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Sonyeuse/Soirs de Province/IV

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Bibliothèque-Charpentier (p. 115-127).

ROMANCE D’AUTOMNE !


Pâle voyageur, connais-tu l’amour ?
Comme tout le monde, en rêvant, un jour
Je l’ai rencontré fleuri d’espérance,
Et j’ai pris ma place au sein des élus.
J’avais dans le cœur toutes les croyances
Il m’en a tant pris que je n’en ai plus.


Et la vieille chanson populaire, un air sentimental et pleurard de faubourg, se perdait maintenant avec la ritournelle de l’orgue et dans l’éloignement et dans les bruits de charroi de la route.

C’était le soir aux pieds des grands ombrages et des hautes futaies étagées de Migneaux et de Villennes, la Seine, une nappe d’eau immobile aux luisances de miroir, allait s’élargissant sous les arches cintrées du vieux pont de Poissy : le paysage, d’une délicatesse de tons infinis dans la lumière transparente et frisante de ce crépuscule d’automne, se détachait, précis et clair, plus clair même que le ciel, sur un horizon d’orage chargé d’ozone, un horizon de bataille ou des grosses nuées d’un gris de nacre se teintaient çà et là d’or verdâtre et çà et là saignaient comme crevées sur les bords ; la journée avait été chaude et un même désir de grand air, une même curiosité du coucher de soleil, dans ce vaste et calme paysage, avait réuni, sur la terrasse du bord de l’eau, les invités de sir William Willins : une dizaine de femmes en toilettes claires de dîner, et autant d’hommes en jaquettes du soir, tous tout heureux de vivre et de se retrouver là, corrects et soignés, sentant bon, et le teint frais, avant la sonnerie d’appel de la villa !

Belle aux cheveux d’or, connais-tu l’amour ?
Comme tout le monde en rêvant un jour
Il a dit mon nom avec tant de charmes
Que j’ai cru tenir l’éternel bonheur.
Hélas ! j’ai versé depuis tant de larmes,
Que c’est par les yeux qu’est parti mon cœur.

Et maintenant que la mélopée du vieux mendigot porteur d’orgue n’était plus qu’une rumeur confuse mêlée aux autres rumeurs du crépuscule et de la solitude, une même pensée triste semblait avoir étreint au cœur toute cette brillante et joyeuse compagnie, car toutes les conversations s’étaient tues et chacun, l’oreille au guet, semblait épier encore la ritournelle, hélas ! éteinte aux lèvres du chanteur, pauvre hère disparu peut-être et sans retour au coude du chemin.

La belle madame Engrand, une veuve divorcée, fut la première à rompre ce silence. « Bah, faisait-elle en appuyant la cambrure de sa taille ronde à l’osier tressé de son rocking-chair, tout cela, c’est de la romance… les hommes d’aujourd’hui sont plus pratiques ; on ne meurt plus d’amour. »

« Vous croyez ? » C’était la voix moqueuse et nette de notre hôte, sir Williams Willins, arrivé sur la pointe du pied nous rejoindre et, très grave, s’étant installé près de nous. « On n’en meurt pas, mais on en devient très bien fou ! »

« Une histoire ! » ripostait railleusement la belle Mme Engrand, son profil impertinent de mondaine millionnaire tourné à demi vers son interlocuteur !

« De quel monde votre aliéné d’amour ? » À quoi sir Williams : « D’aucun monde et par cela même moins qu’intéressant pour vous sans doute ; car mon fou n’a ni attelage coté au Bois ni bourse de jeu au cercle c’est un de mes ouvriers, mesdames et messieurs, oui, un des fondeurs de mon usine ! »

« Fou guéri, alors ! » chantait le timbre grave et mordant de l’incorrigible interruptrice.

« Guéri, guéri… cela est à savoir ! Toujours est-il que ce garçon, et un superbe garçon, mesdames, de vingt-quatre ans au plus, un ouvrier exemplaire, a dû quitter Paris, le quartier où il travaillait et son ancien métier de garçon étalier aux Halles, pour venir ici mener la vie de galérien, qui est la vie des usines, et cela pour échapper à l’obsession qui le rejetterait au cabanon s’il habitait Paris ! Car Paris, pour lui, c’est le souvenir vivant de l’amour et de la femme qui l’ont conduit où il est aujourd’hui ! »

— « Fou furieux ! »

— « Oui mon fou a été fou furieux et interné six mois à l’hospice de Villejuif. »

« Au sixième quartier », soulignait la voix du docteur Essier, le médecin de la névrose adopté aujourd’hui par la mode et les femmes.

