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Similia similibus ou La guerre au Canada/Tétronal

La bibliothèque libre.
Imprimerie du Telegraph (p. 232-254).

ÉPILOGUE
TÉTRONAL


Sous les feux encore ardents de la fin d’une torride relevée de juillet, la campagne semblait accablée de sommeil. Comme la fenaison était finie depuis près d’une semaine, les gens de ferme n’avaient plus à vrai dire qu’à regarder mûrir les avoines et les blés.

À cette heure intermédiaire de la journée, après le retour des enfants de l’école et avant que les ménagères eussent à quitter leur silencieuse couture pour préparer le souper de famille, chacun, vu l’extrême chaleur, s’était blotti dans son coin d’ombre pour s’éponger et pioncer à l’aise.

Dans les prés, les vaches grasses, bien repues, attendaient en ruminant, paresseusement vautrées dans l’herbe sous les bouquets d’arbres le long des clôtures, l’heure de la traite du soir. Rien ne semblait bouger ; le silence n’était guère rompu que par le bourdonnement des mouches ou le tic-tac des horloges qui venaient de sonner cinq heures.

À l’intérieur d’une de ces paisibles habitations de cultivateur où nous conduisons encore une fois le lecteur, cette paix profonde allait pourtant être troublée dans quelques minutes par un incident dont on parlerait longtemps sous le chaume, et même, qui sait aussi ? dans les gazettes.

La chambre la mieux meublée de la maison était pour le moment occupée par trois personnages qui, à en juger par leur attitude et leur silence, n’avaient rien à se dire.

Les rideaux avaient été soigneusement tirés sur l’entière largeur des croisées toutes grandes ouvertes pour laisser circuler l’air, ce qui créait dans la pièce un demi-jour reposant et légèrement rafraîchissant, par contraste avec l’ardente lumière extérieure. Dans une embrasure, un jeune homme sérieux et imberbe semblait très absorbé par la lecture d’un magazine anglais dont les pages enluminées étaient placées de manière à recevoir le peu de jour qui pût filtrer par l’écart des rideaux.

À l’autre extrémité de la chambre, une jeune fille, en fraîche toilette blanche et dont la personne semble fort agréable pour autant qu’on puisse discerner ses formes, agite très consciencieusement un élégant éventail de plumes au-dessus d’un canapé près duquel elle est assise. Il est vrai que le canapé n’est pas vide. Il y a là un autre jeune homme, celui-là à moustache prononcée, apparemment plongé dans un profond sommeil, à en juger par son immobilité.

Mais voilà que tout à coup son être s’agite fiévreusement, à la joie manifeste de sa veilleuse. Ses lèvres s’entrouvrent presque aussitôt pour laisser échapper de petits cris étouffés ; puis il porte brusquement les deux mains à son cœur, appelant, d’une voix faible, à peine perceptible :

Help ! Jimmy !

Aussitôt le liseur attentif jette son livre à terre, entrouvre le rideau et accourt auprès du dormeur.

Celui-ci ouvre de grands yeux ébahis, se fait un petit massage de tête avec ses deux mains comme quelqu’un qui cherche à rattraper ses souvenirs et finit par dire d’un ton tout à fait naturel :

— Il paraît que j’en ai fait, un méchant rêve !

— Oui, dit l’autre, tu as été joliment malade depuis hier soir, you crazy boy !

— Comment ! depuis hier soir ! tu ne sais ce que tu dis, tête de linotte toi-même… voilà au moins une semaine que j’ai perdu connaissance.

Pendant ce duo d’aménités, la jeune personne intéressante en blanc est partie en coup de vent, appelant tout le monde comme si le feu était à la maison, criant :

— Venez vite ! Il est réveillé !

Bientôt accourent tout essoufflés Papa Meunier, maman Meunier et tous les petits Meuniers ; tous s’arrêtent dans l’embrasure de la porte, comme en extase, comme médusés par la vue d’un miracle.

— Monsieur Paul ! s’écrient-ils en chœur.

Le ressuscité n’est autre en effet que notre ami Paul Belmont, en chair et en os.

Tous l’entourent bientôt et l’accablent de questions :

— Vous allez nous dire au moins comment c’est arrivé ?

