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Souvenirs (Tocqueville)/02/02

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 99-112).

II

Paris le lendemain du 24 février et les jours suivants. — Caractère socialiste de la nouvelle révolution.

La nuit se passa sans accidents, bien que les rues ne cessassent de retentir, jusqu’au matin, de cris et de coups de fusil, mais c’étaient des bruits de triomphe et non de combat. Dès qu’il fit jour, je sortis pour aller voir l’aspect de la ville et pour savoir ce qu’étaient devenus mes deux jeunes neveux[1] qu’on élevait alors au petit séminaire. Le petit séminaire était situé rue de Madame, derrière le Luxembourg, j’eus donc à traverser une grande partie de la ville pour y parvenir.

Je trouvai les rues paisibles et même à moitié désertes, ainsi qu’on les trouve d’ordinaire à Paris le dimanche matin, lorsque les riches dorment encore et que les pauvres se reposent. On rencontrait bien de temps en temps, le long des murs, des vainqueurs de la veille, mais ils étaient plus remplis de vin que de passions politiques, et la plupart cherchaient à regagner leur demeure sans s’occuper des passants. Dans le petit nombre de boutiques qui étaient ouvertes, on apercevait des bourgeois effrayés, mais surtout étonnés, comme des spectateurs qui, parvenus au dénouement, n’ont pas encore bien compris la pièce. Ce qui se voyait le plus, dans ces rues abandonnées du peuple, c’étaient des soldats ; les uns isolés, les autres en petits groupes, tous sans armes, qui traversaient la ville pour regagner leurs foyers. La défaite que ces hommes venaient de subir avait laissé dans leur âme une impression fort vive et très durable de honte et de colère ; on s’en est bien aperçu depuis, mais il n’en paraissait rien alors ; le plaisir de se retrouver libres paraissait absorber tous les autres sentiments chez ces jeunes gens ; ils marchaient d’un air insouciant, d’un pas dégagé et léger.

Le petit séminaire n’avait été ni attaqué ni même insulté. Mes neveux, d’ailleurs, n’y étaient plus ; dès la veille au soir, on les avait renvoyés chez leur grand’mère maternelle. Je revins donc chez moi, en prenant par la rue du Bac, afin de savoir ce qu’était devenu Lamoricière qui demeurait alors dans cette rue ; ce ne fut qu’après m’avoir reconnu que les domestiques m’avouèrent que leur maître était au logis et consentirent à m’introduire près de lui.

Je trouvai cet homme singulier, dont j’aurai plus d’une fois à parler dans la suite, étendu sur son lit et réduit à une immobilité bien contraire à sa nature et à son goût. Sa tête était à moitié rompue ; ses bras, percés de coups de baïonnettes ; tous ses membres meurtris et perclus ; du reste, toujours le même, l’esprit allumé et le cœur indomptable. Il me raconta ce qui lui était arrivé la veille et les mille périls auxquels il n’avait échappé que par miracle. Je lui conseillai fort de se tenir en repos jusqu’à ce qu’il fût guéri et longtemps encore après afin de ne pas compromettre inutilement sa personne et sa réputation au milieu du chaos qui allait suivre ; conseils bons à donner sans doute à un homme si amoureux de l’action et si habitué à agir, qu’après avoir fait les choses nécessaires et utiles, il est toujours prêt à entreprendre les nuisibles et les dangereuses plutôt que de ne rien faire du tout, mais conseils bien peu efficaces comme la plupart de ceux qui prennent à rebours le naturel.

Je passai tout l’après-midi à me promener dans Paris. Deux choses me frappèrent surtout : la première, ce fut le caractère, je ne dirai pas principalement, mais uniquement et exclusivement populaire de la révolution qui venait de s’accomplir ; la toute-puissance qu’elle avait donnée au peuple proprement dit, c’est-à-dire aux classes qui travaillent de leurs mains, sur toutes les autres. La seconde, ce fut le peu de passion haineuse et même, à dire vrai, de passions vives quelconques que faisait voir dans ce premier moment le bas peuple devenu tout à coup seul maître de Paris.