« Oui, au sixième quartier, l’antichambre de la mort ; c’est ainsi qu’on appelle, je crois, la section des furieux, docteur ? » — À quoi l’interpellé : « En effet, le fou furieux est généralement condamné à mourir. »

L’assistance, y compris la belle Mme Engrand elle-même, était devenue singulièrement attentive.

« Et guéri sans rechute, insistait ma sceptique voisine, tout à coup devenue caressante. — Sans rechute, guérit-on sans rechute, docteur, demandait sir Williams ? vous qui m’avez recommandé le sujet et connaissez Mourienne.

— Comment, vous le connaissez, vous l’avez soigné ? éclataient tout à coup les voix féminines, docteur, et vous ne le disiez pas ! »

Et les interrogations, les questions de se croiser, de se presser sur toutes ces jolies lèvres ; ces yeux profonds ou clairs, bleus ou bruns d’implorer, de câliner et de coqueter, luisants et prometteurs. Le docteur était entouré, assiégé : un mot de sir Williams en avait fait le lion, l’homme à succès de la soirée, de la minute, le dieu du dîner et du jour !

Sir Williams, debout au milieu de nous, considérait, un muet sourire aux lèvres, la bataille frivole de toutes ces curiosités en jeu ! « Comment est-il ? est-il blond ? est-il brun ? est-il grand ? voulait-il se tuer ? était-on obligé de lui mettre la camisole de force, comment s’appelait cette femme ? l’injuriait-il, pleurait-il dans sa cellule ? avait-il maigri ? docteur est-il vraiment très beau ? » et tout le caquetage d’une volière en rumeur, le verbiage exaspéré de dix jolies femmes nerveuses, désireuses de savoir, surexcitées, ameutées autour d’un mystère.

« Mais je puis vous le faire voir » intervenait bonassement sir Williams avec un sourire paterne.

« Comment, nous le faire voir, il est donc ici ? » Et un brusque revirement ramenait, dans un grand bruit de jupes, toutes les femmes autour du directeur d’usine, serrées et tassées comme une compagnie de perdrix.

« Certes, oui, mais un peu de calme, mesdames ! Tenez, faisait-il en prêtant l’oreille à un branlebas de sonnerie, voici justement la cloche de six heures, c’est la sortie. La plupart de mes ouvriers, ceux qui habitent Poissy, passent forcément ici, notre homme est du nombre ; il va passer là sur le chemin de halage, au pied de cette terrasse… je l’appellerai sous un prétexte quelconque, retenez bien son nom : Mourienne. D’ailleurs, je ne parlerai qu’à lui ; ouvrez bien les yeux et regardez-le tout à votre aise sa tenue laissera peut-être un peu à désirer, mais il est très beau, je vous assure. Un conseil, pourtant ne cherchez pas à l’émotionner, mesdames, il hait toutes les femmes, depuis son aventure, n’est-ce pas, docteur ? C’est une horreur, une rancune ulcérée d’homme qui a trop souffert, une aversion de victime qui se souvient de ses bourreaux ; mais oui, presque de la misogynie. »

— « Mais il devient très intéressant, ce garçon », murmurait comme à elle-même la belle madame Engrand.

Les bruits des pas commençaient à s’étouffer lourds et pressés au pied de la terrasse des êtres noirs, harassés, sans figure humaine, la face et les mains barbouillées de suie, se hâtaient par groupes à l’ombre grêle des peupliers de la route les ouvriers de la fonderie. Cuits et recuits à la chaleur des fours, au brazillement des fontes incandescentes, de pauvres corps aux mains noueuses et déformées, aux torses déjetés et comme écrasés sous une fatigue séculaire, torses du travailleur que les races d’ouvriers se lèguent de père en fils et qui ne se redressent jamais ; et dans ces haillons, dans ces loqueteuses toiles, les regards navrés qu’a si bien peints le poète Maurice Maëterlink en deux poignantes épithètes, des regards pauvres et las.

En passant devant la terrasse, où se tenaient le directeur et ses invités, tous hâtaient le pas, gauchement, comme honteux, les uns soulevant leur casquette, les autres baissant plus bas le front, aveugles ou feignant de ne pas voir.

« Mourienne ! » criait tout à coup sir Williams en s’approchant de la balustrade. Instinctivement, nous nous étions levés ; un homme venait de se détacher d’un groupe, un homme noir de suie comme les autres, et, sa casquette à la main, l’être se tenait debout, à quelques pas de nous, un peu au-dessous de la rampe enlierrée, dans la poussière du chemin.

« Mourienne, passez donc chez le contremaître Abel et dites-lui de venir me parler à la villa, ce soir même. »

« Oui, monsieur Williams, j’y passerai. Comptez sur moi. »

Et l’homme, s’étant incliné, remettait sa casquette et rejoignait, lui d’un pas jeune et leste, la débandade traînassante des autres ouvriers.