— Ah ! pour ça par exemple, non, répond-il en sautant par terre, pas tout de suite. J’ai besoin de rassembler mes idées, et puis j’ai l’estomac d’un creux. Allons souper plutôt.

— C’est ça, dit le père Meunier. Et puis après, il y a un autre revenant à faire revenir : monsieur le notaire. Pas, Marie-Anne ?

La jeune fille en blanc rougit, mais ne dit pas non.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici il faut ouvrir une parenthèse.

Les succès de presse qu’avaient remportés notre jeune confrère, il les devait à son indéniable talent, mais aussi pour une bonne part à sa passion pour le travail. Il était ce qu’on pourrait appeler un épicurien de l’étude et de l’effort intellectuel. Sa plus grande volupté était de s’enfermer avec ses livres et ses paperasses. Il ne se serait pas contenté de chanter avec Omar Khayyam :


Au fond d’un bois, un livre ouvert,
Un gros pain bis, une bouteille,
Et tes doux chants à mon oreille :
Quel paradis dans ce désert !


Il lui fallait une mise en scène plus élaborée dans sa petite thébaïde du quatrième étage : en plus du pain fortifiant et du vin réjouissant, une plume, de l’encre et du papier, et la pipe de tabac chère à tout bon Canadien. Jamais il n’était plus heureux que dans ses laborieuses veilles, prolongées bien avant dans la nuit. Quant à la sirène qui devait charmer sa solitude, il ne l’avait jamais entrevue qu’en rêve, mais il la voyait venir.

L’approche de l’heureux moment n’avait nullement ralenti son zèle de journaliste. Les préparatifs de la noce, les courses à faire, le choix et l’aménagement du nid nuptial, les mille et un prosaïques détails préliminaires à la grande cérémonie, rien ne l’avait un instant détourné de sa tâche quotidienne. Ce surmenage devait fatalement aboutir à une catastrophe.

Laissons-le lui-même compléter le récit de son aventure, au dîner de noce où nous le retrouvons bientôt en nombreuse compagnie, dans la même salle à manger qui a servi de décor au début de cette histoire.

Autour de l’hospitalière table de papa Meunier, figurent cette fois plusieurs autres invités que monsieur le notaire : le vénérable curé de la paroisse occupe la place d’honneur, il y a aussi le médecin du village qui avait prodigué des soins empressés, mais stériles, à Paul pendant son somme hypnotique de près de vingt-quatre heures ; enfin, quelques-uns des confrères de celui-ci. Inutile d’ajouter qu’Oreste n’a pas oublié son Pylade anglais, qui lui a servi de garçon d’honneur à la messe nuptiale. Il n’y manque que la petite colonie allemande du voisinage ; mais on a appris que Biebenheim et ses camarades ont quitté le pays, on les dit mobilisés.

— J’étais déjà sur les nerfs, disait Belmont, lorsque mes amis m’ont rendu le service de me donner le coup de grâce en me conviant à ce qu’ils appelaient l’enterrement de ma vie de garçon. À partir de cette nuit de godaille et de boustifaille, comme disait défunt Arthur Buies, je perdis sommeil complètement. Le jour du contrat, un étudiant en médecine, me voyant dans cet état, m’administra un al quelconque dont le nom m’échappe.

— Sulfonal ? autrement dit diéthysulfonediméthylméthane ? suggéra le médecin d’un ton entendu.

— Non, ça s’appelait autrement, dit Paul.

— Alors, c’était du diéthylsufonebutane, en termes vulgaires du trional ?

— Vous n’y êtes pas encore, docteur.

— Mais, malheureux, c’est donc du diéthylsulfurediéthylméthane que vous avez pris ? du tétronal ?

— Juste, c’est ça, du tétronal. Il faut croire que la dose était un peu forte, peut-être aussi est-ce la faute des beaux-pères qui servent la soupe trop chaude à leurs gendres.

À ce cuisant souvenir, monsieur le notaire daigna se dérider tout à fait.