Quoique les classes ouvrières eussent souvent joué le principal rôle dans les événements de la première République, elles n’avaient jamais été les conductrices et les seules maîtresses de l’État, ni en fait ni en droit ; la Convention ne contenait peut-être pas un seul homme du peuple ; elle était remplie de bourgeois et de lettrés. La guerre entre la Montagne et la Gironde fut conduite, de part et d’autre, par des membres de la bourgeoisie, et le triomphe de la première ne fit jamais descendre la puissance dans les seules mains du peuple. La révolution de Juillet avait été faite par le peuple, mais la classe moyenne l’avait suscitée et conduite, en avait recueilli les principaux fruits. La révolution de Février, au contraire, semblait être faite entièrement en dehors de la bourgeoisie et contre elle.

Dans ce grand choc, les deux parties qui composaient principalement en France le corps social, avaient en quelque sorte achevé de se disjoindre, et le peuple, resté à part, demeurait seul en possession du pouvoir. Rien n’était plus nouveau dans nos annales ; des révolutions analogues avaient eu lieu, il est vrai, dans d’autres pays et en d’autre temps, car l’histoire même de nos jours, quelque nouvelle et imprévue qu’elle paraisse, appartient toujours par le fond à la vieille histoire de l’humanité, et ce que nous appelons des faits nouveaux ne sont le plus souvent que des faits oubliés. Florence, notamment, vers la fin du moyen âge avait présenté en petit un spectacle semblable au nôtre ; à la classe noble avait d’abord succédé la classe bourgeoise, puis, un jour, celle-ci avait été chassée à son tour du gouvernement, et l’on avait vu un gonfalonier marcher pieds nus à la tête du peuple et conduire ainsi la république. Mais, à Florence, cette révolution populaire avait été produite par des causes passagères et particulières, tandis qu’ici elle était amenée par des causes fort permanentes et si générales qu’après avoir agité la France, il était à croire qu’elle remuerait tout le reste de l’Europe. Cette fois, il ne s’agissait pas seulement de faire triompher un parti ; on aspirait à fonder une science sociale, une philosophie, je pourrais presque dire une religion propre à être apprise et suivie par tous les hommes. C’était là la partie réellement nouvelle de l’ancien tableau.

Durant cette journée, je n’aperçus pas dans Paris un seul des anciens agents de la force publique, pas un soldat, pas un gendarme, pas un agent de la police ; la garde nationale elle-même avait disparu. Le peuple seul portait les armes, gardait les lieux publics, veillait, commandait, punissait ; c’était une chose extraordinaire et terrible de voir dans les seules mains de ceux qui ne possédaient rien, toute cette immense ville, pleine de tant de richesses ou plutôt cette grande nation ; car, grâce à la centralisation, qui règne à Paris commande à la France. Aussi, la terreur de toutes les autres classes fut-elle profonde ; je ne crois pas qu’à aucune époque de la révolution, elle ait été aussi grande, et je pense qu’on ne saurait la comparer qu’à celle que devaient éprouver les cités civilisées du monde romain, quand elles se voyaient tout à coup au pouvoir des Vandales et des Goths. Comme rien de semblable ne s’était vu jusque-là, bien des gens s’attendaient à des actes de violence inouïs. Pour mon compte, je ne partageai jamais ces craintes. Ce que je voyais me faisait présager, dans un avenir prochain, des perturbations étranges, des crises singulières. Je ne crus jamais au pillage des riches ; je connaissais trop les hommes du peuple de Paris pour ne pas savoir que leurs premiers mouvements, en temps de révolution, sont ordinairement généreux, qu’ils passent volontiers les jours qui suivent immédiatement le triomphe, à se vanter de leur victoire, à faire acte de leur autorité et à jouer aux grands hommes ; pendant ce temps-là, il arrive d’ordinaire qu’un pouvoir quelconque s’institue, la police revient à son poste et le juge à son siège ; et quand nos grands hommes veulent enfin descendre sur le terrain plus connu et plus vulgaire des petites et mauvaises passions humaines ils ne sont plus libres de le faire et ils doivent se réduire à vivre simplement en gens honnêtes. Nous avons passé, d’ailleurs, tant d’années en insurrections, qu’il s’est formé parmi nous une espèce de moralité particulière au désordre, et un code spécial pour les jours d’émeute. D’après ces lois exceptionnelles le meurtre est toléré, la dévastation est permise, mais le vol est sévèrement défendu, ce qui n’empêche pas, quoi qu’on en dise, qu’on ne vole beaucoup ces jours-là, par la raison qu’une société d’émeutiers ne saurait faire exception à toutes les autres, dans le sein desquelles il se trouve toujours des coquins, qui se moquent, en leur particulier, de la morale du corps, et qui méprisent fort son point d’honneur quand personne ne les voit. Ce qui me rassurait d’ailleurs, était de penser que les vainqueurs avaient été pris à l’improviste par le succès, aussi bien que leurs adversaires par le revers ; leurs passions n’avaient pas eu le temps de s’allumer et de s’aigrir dans la lutte ; le gouvernement était tombé sans être défendu et sans se défendre lui-même. Il avait été soit combattu, soit au moins vivement censuré depuis longtemps par ceux-là mêmes qui, au fond de leur cœur, regrettaient le plus sa chute.

