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Sous la neige/4

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (p. 73-93).


IV


Dès que Zeena fut partie, Ethan prit à la patère son chapeau et son manteau. Mattie lavait la vaisselle, tout en fredonnant un air de danse de la nuit précédente.

— Au revoir, Mattie, dit-il.

Gaiement, elle répliqua :

— Au revoir, Ethan…

Un bon soleil chaud éclairait la cuisine. La lumière tombait de biais sur les mouvements de la jeune fille, sur le chat qui sommeillait près du poêle, et sur les géraniums en pots qu’Ethan avait plantés l’été précédent, pour « faire un jardin » à Mattie, et qu’on avait rentrés l’hiver… Ethan aurait voulu rester là à regarder Mattie, tandis qu’elle terminait ses rangements et qu’elle s’installait à coudre près du feu. Mais il tenait davantage encore à charrier le bois afin de pouvoir rentrer à la ferme avant la nuit.

Jusqu’au village il continua de penser au retour. La cuisine n’était pas bien belle. Elle avait sans doute été plus « pimpante », mieux tenue, aux jours de son enfance, quand sa mère s’en occupait ; mais lui-même s’étonnait de l’air confortable que le simple fait de l’absence de Zeena lui avait donné. Il se représentait l’aspect de la pièce, ce soir, lorsque Mattie et lui s’y trouveraient réunis après le souper… Pour la première fois, seuls et toutes portes closes, ils s’installeraient de chaque côté du poêle, comme un vieux ménage. Ethan aurait la pipe à la bouche, les pieds en chaussettes tournés vers le feu ; et Mattie bavarderait de ce babil coupé de petits rires, si doux aux oreilles du jeune homme qu’il croyait toujours l’entendre pour la première fois.

Le charme qu’il éprouvait à évoquer ce tableau, et le soulagement de n’avoir plus à redouter une histoire avec Zeena, l’emplirent d’une gaieté débordante. Lui, si taciturne de nature, il sifflait et chantait à voix haute en conduisant son attelage à travers champs. Malgré les âpres hivers de Starkfield, un instinct de sociabilité sommeillait encore en lui. Grave et renfermé par tempérament, il admirait la témérité et la faconde chez les autres, et se sentait réchauffé jusqu’aux moelles lorsqu’il rencontrait de la sympathie. À Worcester, bien qu’il eût la réputation d’être peu expansif et de manquer d’entrain, il éprouvait toujours un plaisir secret lorsque quelque copain lui donnait une bourrade, en l’appelant « mon vieux » ou « vieil éteignoir » ; et, de retour à Starkfield, l’absence de ces familiarités n’avait pas été sans accroître son isolement.

D’année en année, le silence s’était fait plus profond autour de lui. Demeuré seul, après l’accident de son père, pour porter le double fardeau de la ferme et de la scierie, il n’avait pas eu le loisir de partager les flâneries, coupées d’arrêts au bar, des jeunes gens du village ; et quand sa mère tomba malade à son tour, la maison devint plus solitaire que les champs mêmes qui l’environnaient.

La vieille Mrs Frome avait été assez bavarde dans sa jeunesse, mais après son « attaque », bien qu’elle n’eût pas perdu l’usage de la parole, elle ne parla presque plus. Quelquefois, durant les interminables soirées d’hiver, si son fils, énervé par le silence, lui demandait pourquoi « elle ne disait pas quelque chose », elle levait le doigt et répondait : « Parce que j’écoute » ; et, certaines nuits d’ouragan, lorsque le vent hurlait autour de la maison, elle se plaignait de ne pouvoir entendre ce qu’Ethan lui disait, « parce qu’ils faisaient tant de bruit au dehors ».