Belmont reprit :

— À peine étais-je sorti de table ce soir-là que je me sentis soudainement la tête prise dans un étau de fer, une sorte de casque prussien qui me comprimait les tempes. Je me levai pour aller respirer à l’aise dans une fenêtre, et juste au moment où Monsieur le notaire ici présent commençait la lecture de la plus belle page de ma vie… tout disparut à mes yeux pour faire place à des visions qui m’avaient fort obsédé dans ces derniers temps. J’avais lu à peu près tout ce qui s’est publié sur la guerre des titans du vingtième siècle. Cette bocherie et cette boucherie me sont naturellement revenues dans mon hypnose. Pendant ces vingt-quatre heures, j’ai vécu plus d’une semaine de grande tragédie.

Et il fit le récit des scènes dramatiques que le lecteur connaît déjà, et où il avait eu soin de se réserver le rôle de jeune premier. Il est possible que dans le prodigieux effort de mémoire qu’il lui fallut faire pour donner une forme aux hallucinations fugitives du rêve, il ait quelque peu enjolivé les choses. Il se peut aussi qu’à force d’être répétée de bouche en bouche avant d’être écrite et imprimée, chacun y mettant du sien, l’histoire y ait tant soit peu gagné en longueur. Dans tous les cas, après que Paul eut fini de parler, l’un des invités ne put s’empêcher de dire :

— Savez-vous que voilà de quoi faire un beau livre ?

You bet, fit Smythe, sans compter une bonne leçon de choses pour les Canadiens.

— Oh ! oui, soupira la mariée. Si cela pouvait nous tirer de notre léthargie ! Il y a encore tant d’indifférents qui s’imaginent supprimer les fléaux en se bouchant les yeux et les oreilles, en se renfermant dans leur étroit égoïsme ! Qu’est-ce que cela nous fait, ont-ils l’air de dire, que des millions de nos semblables souffrent ? Qu’ils s’arrangent ! Chacun pour soi… Quand je vois notre petit monde continuer à s’amuser comme si de rien n’était, courir les spectacles et les danses… les femmes plus que jamais préoccupées de leurs plaisirs et de leurs toilettes… et toute cette fureur d’autos, de jupes à mi-jambe… je me dis qu’il faut être curieusement bâti pour ne songer qu’à jouir dans des temps pareils… « Brillante affaire », lit-on dans les gazettes à la suite de telle ou telle bataille. Comme ça reluit sur le papier ! Mais la réalité ? Pour moi, ce qu’il y a de brillant là-dedans, c’est le sang qui coule à flots, ce sont les larmes des mères et des épouses privées de leurs soutiens, des orphelins sans asile. Et parce que ces horreurs se passent loin de nous, en existent-elles moins ? En sommes-nous moins chrétiens, moins solidaires les uns des autres ? Peut-on se désintéresser de pareils crimes contre l’humanité ? Franchement, c’est à se reprocher son propre bien-être, les petits bonheurs qui nous arrivent…

— Regrettez-vous déjà le vôtre ? Démariez-vous, nous ne demanderons pas mieux, lui crièrent de l’autre bout de la table quelques joyeux garçons que Belmont avait invités à sa noce.

— Il est trop tard, messieurs, dit le notaire.

— Plus que tard en effet, opina en riant M. le curé.

Smythe reprit :

— Une chose certaine, c’est que ce qui est arrivé à la Belgique pourrait bien nous arriver, à nous aussi, si par malheur la digue qui retient le torrent prussien, de la Mer du Nord à la frontière suisse, allait se briser faute de bras pour la soutenir Similia similibus, comme vous dites en latin, monsieur le curé, ajoute-t-il en s’adressant à l’abbé, qui est son vis-à-vis. Ne voyez-vous pas comme moi dans la vision de l’ami Paul une sorte d’avertissement qui devrait stimuler l’enrôlement ?

Le curé eut un petit hochement de tête plutôt négatif.

