldat ; l’État père de famille, mais père sévère, toujours armé du fouet. On ne badine pas avec lui ; chacun, qu’il le veuille ou non, est forcé de travailler pour le faire vivre. Dans cette admirable organisation, l’État est tout, l’individu à peu près rien. Tout marche militairement.

Ici, le vieux militaire prit le ton mielleux du séducteur habitué à vaincre les dernières résistances.

— Vous ne vous faites pas d’idée, dit-il en se rapprochant familièrement du premier ministre, comme la tâche des gouvernants est rendue facile par cette méthode. La force armée, qui ne relève que de l’autorité suprême, l’Empereur, est toujours là pour vous faire obéir du vulgum pecus. Vous n’êtes plus gênés par toutes ces ennuyeuses libertés, critique, opinion, presse ; ce sont elles qui le sont. De là pour les classes dirigeantes toutes sortes de bénéfices, honneurs, privilèges, monopoles, titres héréditaires de père en fils. Voilà ce que je vous offre.

— Monsieur le général, répondit gravement le chef du gouvernement, je vois que nous ne nous comprendrons pas. Le Canada a goûté un peu de ce régime de fer que vous prônez ; mais il y a longtemps de cela, et personne n’a envie d’y retourner. Votre organisme politique, fait d’autocratie, d’oligarchie, de garde prétorienne, est une vieille machine ; les siècles l’ont usée. Pourquoi six millions et demi de vos concitoyens se sont-ils exilés en Amérique dans le cours du siècle dernier, si ce n’est parce qu’ils avaient soif de liberté ?

Von Goelinger, tout déconcerté, se lève tout à coup et dit :

— Alors vous refusez ?


Chs. Huot del.
Nous avons prêté le serment d’allégeance à Sa Majesté le roi de
Grande-Bretagne, et lui seul a le pouvoir de nous dégager.

Les sept ministres sont debout en même temps que les sept militaires, et leur chef répond avec solennité :

— Nous avons prêté le serment d’allégeance à Sa Majesté le roi de Grande-Bretagne, et lui seul a le pouvoir de nous dégager.

— Vous rendez-vous bien compte des conséquences de votre refus ?…

Et la voix du chef d’état-major scande chacune de ces syllabes avec un accent qu’il cherche à rendre aussi terrible que possible.

Celle du premier ministre laisse à peine percer une légère nuance d’émotion lorsqu’il dit :

— Mes collègues et moi, nous savons parfaitement que nous sommes aujourd’hui entre vos mains. Mais qu’est-ce que nous sommes ? Des passants sur la terre. Après nous, d’autres viendront. Vous pouvez supprimer les hommes ; mais il est une chose que vous ne pouvez tuer : l’Idée ! Quand vous abattriez toutes les têtes sur votre passage, derrière vous Elle surgira de terre, plus forte, plus vivifiée de tout ce sang répandu. Croyez-moi, ni vous ni celui qui vous envoie ne réussirez jamais à imposer à l’Amérique, qui veut et entend rester libre, l’hégémonie du fer…

— Soit, dit sèchement le général, je vous donne quarante-huit heures pour réfléchir. Je vous attendrai après-demain, à midi, à mes quartiers généraux.

Et, sans même saluer, lui et sa suite quittent brusquement la salle en faisant résonner les tuiles du parquet d’un grand bruit de ferraille.

En route, Von Goelinger ne souffla mot, de peur de trahir sa déconfiture devant ses inférieurs, qui le suivaient non moins mornes et taciturnes, les uns à cheval, les autres à pied. Mais, dans son for intérieur, il était très mécontent de lui-même.

D’abord, il s’était niaisement lancé sur une fausse piste, et s’en revenait chien battu, comme les débris de la bande du chevalier Benborough, après la sanglante mêlée de Ploêrmel. Puis son grand tort avait été de s’aventurer dans une joute de langue contre plus fort que lui, sur un terrain et avec des armes qui n’étaient pas les siens. Ce qui blessait aussi sa vanité de junker, c’est que ces démocrates d’avocats ne l’avaient pas une seule fois appelé Excellence.

Enfin, comme au fond il n’était pas méchant homme, il gémissait un peu à la perspective d’avoir à employer les grands moyens contre des adversaires après tout si galants.

— Heureusement, pensait-il, moi aussi j’ai deux jours pour réfléchir !

  1. Déclaration de l’ex-président Taft, en 1915.
  2. Complot allemand contre les Américains divulgué par le New-York Herald en décembre 1915.
  3. The Invasion of America, by Julius W. Muller.— Voir New-York Times Review of Books, 16 janvier 1916.
  4. Ce sont les paroles mêmes du chancelier Bethmann-Hollweg dans son entrevue du 4 août 1914 avec Sir Edward Goschen.
  5. Le Dr Bethmann-Hollweg au Reichstag, 4 août 1914, excusait ainsi la violation du territoire belge : « Cela est en contradiction avec les prescriptions du droit des gens… Nécessité ne connaît pas de lois.»