Ce fut seulement à l’époque de la dernière maladie de Mrs. Frome, quand Zenobia Pierce vint de la vallée voisine pour aider son cousin à soigner la vieille femme, que l’on entendit résonner une voix humaine dans la maison. Après tant d’années de silence, la volubilité de la jeune fille fit à Ethan l’effet d’une musique. Il sentit alors qu’il aurait pu devenir comme sa mère si l’accent d’une parole sensée ne fût pas venu le remettre d’aplomb. Sa cousine parut comprendre son cas du premier coup. Elle s’étonnait, en riant, qu’il n’eût aucune notion des soins à donner à une malade ; et elle lui ordonna de vaquer à ses affaires, en le priant de se décharger sur elle du reste.

Le seul fait de lui obéir, de reprendre le travail, et de retrouver des gens à qui parler, avait suffi pour rétablir l’équilibre d’Ethan, et il avait aussitôt voué une reconnaissance sans bornes à sa cousine. Les capacités de Zeena l’émerveillaient et l’humiliaient à la fois. Elle semblait posséder d’instinct les vertus ménagères que lui-même n’avait pu acquérir malgré un long apprentissage. Lorsque Mrs. Frome mourut, ce fut Zeena qui fut obligée d’envoyer Ethan chez l’entrepreneur des pompes funèbres. Ce fut elle aussi qui trouva « bizarre » qu’il n’eût pas décidé par avance à qui il donnerait la garde-robe et la machine à coudre de sa mère.

Après l’enterrement, quand Ethan avait vu sa cousine sur le point de repartir, une crainte irraisonnée de rester seul à la ferme l’avait saisi, et avant même d’avoir pu se rendre compte de ce qu’il faisait, il avait offert à Zeena de l’épouser. Depuis, il s’était souvent dit que la chose ne serait pas arrivée si la mort de sa mère était survenue au printemps, au lieu de l’hiver.

Lorsqu’ils se marièrent il était entendu entre eux qu’aussitôt après la liquidation des dettes causées par la longue maladie de Mrs. Frome, Ethan vendrait la ferme et la scierie pour tenter fortune dans une ville industrielle. Son amour de la nature n’impliquait pas, en effet, le goût de cultiver les champs : il avait toujours rêvé d’être ingénieur et de vivre dans une ville où il y aurait des cours, des bibliothèques, et « des gens qui font des choses ». Un modeste travail de mécanicien, qu’on l’avait envoyé exécuter en Floride, du temps de ses études à Worcester, l’avait convaincu de sa propre habileté et avait en même temps accru son désir ardent de voyager. De plus, il se figurait qu’avec une femme sachant se débrouiller comme la sienne, il ne tarderait pas à se créer une situation.

Le village natal de Zeena était légèrement plus important et plus rapproché du chemin de fer que Starkfield. Aussi n’avait-elle pas caché à son mari, dès le début de leur mariage, que la vie dans une ferme isolée ne réalisait guère le rêve qu’elle avait fait en l’épousant. Mais les acquéreurs furent lents à se présenter, et dans l’intervalle Ethan put se rendre compte de l’impossibilité de transplanter sa compagne. Zeena méprisait Starkfield, mais elle était incapable de vivre dans un endroit qui l’eût méprisée, elle. Même à Bettsbridge ou à Shadd’s Falls elle n’eût pas pu jouer un rôle suffisamment important ; et dans les villes qui attiraient Ethan elle eût encouru une perte totale de sa personnalité.

D’ailleurs, moins d’un an après leur mariage s’était développée la « nature maladive » qui lui avait donné depuis une certaine célébrité, même dans un pays où les cas pathologiques abondaient au point de former un des principaux sujets de conversation. Quand elle était venue soigner la vieille Mrs. Frome, Ethan avait été séduit par l’air florissant de sa cousine ; mais il ne tarda pas à comprendre que ses qualités de garde-malade avaient pour cause l’étude constante de son propre état.

Puis, peu à peu, elle aussi était devenue silencieuse. Peut-être était-ce l’inévitable résultat de la vie à la ferme, ou encore, comme elle disait quelquefois, parce que son mari « n’écoutait jamais ». Ce reproche n’était pas tout à fait immérité. Quand Zeena parlait, ce n’était guère que pour se plaindre de choses auxquelles il ne pouvait remédier ; et pour vaincre une tendance naturelle à la riposte il avait d’abord pris l’habitude de ne pas répondre, puis finalement de penser à autre chose durant les discours de sa femme. Cependant, depuis qu’il avait eu des raisons pour l’observer de plus près, le silence de Zeena avait commencé à l’inquiéter. Il s’était rappelé la taciturnité croissante de sa mère et il se demandait parfois si sa femme n’allait pas devenir « bizarre » à son tour.