— Hum ! fit-il, l’enrôlement, l’enrôlement, c’est bientôt dit. Mais pourquoi, messieurs les Anglais, nous regardez-vous comme vos égaux quand il y a des coups à recevoir, et comme vos inférieurs en temps de paix ? La présente guerre doit vous prouver que vous n’êtes pas tout seuls dans le monde et que le bon Dieu en a créé d’autres à son image. Cessez donc de traiter certaines parties du territoire comme les Prussiens ont traité l’Alsace et la Pologne, et vous verrez que nous sommes tout aussi bons patriotes que vous autres…

— N’exagérons rien, interrompit le marié, qui en un pareil jour pouvait se permettre bien des libertés. Votre comparaison avec l’Alsace et la Pologne ne me paraît pas juste, monsieur le curé. Il n’y a pas ici de lieutenant Von Forstner pour fouetter les infirmes à coups de plat de sabre comme à Saverne, non plus que de maîtres d’école pour enseigner l’allemand aux enfants à coups de bâton comme en Pologne. Qu’il se commette chez nous des abus de pouvoir, hélas ! ce n’est que trop vrai. Mais c’est le propre de toute autorité, quand elle ne sent pas le frein, d’abuser de sa force et de l’exploiter outre mesure.

— Sous ce rapport, dit un des jeunes confrères de Belmont, l’une des têtes chaudes de la presse québecquoise, il ne manque pas d’Allemands par chez nous ; j’en connais qui ne seraient point fâchés d’introduire ici le régime de fer et de faire leurs petits Bismarck.

— Heureusement, reprit Paul, les minorités ont dans notre excellente constitution le frein qu’il faut pour morigéner les majorités quand celles-ci ruent trop fort. Ne confondons donc pas nos petites disputes locales, qu’on peut régler en famille, avec la guerre mondiale du Droit contre la Force. C’est le jour et la nuit. Comme groupe ethnique, l’élément de langue française en Canada est numériquement supérieur à tous les autres.[1] Assurément, une race qui compte plus de 2 millions d’âmes sur une population de 7,200,000 doit être capable de défendre ses droits particuliers d’une manière plus intelligente qu’en refusant de faire sa part de manœuvre lorsque le feu est à la maison. Ce serait se punir soi-même pour les fautes du voisin.

— Mais le feu est encore loin d’ici ? objecta l’un des oncles de la mariée, un bon cultivateur de la place.

— Question de distance facile à régler, répondit Belmont. Mettons que votre maison ne flambe pas encore ; mais si l’incendie éclate à l’autre bout de votre village et que le vent porte de votre côté, n’irez-vous pas, vous et vos garçons, aider à étouffer ce commencement de conflagration ? Ou encore, si l’on vous demandait le secours de vos bras pour consolider une digue dont la rupture menacerait vos propriétés, attendriez-vous tranquillement qu’elle se rompe ? La digue en ce moment est de l’autre côté de l’Atlantique, à huit ou dix jours de distance. Si faute de bras elle se brisait, vous rendez-vous compte des conséquences ? Le Canada serait vite envahi…

— Et la Province de Québec serait la première à recevoir les coups, renchérit le journaliste anglais. C’est ça qui la vengerait d’Ontario !

— Bah ! fit un convive, il sera toujours temps de se défendre quand on sera attaqué.

— C’est ça, ricana Smythe, comme toujours comptez sur vos talents naturels. Continuez à tout savoir sans étudier. Sachez donc qu’un soldat ne s’improvise plus en un mois comme du temps de Napoléon. Les Français s’imposent trois ans de caserne pour tenir tête aux Boches, qui ont près de cinquante ans d’apprentissage. Et vous vous dites prêts, sans préparation ! Allons, vous n’êtes pas sérieux.

— Mais, objecta un autre, je lis tous les jours dans ma gazette que l’Angleterre est la première intéressée à défendre ses colonies ?

— Et c’est ce qu’elle fait, riposta Smythe. Au moment où je vous parle, nous lui devons la vie, tous tant que nous sommes, vous le premier, monsieur le curé…

— Comment cela ? se récria-t-on.

— C’est bien simple. Si la flotte anglaise n’avait pas été prête, au moment même de la déclaration de guerre, à embouteiller les escadres de Von Tirpitz au fond de la mer du Nord, dix jours après des croiseurs allemands remontaient le Saint-Laurent, leurs gros krupp démolissaient nos villages, leurs bandes se répandaient dans nos campagnes, massacraient les non-combattants, à commencer par les curés, pour lesquels le Prussien a un faible tout particulier, vous savez.

— Brr ! fit la bonne madame Meunier.

Le bon abbé accueillit cette boutade ad hominem avec un sourire plein de mansuétude.

