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Sonyeuse/Soirs de Paris/VIII

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Bibliothèque-Charpentier (p. 279-290).

GUIDE MORAL CONTY

Nous achevions de diner, Moritz et moi, place Clichy, chez Wepler.

« Dieu me pardonne, c’est madame Arnheim, faisais-je en posant d’un geste étonné mon verre à bordeaux sur la table, regarde un peu, Moritz. »

Une femme, svelte et veloutée dans une longue pelisse de peluche, venait d’entrer dans la salle du restaurant : derrière elle un homme d’allures correctes, l’air d’un officier en bourgeois, la moustache noire très cirée soulignant la face énergique.

Le temps de lever les yeux et, baissant tout à coup la voix, Moritz, avec un jeu muet de physionomie : « Ne la reconnais pas, ne salue pas, tu la gênerais beaucoup et moi aussi.

— Comment ?

— Chut, tout à l’heure.

Aidée par le garçon et l’homme qui l’accompagnait, la femme venait de se débarrasser de ses fourrures. Debout devant une glace, elle ôtait maintenant la voilette, tout humide de givre qui lui coupait en deux le visage, lissait du doigt autour des tempes ses bandeaux d’un brun roux un peu relevés sous Le voile, puis, s’asseyant avec un joli sourire, elle défaisait lentement, très lentement des gants à dix boutons en fixant sur l’homme, enfin installé devant elle deux longs yeux très fendus au regard interrogateur.

Elle était grande, le corsage plein, la taille fine, comme moulée dans une robe très simple d’un bleu cendreux et très doux à son teint, un teint de brune un peu mûre, mais restée étonnamment jeune grâce à la souplesse de liane de tout son être et au modelé d’un adorable visage de grisette, sans empâtement, sans ride, et, chose étrange, sans l’artifice d’aucun fard,

— Oui, c’est bien elle, me chuchotait Moritz, je te conterai cela tout à l’heure.

Un petit drame se jouait maintenant à la table des nouveaux venus ; la femme s’était levée, un courant d’air la gênait, le gaz lui tombait droit sur la tête, bref, le garçon prenait manteaux, canne et parapluie et le couple s’engageait dans l’escalier a vis, qui conduit aux salons du premier.

— Elle nous a vus, pensait tout haut Moritz et avec un mouvement d’épaules. Enfin… pauvre femme !

— Est-ce que par hasard, tu… ? ne pouvais-je m’empêcher d’interroger.

— Moi !… quelle bêtise ! Non, mais j’ai été dans son atelier, elle a bien voulu me demander des conseils ; il y a deux ans j’ai mis toute mon influence à la faire recevoir au Salon… elle ne manque pas de talent, la mâtine.

— La mâtine ?

— Oh, c’est une façon de parler… elle n’est ni pire ni meilleure qu’une autre, elle suit le courant, voilà tout.

— Ce n’est donc pas son mari ?

— Son mari… mais d’où sors-tu, mon pauvre Jean ? son mari. M. Arnheim râle en ce moment dans une vague maison de santé, devenu à moitié fou après avoir mangé toute sa fortune et jusqu’à la dot de sa femme ; cette petite femme-là a jadis révolutionne toute l’aristocratie de Marseille, ça été une élégante, une lionne de grande ville de province : sa situation perdue, elle s’est mise courageusement à la besogne, elle avait un talent d’amateur ; aujourd’hui c’est presque un peintre. Quel âge donnes-tu donc à Mme Arnheim ?

— Trente-deux à trente-cinq ans.

— Elle a quarante-trois ans, mon cher, et elle est mère de trois enfants, deux filles entrées à Saint-Denis, Dieu sait comment, et un fils au Borda, un fils de dix-huit ans qui se destine a la marine. Elle entretient de son travail toute la maisonnée, mari et enfants, trouve le moyen entre ses leçons et ses séances d’aller dans le monde, de se montrer à l’Opéra en première loge d’amis, et de diner en cabinet particulier. D’ailleurs l’homme qui l’accompagne n’attend que la mort du mari pour l’épouser.

— Mais alors, c’est presque honnête.

— Presque honnête est le mot. Malheureusement avant lui il y en a eu d’autres ; celui-là, c’est l’homme aimé. Or, qui dit homme aimé dans la vie d’une femme indique assez…

— Ah… alors ?