Zeena, qui possédait sur le bout des doigts la carte pathologique de toute la région, avait souvent fait allusion, pendant la maladie de Mrs. Frome, à d’autres cas similaires. Ethan, d’ailleurs, n’ignorait pas que dans plus d’une ferme isolée du voisinage on cachait de pauvres êtres qui dépérissaient de la même façon, et que dans d’autres la présence de ces malheureux avait été l’occasion de lamentables tragédies. Parfois, en regardant le visage morne de sa femme, il frissonnait, craignant pareil malheur ; parfois la taciturnité de Zeena lui semblait plutôt une attitude volontaire, dissimulant des intentions sournoises, de mystérieux desseins issus de soupçons et de rancunes impénétrables. Cette dernière supposition était la plus troublante ; c’était aussi celle qui s’était présentée à son esprit, la nuit précédente, lorsqu’il avait vu Zeena debout sur le seuil de la cuisine…

Néanmoins, le départ pour Bettsbridge l’avait une fois de plus rassuré, et toutes ses pensées se concentraient sur la soirée qu’il allait passer avec Mattie. Une seule chose le préoccupait encore : il avait dit à Zeena que son chargement de bois devait lui être payé comptant, et il prévoyait si nettement les conséquences de ce mensonge qu’il se décida, non sans répugnance, à prier Andrew Hale de lui avancer quelque argent sur la livraison.

À son entrée dans la cour de l’entrepreneur il trouva celui-ci qui descendait de traîneau.

— Bonjour, Ethan, lui dit Hale. Vous arrivez bien…

Le visage rubicond d’Andrew Hale était barré d’une forte moustache grise. Aucun col ne gênait son double menton mal rasé, mais sa chemise, d’une blancheur sans tache, était toujours fermée par un petit bouton de diamant. Signe d’opulence du reste trompeur, car bien qu’il fît d’assez belles affaires, on savait que ses goûts dispendieux et les exigences de sa nombreuse famille lui créaient souvent de « l’arriéré ».

Hale était un vieil ami de la famille Frome. Sa maison était l’une des rares que Zeena honorait quelquefois d’une visite, car la femme d’Andrew avait été dans sa jeunesse la malade la plus importante du village, et ce passé lui valait d’être considérée comme une autorité en matière de diagnostics et de remèdes.

Hale s’avança vers les chevaux et caressa leurs flancs en sueur.

— Bigre, mon vieux, vous soignez ces deux-là comme s’ils étaient vos propres enfants !

Ethan déchargea le bois. Sa besogne finie, il poussa la porte vitrée du hangar, que l’entrepreneur avait transformé en bureau. Hale était assis, les pieds sur le poêle, le dos appuyé contre un pupitre usé, couvert de papiers. La pièce ressemblait à son propriétaire : tout y était accueillant mais désordonné.

— Mettez-vous là et chauffez-vous, dit-il à Ethan avec bonhomie.

Ethan ne savait trop comment présenter sa requête : après avoir vainement cherché une entrée en matière, il finit par demander à brûle-pourpoint une avance de cinquante dollars.

Devant le geste de surprise de Hale, un flot de sang monta au visage du jeune homme. C’était l’habitude de l’entrepreneur de payer tous les trois mois, et il n’y avait pas de précédent entre eux d’un règlement au comptant.