— N’empêche, monsieur Smythe, dit-il, que vos compatriotes ont bien mauvaise grâce à nous reprocher l’indifférence et l’apathie après nous y avoir poussés malgré nous ? Pourquoi découragez-vous de parti pris notre bonne volonté, notre loyale coopération au bien commun ? Pourquoi vous montrer ici, en Canada, moins tolérants que les grands hommes d’État qui dirigent les destinées de l’Empire Britannique ? Pourquoi cet entêtement à exiger l’unité absolue de langue ici, quand vous savez parfaitement que ceux qui gouvernent ce vaste Empire n’ont jamais même songé à l’imposer aux 400 millions d’âmes qui l’habitent ? — Vous savez, Monsieur Smythe, qu’avant 1912 les écoles françaises et allemandes d’Ontario étaient sur un pied d’égalité devant la loi, régies par le même texte de règlement. Le gouvernement a alors édicté une nouvelle ordonnance d’exception et de restriction, mais pour les écoles française seules ; c’est-à-dire qu’à l’heure où les Français et les Anglais se défendent comme des lions contre la barbarie prussienne, la langue allemande a la préférence sur le français, les immigrants venus d’Allemagne continuent à jouir de privilèges qu’on enlève aux descendants de ceux qui ont ouvert ce pays. Convenez que c’est un peu raide…

— Là-dessus, je suis entièrement de votre avis, Monsieur le Curé, dit Belmont. Voyons, Jimmy, ce que tu viens d’entendre ne fouette-t-il pas ton vieux sang saxon ?

— Ontario n’a qu’une langue officielle, balbutia l’interpellé, visiblement embarrassé.

— Ne te dérobe pas ainsi, confrère, insista Paul. Il ne s’agit pas ici de langue officielle, mais de la langue des écoles. Pourquoi cet acharnement exclusif contre le français ? On n’a pas peur à ce point d’une race inférieure. Craignez-vous qu’elle vous monte sur le dos ? Ou encore, répugnez-vous à vous instruire ? L’homme qui sait deux langues est moins ignorant que celui d’en parle qu’une. Toi, par exemple, qui t’exprimes aussi bien en français que dans ta langue maternelle, ne te crois-tu pas supérieur à ce pauvre esprit de l’Ouest, qui écrivait dernièrement une lettre insultante à un négociant de Montréal parce que celui-ci par mégarde lui avait envoyé une circulaire imprimée en français ? L’effet du chiffon rouge sur le dindon ! Allons, mon cher confrère, prends ta plus fine plume pour persuader aux Anglais de l’Ouest qu’ils ont aujourd’hui la chance de leur vie…

— Laquelle ? demanda Jimmy, les oreilles un peu à pic.

— Celle de montrer qu’ils ont de la grandeur d’âme. Celle de faire l’un de ces beaux gestes qui honorent une race, une de ces nobles actions qui scintillent comme des étoiles sur le fond lugubre de leur histoire. Depuis un siècle surtout, les annales de la Grande-Bretagne sont pleines de ces actes magnanimes ; elle a donné au Sud-Africain le self-government comme nous l’avons ici ; elle se bat aujourd’hui pour la liberté des nationalités. Voyons, mon cher Smythe, la main sur la conscience, penses-tu le moment bien choisi pour imposer de force à nos compatriotes des autres provinces des règlements et des lois vexatoires à propos de petites écoles, dans le temps même où les fils de France et d’Angleterre versent généreusement leur sang côte à côte sur les mêmes champs de bataille ?

— Vous perdez le droit de parler ainsi, riposta Smythe, en marchandant votre loyauté sur cette insignifiante affaire d’écoles primaires.

— Il n’y a pas de marchandage, intervint tranquillement le curé. Nos réclamations datent de longtemps avant la guerre. La preuve que nous sommes raisonnables, c’est que nous accepterions le status quo ante en attendant le rétablissement de la paix. Nous nous en rapportons à justice.