— Mais, comment voudrais-tu donc qu’elle vive ? Ou prendrait-elle l’argent des charges qui lui incombent et de l’entretien de son luxe ! Si sa peinture et ses leçons lui rapportent neuf à dix mille francs par an, c’est tout le bout du monde. Je puis en parler moi qui suis du bâtiment. Or, je lui sais déjà, avenue de Villiers, un loyer de cinq mille. Sais-tu, toi, ce que coûte une robe comme celle qu’elle porte ce soir, vingt-cinq louis, le manteau cinquante. Mais d’où sors-tu donc ? mon pauvre ami, ces deux ans de province t’ont vraiment bien change et tu as bien besoin d’un cornac à travers la lutte parisienne. Une lionne pauvre, qui, pour conserver l’éclat de sa robe fauve, a besoin de dévorer un monsieur par hiver, voilà la jolie Mme Arnheim, pas plus coupable qu’une autre, même moins coupable qu’on ne le croit, en somme. Moi, je l’absous et des deux mains, mal élevée, mal mariée, Marseillaise et un ensemble de circonstances… presque honnête, tu as dit le mot.

Le garçon venait d’apporter l’addition.

« Ajourez deux cigares, faisait Moritz en allongeant un billet bleu hors de son portefeuille et quand il eut choisi dans les boites de londrès et qu’il m’eut offert le plus léger et le plus sec « Mme Arnheim concluait-il avec un geste d’insouciante résignation, aujourd’hui, c’est une Pelure, elle n’entre plus dans la combinaison. »

— Pelure, combinaison, tu parles argot, maintenant.

— Pauvre chéri… tu ne sais pas naturellement… enfin comme j’ai des bontés pour toi, je vais tenter de t’expliquer. Pelure, oui, Pelure, c’est un nom qu’a mis jadis en vogue une chronique de Bachaumont dans le sport. Le mot a cours à présent ; dans Paris, où l’on se comprend à demi-mot, cela vous classe à jamais un homme ou une femme : Pelure, on sourit et le tour est joué.

— Ça ne me dit pas ce qu’on entend par pelure. Moi, je trouve que… »

— Ta ta ta, tu trouveras après, respect au professeur. Les pelures, mon cher, ce sont les gens dont on ne veut pas ailleurs. Jeunes filles avariées, veuves compromises, femmes séparées, mal mariées ou pas mariées en quête, les vieilles d’un amant, les jeunes d’un entreteneur ; mères cherchant à placer n’importe comment leurs filles, maris cherchant à placer leurs femmes et quelquefois fils cherchant à placer leurs mères… Ne te récrie pas, cela s’est vu. Une mère galante est un grand appoint pour un homme qui débute à Paris dans la littérature ; à défaut de la sympathie des confrères il en a la reconnaissance et le mépris ; les bontés de sa mère lui ont acquis une créance à longue, mais sûre échéance, car le caractère distinctif des pelures (sans quoi j’aurai l’air de faire mon petit Olivier de Najac en te racontant le demi-monde) c’est que les pelures appartiennent toujours de loin ou de près au monde des lettres et des arts. Les femmes y sont bas-bleus, écrivains, sculpteurs, peintres ; les hommes journalistes, pianistes, poètes : du talent quelquefois, du sens moral jamais, de la prétention toujours. À la porte du vrai monde, dont ils ont pu faire autrefois partie, soigneusement tenus à distance par les artistes qui les renient, ils forment une bande à part, un monde de parias élégant, besogneux, avide de paraitre, affolé de réclame, enfiévré de plaisirs, de réceptions et de fêtes, envieux comme la misère, rancunier comme l’envie, méchant comme la rancune, dangereux comme pas un, quelquefois spirituel, très souvent amusant, au fond vide et triste comme l’ennui.

Ce monde-là a pourtant sa place à Paris, il y a ses alliances et ses influences, il y a ses salons, le salon des Refusés, pour ne citer que celui de Mme Armadzi, ses journaux attitrés qui rendent compte de ses fêtes. Le Beaumarchais dans ses échos lui fait une large part. Les noms des femmes et des hommes, que tu vois étalés la plupart du temps bien en vedette en première page dans les carnets mondains des journaux, la jolie Mme A…, le spirituel de B…, l’irrésistible Juan, toutes pelures que cela. Le gros public qui lit n’en sait rien, mais nous sommes dans Paris cinq ou six cents Parisiens qui n’avons plus la force d’en rire. La jolie Mme A… a cinquante-cinq ans, la taille comme un muld et était saisie la veille ; le spirituel de B…, l’irrésistible Juan, est un escroc qui a frisé Mazas ou un viveur gâteux par hasard en rupture de conseil de famille. Laides ou jolies, les femmes, elles, y font leur éternel métier ; elles chassent à l’homme ; c’est leur droit et même leur devoir, tant mieux si la proie est bonne.