Ethan sentit que s’il avait argué d’un besoin urgent, Hale eût peut-être trouvé moyen de le contenter. L’amour-propre et une instinctive prudence l’empêchaient d’avoir recours à cet argument. À la mort de son père il avait mis un certain temps à se tirer d’affaire, mais il avait eu la satisfaction de ne recourir ni à Andrew Hale ni à personne d’autre : à plus forte raison ne voulait-il pas, aujourd’hui, laisser supposer que sa situation était devenue moins bonne. Et puis il détestait le mensonge : s’il lui fallait de l’argent, il le lui fallait, et il n’avait pas d’explications à donner. C’est pourquoi il avait formulé sa demande avec la maladresse d’un homme orgueilleux, qui ne veut pas s’avouer qu’il s’abaisse. Le refus de Hale ne le surprit donc pas autrement.

L’entrepreneur se déroba avec sa rondeur habituelle. Il parla de l’affaire sur un ton de plaisanterie, demandant à Frome s’il avait l’intention d’acheter un piano à queue ou bien d’ajouter une « coupole[1] » à sa maison : « Dans ce cas « lui dit-il en riant, pour vous, je travaillerais gratis. »

Ethan fut vite à bout d’expédients, et après un instant de silence embarrassé il se leva pour prendre congé. Comme il ouvrait la porte du bureau, Hale le rappela brusquement.

— Dites donc… vous n’êtes pas sérieusement gêné, j’espère ?

— Mais non, pas du tout…

L’orgueil de Frome avait dicté sa réponse avant même que sa raison eût le temps d’intervenir

— Dans ce cas, tout est pour le mieux, car moi-même je le suis un peu, et je voulais précisément vous demander un sursis pour le payement. Les affaires ne marchent pas très fort ; et puis je suis en train d’arranger une petite maison pour Ned et Ruth quand ils seront mariés. Je le fais avec plaisir, mais, dame, ça coûte. Les jeunes gens aiment à être bien logés. Vous savez ça par vous-même. Il n’y a pas si longtemps que vous et Zeena vous vous êtes installés…

Frome remisa ses chevaux dans l’écurie d’Andrew Hale et alla au village pour une autre affaire. La dernière phrase de l’entrepreneur résonnait toujours à ses oreilles, et il songeait avec amertume que les sept années de son union avec Zeena paraissaient sans doute plus courtes aux gens de Starkfield qu’à lui-même.

L’après-midi touchait à sa fin. Déjà quelques vitres pailletaient de lueurs jaunes le crépuscule glacial et semblaient rendre la neige plus blanche encore. La température rigoureuse avait ramené chacun chez soi ; Ethan cheminait seul à travers la longue rue. Tout à coup il entendit un léger tintement de clochettes, et un cutter passa vivement près de lui.

Il reconnut le poulain rouan de Michael Eady, que conduisait son fils, coiffé d’une nouvelle casquette de fourrure. Le jeune homme le salua d’un : « Bonjour, Ethan ! » et le dépassa au trot rapide de son cheval. Le cutter allait dans la direction de la ferme des Frome, et le cœur d’Ethan se contracta en écoutant le son des grelots qui s’éloignaient… Il était très vraisemblable que Denis Eady, ayant appris le départ de Zeena pour Bettsbridge, voulait profiter de l’occasion pour aller passer une heure auprès de Mattie… Ethan était honteux de la jalousie qui grondait dans son cœur. Il lui semblait offensant pour la jeune fille qu’il éprouvât à son égard des sentiments aussi violents.

Il continua son chemin jusqu’à l’église et entra dans l’ombre que projetaient les sapins des Varnum. C’était l’endroit même où il avait rejoint Mattie la nuit précédente. À quelques pas devant lui, il aperçut, dans la pénombre, la vague silhouette d’un couple enlacé. Il crut entendre un baiser ; puis un « Oh ! » mi-rieur, mi-confus, lui apprit qu’on l’avait vu. Le couple se sépara brusquement et l’une des deux personnes se glissa par la grille du jardin des Vamum, tandis que l’autre continuait rapidement son chemin.