— Oui, dit l’Anglais, froidement sarcastique, vous en avez parmi vous qui sont bien d’arrangement. Après avoir poussé votre populo à l’exaspération, ils sont les premiers à accepter le bâillon, pourvu qu’il soit doré…

Le marié, affectant d’imiter le flegme de son ami, répondit d’un ton dégagé :

— Que veux-tu ? chacun a ses faiblesses. Vous autres, par exemple, vous avez la manie de singer la raideur prussienne. Comme vos modèles d’Allemagne, prenez garde de casser. Vous les connaissez maintenant : ce sont des orgueilleux déséquilibrés qui ne négligent rien pour se faire détester, et ensuite s’étonnent de ce que personne ne les aime. Pourquoi persister à imiter ces insensés ? Dégelez-vous un peu, vous y gagnerez, mes amis les Anglais ! Pourquoi vous modeler sur l’Allemagne quand vous avez bien mieux dans votre Old Country? Vous êtes moins britanniques que beaucoup d’entre nous Canadiens-français. En matières économiques, et en bien d’autres, vous ne parlez pas la même langue que vos cousins d’Angleterre ; à Londres, on ne vous comprend pas du tout quand vous parlez commerce. Eux sont pour la liberté des échanges ; ici, vous êtes pour la restriction ; vous croyez à la balance du commerce, eux s’en moquent ; votre idéal est de vendre sans acheter, eux achètent pour vendre, ils ont adopté cette tactique depuis trois quarts de siècle, et leur commerce couvre le globe, pendant que vous vous empêtrez dans vos écheveaux tarifaires, source de complications internationales qui menacent à tout instant de vous mettre en guerre avec vos voisins. À cet égard, moi qui te parle, et bien d’autres de mes compatriotes, sommes plus proches parents d’Albion que la plupart de tes nationaux canadiens. En deux mots, nous sommes loyaux sujets britanniques ; mais, note bien ceci, vous ne ferez jamais de nous des Anglais, pas plus que vous n’en avez fait des Écossais et des Irlandais…

Et il s’arrêta un peu essoufflé de sa tirade. Le journaliste anglais, qui pouvait enfin placer une parole, avait un grain de picrate dans son œil froid quand il répondit :

— Le malheur pour vous, c’est que vos écoles d’Ontario ne sont pas toutes à la hauteur. Vous avez le défaut de mal payer vos instituteurs. Ensuite, c’est que vous mêlez la religion à ces questions de langue. Or, sur ce terrain, vous êtes divisés, et il est écrit que tout royaume divisé contre lui-même ne saurait subsister. Commencez par accorder vos violons. Pourquoi nous donner tous les torts quand les pires ennemis de votre langue sont des catholiques comme vous ?

What d’ye mane, Jimmy ? éclata une voix irritée, celle d’un jeune confrère, qu’à son accent on reconnaissait aisément comme le représentant de la presse irlandaise à ce festin de noce.

You know perfectly well, Pat ! répondit froidement le fils d’Albion.

La discussion allait s’engager dans les chardons.

La mariée sauva la situation, d’un mot accompagné de son plus charmant sourire.

— Monsieur Smythe, dit-elle, récitez-nous donc cette jolie pièce de vers patriotiques que vous me lisiez l’autre jour avec tant d’émotion…

De ce moment, la conversation reprit son ton enjoué, même entre Belmont et Smythe. Comme la compagnie allait se lever de table, celui-ci jetait un curieux regard au marié en murmurant :

You’re a lucky dog!

M. le curé, qui ne comprenait pas l’anglais, s’en fit donner la traduction par Marie-Anne, laquelle s’exécuta de bonne grâce, non sans rougir jusqu’au blanc des yeux.

— Ah ! dit le vénérable abbé, je vois ce que c’est, mon jeune ami. Vous enviez sans doute le bonheur de votre confrère. Eh bien, mais c’est tout simple : prenez le même remède. Vous savez, similia similibus curantur !

  1. Principaux groupes nationaux du Canada d’après le recensement de 1911 : Français, 2,054,890 ; Anglais, 1,823,150 ; Irlandais, 1,050,384 ; Écossais, 997,880 ; Gallois, 24,848 ; Allemands, 393,320 ; Austro-Hongrois, 129,103 ; Scandinaves, 107,535 ; Italiens, 45,411 ; Juifs, 75,681 ; Russes, 43,142 ; Hollandais, 54,986, etc.