Grand, les épaules larges et la taille svelte, le gaillard était, ma foi, simple et bien découplé ; maigre, mais d’une maigreur de gymnasiarque sous un minable maillot de coton blanc rayé, le cou fort et la face énergique éclairée d’une blonde et frisante moustache. Je n’avais vraiment vu de ses traits encrassés de suie que les yeux, deux yeux d’un bleu profond d’une tristesse infinie, des yeux comme étouffés, des yeux qui se souviennent et voudraient oublier, les yeux du paysan à la fenêtre d’une usine, les pitoyables yeux de ceux qui voudraient être ailleurs et qui souhaitent mourir, des yeux de misérables que la souffrance de vivre, cet âcre plaisir fait d’un peu de lâcheté, retient peut-être seule aux confins du suicide.

Mme Engrand debout auprès de moi n’avait pas, elle non plus, cessé de le dévisager ; ce fut tout ; la cloche du dîner nous appelait enfin à la villa. J’offris mon bras à ma sceptique voisine, les autres jaquettes avaient offert le leur aux corsages de batiste et de clair foulard.

Durant tout le dîner, les entretiens roulèrent sur ce Mourienne : l’impression avait été favorable ; le fondeur avait plu aux femmes. Et qui ne plairait aux femmes quand elles savent que pour elles on a failli mourir, que pour elles on a perdu le sens, pour elles gâché sa vie, et qu’on est un misérable être abandonné, incurable et perdu par leur glorieux amour !

Le docteur Essler interrogé, donna des détails, les seuls qu’il possédât, d’ailleurs ? C’était la lamentable, hélas ! et trop banale histoire des amours du peuple parisien une rencontre faite chez un marchand de vins du quartier, la belle-sœur du marchand de vins lui-même ; lui, le garçon, triomphant et faraud de son costume de zouave au lendemain de son congé, elle blonde et charmante du charme anémié et délicat des blondes et des Parisiennes ; c’étaient d’abord les repas pris dans la boutique du mastroquet pour avoir un prétexte à se voir, à se parler, l’amour naissant fatalement de ces entretiens, de ces rencontres ; l’idylle éternelle des amoureux de faubourg ; promenades le soir sur le talus des fortifications, à l’entrée des champs, longues stations aux étalages des boutiques et aux pitreries des baraques de foire et puis la brusque intervention des parents, la jalousie d’une sœur aînée, le départ de la fille brutalement rappelée à la campagne et mariée à un autre dans les huit jours, et le malheureux perdant soudain la tête, quittant sa cabane et battant le pavé de Paris pendant un mois sans argent et sans gîte, et roulant, triste épave, de garnis en garnis, morne, désespéré… et puis, un beau jour l’inanition, la détresse, l’absinthe, et peut-être les fièvres contractées au Tonkin, la pauvre cervelle humaine éclatant : les extravagances d’un être qui se détraque, les cris et les menaces, l’arrestation, le Dépôt, Sainte-Anne et Villejuif, Villejuif, c’est-à-dire les douches, les bains glacés et brûlants, ou le macchabée est mis à dessaler durant des heures, selon l’horrible expression de là-bas, le cabanon, la camisole de force, les coups et les féroces bourrades des gardes-chiourmes que sont partout les gardiens, l’infirmerie et quelquefois la mort.

C’était là toute l’histoire ; à la sortie du misérable, comment guéri ! (le docteur se le demandait encore) Essler avait recommandé son malade à sir Williams, le suppliant au nom de l’humanité d’admettre dans son usine ce vaincu de la vie, qui fatalement sombrerait de nouveau, abandonné à lui-même sur le pavé de Paris.

Après le diner, le soir, la belle Mme Engrand, évidemment sous l’émotion de cette histoire, attaqua, au piano, de sa voix mouillée de contralto, la fameuse poésie d’Augier, musique de Gounod

Je voudrais oublier qui j’aime,
Emportez-moi loin d’ici.

Et quelques jolies robes de foulard, toutes vibrantes encore des incidents de la journée, eurent des gestes bien charmants de sensibilité attendrie en écrasant de l’index, au coin de leur paupière, une furtive larme quant à moi, depuis ce soir-là, je ne puis plus entendre la pleurarde romance du Pâle voyageur sans un léger serrement d’angoisse autour du péricarde, mais il faut dire aussi que je suis très bête et que, malgré mes trente-quatre ans, je n’ai jamais pu lire dans le paroissien ce passage enfantin des litanies de la vierge :

Ayez pitié de l’isolement du cœur.
Ayez pitié de ceux qui s’aiment et qui ont été séparés.

sans me sentir les yeux mouillés et comme piqués d’une sotte envie de pleurer.