Ethan sourit en pensant au trouble que son approche avait causé aux amoureux… Qu’est-ce que cela pouvait bien faire à Ned Hale et à Ruth Varnum qu’on les vît s’embrassant ? Tout le monde savait leurs fiançailles. Il lui plut de les avoir surpris ainsi à l’endroit même, où la veille, Mattie et lui avaient senti leurs cœurs si proches l’un de l’autre ; puis il songea avec un retour de tristesse que Ned et Ruth n’avaient pas besoin, eux, de cacher leur bonheur.

Il sortit ses chevaux de l’écurie de Hale et reprit le chemin de la ferme. Le froid était moins âpre que pendant le jour ; de gros nuages moutonneux annonçaient une nouvelle tombée de neige pour le lendemain. De-ci, de-là, une étoile perçait la nuit et creusait alentour une profondeur bleuissante. Dans une heure ou deux, la lune se lèverait au-dessus de la montagne, derrière la ferme ; elle s’ouvrirait un chemin doré à travers les nuages, puis serait de nouveau voilée par eux. Une paix mélancolique s’étendait sur les champs ; on eût dit que la diminution du froid leur causait un soulagement, et qu’ils s’assoupissaient plus mollement, de leur long sommeil d’hiver.

L’oreille d’Ethan guettait le tintement des clochettes de Eady, mais aucun bruit ne troublait le silence de la route déserte. En approchant de la ferme il aperçut, à travers le léger rideau de mélèzes, une lumière qui tremblotait au loin à une des fenêtres. « Elle est là-haut, pensa-t-il. Elle se prépare pour le souper… » Puis il se rappela le coup d’œil railleur que Zeena avait eu, lorsque, le soir de son arrivée, Mattie s’était mise à table, les cheveux lissés, un ruban autour du cou…

Il passa près du petit monticule enclos, et jeta un regard sur une des plus vieilles pierres tombales. Dans son enfance, il la regardait souvent parce qu’elle portait son nom :


CI-GISENT
ETHAN FROME ET SA FEMME ENDURANCE,
QUI VÉCURENT ENSEMBLE EN PAIX
PENDANT CINQUANTE ANS


Souvent, depuis lors, il s’était dit que cinquante ans c’était un bien long temps pour vivre côte à côte ; mais aujourd’hui il comprenait que ce temps pouvait s’écouler avec la rapidité de l’éclair… Puis, dans un soudain accès d’ironie, il songea que pareille inscription serait peut-être placée quelque jour sur leur tombeau, à Zeena et à lui..

Il ouvrit la porte de l’écurie et avança la tête dans l’obscurité. Il éprouvait la vague appréhension de trouver là le poulain de Denis Eady, installé à côté de son cheval ; mais le vieil alezan était seul, mâchonnant son râtelier d’une bouche édentée. La joie de Frome fut si grande qu’en préparant la litière de ses bêtes il se mit à siffler, et qu’il versa dans les mangeoires une ration supplémentaire.

Sa voix n’était pas particulièrement harmonieuse, mais de rudes mélodies s’échappèrent de son gosier tandis qu’il fermait l’écurie et montait la pente vers la maison. Il atteignit la porte de la cuisine et tenta en vain de l’ouvrir.

Étonné, il secoua violemment le loquet ; puis il réfléchit : « Mattie est seule… Il est naturel qu’elle se soit enfermée à la nuit. » Il écoutait dans l’obscurité, guettant le son d’un pas… Après avoir de nouveau tendu l’oreille, il cria d’une voix joyeuse :

— Holà ! Mattie !…

Il n’y eut aucune réponse ; mais un instant après il entendit un léger bruit dans l’escalier et vit sous la porte un rayon lumineux. La fidélité avec laquelle les incidents de la veille se répétaient le frappait à ce point qu’il s’imagina presque, lorsque la clef tourna, que sa femme allait surgir devant lui, enveloppée dans son couvre-lit de calicot… La porte s’ouvrit, et ce fut Mattie qui parut…

Elle se tenait exactement comme Zeena, dans le cadre sombre de la cuisine. La lampe, maintenue à la même hauteur, éclairait avec la même netteté la gorge ronde de la jeune fille et son poignet ambré, menu comme celui d’un enfant. Puis elle éleva la lampe et la lumière aviva l’éclat de ses lèvres, mit autour de ses yeux une ombre veloutée, éclaira la blancheur laiteuse de son front au-dessus des longs sourcils noirs.