Depuis un an, l’opposition dynastique et l’opposition républicaine avaient vécu dans une intimité trompeuse, faisant les mêmes actes dans des pensées contraires. Le malentendu qui avait facilité la révolution, la rendait aujourd’hui plus douce. La monarchie disparue, le champ de bataille paraissait vide ; le peuple n’y voyait plus distinctement, quels étaient les ennemis qui lui restaient à poursuivre et à abattre ; les vieux objets de sa colère, eux-mêmes, lui manquaient ; le clergé ne s’était jamais complètement réconcilié avec la nouvelle dynastie, et il voyait sans peine sa ruine ; l’ancienne noblesse y applaudissait, quelle que dût en être la conséquence : le premier avait souffert du système intolérant de la bourgeoisie, l’autre de son orgueil ; tous les deux méprisaient ou craignaient son gouvernement.

C’était pour la première fois, depuis soixante ans, que les prêtres, l’ancienne aristocratie et le peuple se rencontraient dans un sentiment commun, sentiment de rancune, il est vrai, et non d’affection ; mais c’est déjà beaucoup en politique où la communauté des haines fait presque toujours le fond des amitiés. Les véritables et les seuls vaincus du jour étaient les bourgeois, mais ceux-là mêmes avaient peu à craindre. Leur gouvernement avait été plutôt exclusif qu’oppresseur, corrupteur, mais non pas violent, il était plus méprisé que haï ; la classe moyenne d’ailleurs ne forme jamais, au sein de la nation, un corps compact et une partie bien distincte dans le tout ; elle participe toujours un peu de toutes les autres, et se confond en quelques endroits avec celles-ci. Ce manque d’homogénéité et de limites précises rend le gouvernement de la bourgeoisie faible et incertain, mais il la rend elle-même insaisissable et comme invisible à ceux qui veulent la frapper quand elle ne gouverne plus.

De toutes ces causes réunies provenait, je pense, cette langueur du peuple qui m’avait frappé, en même que sa toute-puissance, langueur d’autant plus visible, qu’elle contrastait singulièrement avec l’énergie ampoulée du langage, et les souvenirs terribles que celui-ci évoquait. On faisait parler, dans la langue enflammée de 93, les passions tièdes du temps, et l’on citait à tout moment l’exemple et le nom d’illustres scélérats, auxquels on n’avait ni l’énergie ni même le désir sincère de ressembler.

Ce furent les théories socialistes, ce que j’ai déjà appelé précédemment la philosophie de la révolution de Février, qui allumèrent plus tard des passions véritables, aigrirent les jalousies et suscitèrent enfin la guerre entre les classes. Si les actes au début furent moins désordonnés qu’on aurait pu le craindre, il se manifesta, en effet, le lendemain même de la révolution, dans les idées du peuple une agitation extraordinaire et un désordre inouï.

Dès le 25 février, mille systèmes étranges sortirent impétueusement de l’esprit des novateurs, et se répandirent dans l’esprit troublé de la foule. Tout était encore debout sauf la royauté et le parlement, et il semblait que du choc de la révolution, la société elle-même eût été réduite en poussière, et qu’on eût mis au concours la forme nouvelle qu’il fallait donner à l’édifice qu’on allait élever à sa place ; chacun proposait son plan ; celui-ci le produisait dans les journaux ; celui-là dans des placards, qui couvrirent bientôt les murs ; cet autre en plein vent par la parole. L’un prétendait détruire l’inégalité des fortunes, l’autre l’inégalité des lumières, le troisième entreprenait de niveler la plus ancienne des inégalités, celle de l’homme et de la femme ; on indiquait des spécifiques contre la pauvreté et des remèdes à ce mal du travail, qui tourmente l’humanité depuis qu’elle existe.