Au lieu de s’embusquer sur le trottoir comme les filles, elles déambulent de salons en salons leur joliesse et leur sourire : tant pis pour l’imbécile qui s’y laisse prendre. À part celles qui écrivent, qui sont nec varietur des monstres de hideur et des bibelots d’ancienneté, elles sont généralement fines, séduisantes, jolies avec ce fumet de venaison cher aux palais blasés, qu’exhale toujours l’aventurière ; des perles se rencontrent parfois dans ce fumier. La belle Mme Soiron, dont le profil de poupée incassable fit les belles nuits de l’Elysée-Grévy et les beaux soirs des ministères, est bel et bien sortie de ce monde ; depuis son mariage elle eut d’ailleurs le bon goût de ne plus s’y montrer. Pelure, madame *** malgré son grand talent ; pelure, X Y Z, le peintre hongrois où tu dansais jeudi ; pelure Mme Arnheim, rencontrée tout à l’heure ; pelure, les deux de Rause et la vieille Armadzi, où tu dîneras demain, la pelure des pelures.

Quant aux mâles de ces femelles, ce n’est plus la chasse a l’homme, mais la chasse aux louis qu’on fait chez ces messieurs. En dehors des curieux ou des friands d’alcôve égares là sur la piste de quelque jolie créature, poètes ratés, journalistes de basse besogne, reporters louches, peintres gommeux, pianistes incompris, cabotins sans emplois, secrétaires de vieilles dames, décavés de l’empire, gentilshommes de contre-marque, profils de loups cerviers, moustaches fauves, cheveux en bandeaux plaqués, jolis garçons trop parfumés, policiers russes, écrivains slaves, comtes florentins et princes Valaques, voilà la menue monnaie de ce monde, où toutes les pièces sont fausses, les cartes biseautées, les consciences et la chair à vendre. Sans le sou, jouisseurs, élégants, paresseux, assoiffés de paraître, le matin ils vernissent au pinceau les escarpins du soir, dinent dans leur cinquième d’un petit pain et d’un bol de lait et dès les lustres allumés, frisés au petit fer, en culotte courte, le mollet cambré, le torse moulé dans l’habit quelquefois de couleur, ils poitrinent, paonnent et influencent la phâme plutôt riche que jeune et plus généreuse que jolie qui leur payera la différence. Palferines au petit pied, Luciens de Rubempré, en quête d’une Esther et même d’un Vautrin qui serait bien reçu, c’est la grotte sous-marine, le fond de bain des pelures. De temps à autre, on les épouse, et ils deviennent les maris de ces dames : c’est l’union légitime de deux prostitutions. Parfois un rastaquouère, un nabab d’Haïti, une charcutière milliardaire de Chicago ou un fourreur richissime de Moscou vient tomber au milieu de la bande, ou comme tu peux le penser, la pauvre âme est happée, accueillie et pillée, volée comme au coin d’un bois, puis la bonne dame ou le pauvre homme ahuri, ravi et mis à sec, sont réexpédies en leurs lointains Pondichéry, intimement convaincus qu’ils ont mené la haute vie parisienne.

D’ailleurs les pelures ont cela pour elles qu’elles forment une association de secours mutuel véritablement touchante. Quand l’une d’entre elles se fait par trop vieille et se décide à remiser, à moins d’être trop pauvre et d’avoir tout à fait mal dirigé ses affaires, elle ouvre maison et reçoit les autres. Maternelles, quand elles ne couchent plus, elles donnent à coucher : leurs salons deviennent bosquets, mais bosquets de Bondy où l’on dévalise.

Te voilà prévenu. D’ailleurs un coup d’œil maintenant te suffira.

Le garçon était revenu, rapportant la monnaie.

— Et moi, je ne te dois rien pour cette consultation, demandai-je à Moritz en lui passant son pardessus.

— Non, mon cher, aux amis je donne gratuit mon « guide Moral Conty. »

Et bien emmitoufflés dans nos fourrures, le cigare aux lèvres, nous traversions la place Clichy, toute grouillante de foule à cette heure du soir.


fin