Mattie était habillée de sa robe habituelle de lainage sombre. Elle ne portait pas de nœud au cou, mais dans sa chevelure elle avait disposé une torsade de ruban rouge. Cette marque de coquetterie charma Ethan, comme un hommage rendu à ce que la situation avait d’exceptionnel. La jeune fille lui parut plus grande, plus svelte, plus complètement femme par l’allure et le geste. Elle l’accueillit avec un sourire silencieux, puis elle s’éloigna d’un pas souple et posa la lampe sur la table. Ethan vit alors que le couvert avait été soigneusement dressé pour le repas du soir. Il remarqua un plat de doughnuts[2], une compote de blueberries[3], et, sur un beau plat de verre rouge, ses pickles préférés. Le chat, allongé devant le feu clair qui flambait dans le poêle, surveillait la scène du coin de son œil à demi clos.

Une sensation de bien-être envahit brusquement Ethan. Il gagna l’entrée pour accrocher sa pelisse et retirer ses chaussures mouillées. Lorsqu’il revint, Mattie avait placé la théière sur la table et le chat se frottait familièrement contre sa jupe.

— Prends garde, Puss ! tu vas me faire tomber… s’écria-t-elle, les yeux brillants.

Une fois, encore, Frome se sentit mordu par une jalousie soudaine. Était-ce bien son retour qui donnait à la jeune fille ce visage radieux ?

— Personne n’est venu, Mattie ? dit-il, en se baissant comme pour surveiller le fonctionnement du poêle.

Elle fit un signe de tête rieur.

— Si, une personne…

Le front d’Ethan se rembrunit.

— Qui donc ? demanda-t-il, se relevant vivement et la regardant à la dérobée.

Les yeux de Mattie pétillaient de malice :

— Eh, mon Dieu !… Jotham Powell… Il est entré en revenant de la gare et m’a demandé une tasse de café avant de retourner chez lui.

L’inquiétude de Frome se dissipa ; une chaleur subite inonda son cœur.

— C’est tout ? J’espère bien que vous la lui avez donnée ?…

Puis il sentit qu’il était convenable d’ajouter :

— Il est arrivé à l’heure pour le train de Zeena ?

— Oh ! oui, largement.

Le nom de Zeena mit une gêne momentanée entre eux. Ils gardèrent le silence. Puis Mattie reprit, avec un air timide :

— Je pense qu’il est temps de se mettre à table.

Ils s’assirent, et le chat, se faufilant entre eux, sauta sur la chaise de Zeena.

— Oh ! Puss, quelle idée !… s’écria Mattie, et tous deux se mirent à rire de nouveau.

Un moment auparavant, Ethan s’était senti en veine d’éloquence, mais l’évocation de Zeena l’avait glacé. La jeune fille, à son tour, semblait gagnée par le même embarras. Elle s’assit, les yeux baissés, buvant son thé à petites gorgées, tandis que Frome simula un appétit vorace pour les doughnuts et les pickles au sucre. Enfin, après avoir longtemps cherché une entrée en matière, il avala une lampée de thé, et dit :

— On croirait qu’il va encore neiger.

Elle feignit de s’intéresser vivement à cette nouvelle.

— Vraiment ? Pensez-vous que cela puisse empêcher Zeena de rentrer ?

Elle rougit comme si la question lui avait échappé malgré elle, et posa brusquement sa tasse. Ethan, pour se donner une contenance, étendit sa main vers les pickles.

— À cette époque de l’année on ne sait jamais, dit-il. Les tourbillons de neige chassent dru, du côté des Flats…

Encore une fois le nom de Zeena l’avait paralysé. Il lui semblait que sa femme se trouvait dans la pièce, entre eux deux.

Brusquement Mattie poussa un cri :

— Oh ! Puss, tu es trop gourmand !