Ces théories étaient fort diverses entre elles, souvent contraires, quelquefois ennemies ; mais toutes, visant plus bas que le gouvernement et s’efforçant d’atteindre la société même, qui lui sert d’assiette, prirent le nom commun de socialisme.

Le socialisme restera le caractère essentiel et le souvenir le plus redoutable de la révolution de Février. La république n’y apparaîtra de loin que comme un moyen mais non un but.

Il n’entre pas dans le dessein de ces Souvenirs de rechercher ce qui donna le caractère socialiste à la révolution de Février, je me borne à dire, que la vue de cette physionomie nouvelle de la Révolution française n’était pas de nature à surprendre autant qu’elle l’a fait. Ne s’apercevait-on pas, depuis longtemps, que le peuple agrandissait et élevait continuellement sa condition, que son importance, ses lumières, ses désirs, son pouvoir, s’augmentaient sans cesse ? Son aisance avait cru aussi, mais moins vite, et elle approchait du terme qu’elle ne dépasse guère dans les vieilles sociétés, où il se rencontre beaucoup d’hommes et peu de places. Comment des classes pauvres, inférieures et pourtant puissantes n’auraient-elles pas songé à sortir de leur pauvreté et de leur infériorité, en se servant de leur pouvoir, dans un temps surtout où la vue de l’autre monde est devenue plus obscure, et où les misères de celui-ci sont plus visibles et paraissent plus intolérables ? Aussi y travaillaient-elles depuis soixante ans. Le peuple avait d’abord voulu s’aider en changeant toutes les institutions politiques, mais après chaque changement, il avait trouvé que son sort ne s’était point amélioré, ou ne s’améliorait qu’avec une lenteur insupportable à la précipitation de ses désirs. Il était inévitable qu’il finirait un jour ou l’autre par découvrir que ce qui le resserrait dans sa position, ce n’était pas la constitution du gouvernement, c’était les lois immuables qui constituent la société elle-même ; et il était naturel qu’il serait amené à se demander s’il n’avait pas le pouvoir et le droit de changer aussi celles-là, comme il avait changé les autres. Et pour parler spécialement de la propriété, qui est comme le fondement de notre ordre social, tous les privilèges qui couvraient et qui, pour ainsi dire, cachaient le privilège de la propriété étant détruits, et celui-ci restant le principal obstacle à l’égalité parmi les hommes, et paraissant en être le seul signe, n’était-il pas nécessaire, je ne dis pas, qu’on vînt à l’abolir à son tour, mais du moins que la pensée de l’abolir se présentât à l’esprit de ceux qui n’en jouissaient pas ?

Cette inquiétude naturelle de l’esprit du peuple, cette agitation inévitable de ses désirs et de ses pensées, ces besoins, ces instincts de la foule formèrent, en quelque sorte, le tissu sur lequel les novateurs brodèrent tant de figures monstrueuses ou grotesques. On peut trouver leurs œuvres ridicules, mais le fond sur lequel ils ont travaillé est l’objet le plus sérieux que les philosophes et les hommes d’État puissent regarder.

Le socialisme restera-t-il enseveli dans le mépris qui couvre si justement les socialistes de 1848 ? Je fais cette question sans y répondre. Je ne doute pas que les lois constitutives de notre société moderne ne soient fort modifiées à la longue ; elles l’ont déjà été dans beaucoup de leurs parties principales, mais arrivera-t-on jamais à les détruire et à en mettre d’autres à la place ? Cela me paraît impraticable. Je ne dis rien de plus, car, à mesure que j’étudie davantage l’état ancien du monde, et que je vois plus en détail le monde même de nos jours ; quand je considère la diversité prodigieuse, qui s’y rencontre, non seulement parmi les lois, mais parmi les principes des lois, et les différentes formes qu’a prises et que retient, même aujourd’hui, quoi qu’on en dise, le droit de propriété sur la terre, je suis tenté de croire que ce qu’on appelle les institutions nécessaires ne sont souvent que les institutions auxquelles on est accoutumé, et qu’en matière de constitution sociale, le champ du possible est bien plus vaste que les hommes qui vivent dans chaque société ne se l’imaginent.


  1. Hubert et René de Tocqueville. (Note de l’éditeur.)