Profitant de leur moment de gêne, le chat avait sauté de la chaise de Zeena sur la table. Sournoisement il allongea son long corps souple vers le pot de lait placé entre Ethan et Mattie.

Tous deux se penchèrent en avant et leurs mains se rencontrèrent sur l’anse de la cruche. Celle de la jeune fille se trouvait en dessous et Ethan y appuya la sienne un peu plus longtemps qu’il n’était nécessaire.

Le chat profita de ce manège pour essayer une prudente retraite, mais, en reculant, il mit la patte dans le beau plat en verre rouge qui contenait les pickles. Le plat tomba sur le plancher avec fracas.

D’un bond, Mattie avait quitté sa chaise et s’était agenouillée à côté des débris.

— Oh ! Ethan, Ethan… Le beau plat de Zeena est en morceaux ! Que dira-t-elle ?

Cet incident rendit à Frome tout son sang-froid.

— Il faudra qu’elle s’en prenne au chat, voilà tout, répliqua-t-il en riant.

Il s’agenouilla à son tour auprès de Mattie et commença à ramasser les pickles épars. Mais elle tournait vers lui des yeux désolés.

— Vous savez bien qu’elle ne voulait jamais que l’on se servît de ce plat, même quand il y avait du monde. Il était sur la plus haute planche de l’armoire… Elle voudra savoir pourquoi j’ai été l’y dénicher… Pour l’atteindre il m’a fallu monter sur l’escabeau.

En présence d’un tel désastre Ethan fit appel à toute son énergie.

— Elle ne saura rien si vous vous tenez tranquille. J’irai demain acheter un plat semblable. D’où vient-il ? Au besoin je pousserai jusqu’à Shadd’s Falls…

— Même à Shadd’s Falls vous n’en trouverez jamais. C’était un cadeau de noces, vous ne vous souvenez pas ? Il a été envoyé de Philadelphie par la tante de Zeena qui a épousé le pasteur. C’est pourquoi elle ne voulait jamais s’en servir. Oh ! Ethan, Ethan, que faire ?

Elle se mit à pleurer, et à chacune de ses larmes il croyait sentir tomber sur lui une goutte de plomb fondu.

— Je vous en prie, Mattie, je vous en prie, ne pleurez pas ainsi…

Elle se releva. Frome la suivit, désespéré, pendant qu’elle étalait sur le buffet les morceaux de verre. Il lui semblait que ces débris étaient comme le symbole de leur soirée manquée.

— Allons, donnez-les-moi, dit-il tout à coup.

Elle s’écarta, obéissant instinctivement au son autoritaire de sa voix.

— Oh ! Ethan, qu’allez-vous en faire ?

Sans répondre, il rassembla les fragments dans sa large main et s’en fut vers l’antichambre. Il alluma un bout de chandelle, ouvrit l’armoire et, tendant son bras jusqu’à la dernière planche, y plaça les morceaux, en ayant soin de les disposer de telle façon qu’il fût impossible de voir d’en bas que le plat était brisé. S’il recollait les débris dès le lendemain matin, des mois pourraient s’écouler avant que sa femme s’aperçût de l’accident ; et d’ici là, du reste, il trouverait peut-être à remplacer le plat.

Convaincu que tout danger prochain était écarté, il rentra dans la cuisine d’un pas plus léger. Mattie, inconsolable, recueillait les restes des pickles épars sur le plancher.

— Allons, Mattie, finissons de souper ; tout est arrangé, dit-il.

Rassurée, elle lui jeta un regard souriant à travers ses longs cils encore humides. Le cœur de Frome battait d’orgueil à la voir si soumise à sa parole. Elle ne lui demandait même pas ce qu’il avait fait…

Jamais, sauf lorsqu’il dirigeait la descente d’un grand tronc d’arbre du haut de la montagne, il n’avait éprouvé aussi pleinement la sensation d’être le maître…



  1. Petit belvédère en bois peint caractéristique des maisons de campagne du dix-huitième siècle aux États-Unis.
  2. Gâteau américain.
  3. Myrtilles sauvages.