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Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium/Jours d’enfance

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I

JOURS D’ENFANCE


Je suis né dans la situation la plus favorable pour devenir heureux qui se puisse imaginer, de parents ni trop hauts, ni trop bas ; pas très riches, ce qui trop vraisemblablement deviendrait un mal, pas très pauvres, ce qui souvent en est un plus grand.

Je pourrais, comme l’empereur Marc Aurèle, employer bien des pages à égrener le chapelet des avantages que comportait ma situation ou à énumérer ce que je dois de reconnaissance à chacune des personnes auxquelles je dus les moyens d’augmenter ces avantages, si tant est que j’y aie ajouté quelque chose. Et en certains cas, il ne me faudrait pas moins qu’une dissertation pour démontrer que les accidents de ma position dans la vie, que je regarde comme des avantages, étaient réellement tels dans un sens philosophique.

Que le lecteur ne prenne pas l’alarme ! Pareille dissertation, pareilles redites seraient plus pénibles pour moi qu’elles ne pourraient être assommantes pour lui. Car ces choses changent d’aspects suivant l’endroit où l’on se trouve quand on les examine. Vues de face, elles sont simplement de grands biens dont il n’y a qu’à jouir ; vues de revers, ce sont de grands engagements à remplir. Vues de front, elles forment un apanage doré d’espérance ; vues par derrière, un fardeau de responsabilité duquel une conscience timide aura bien souvent raison de s’éloigner avec tristesse.

Mon père était un homme simple et sans prétentions, qui débuta dans la vie avec ce qu’on regarde en Angleterre (ou ce qu’on regardait) comme une petite fortune, c’est-à-dire six mille livres.

J’ai entendu jadis un jeune banquier de Liverpool fixer, avec l’assentiment de ses auditeurs, cette même somme de six mille livres, comme le chiffre typique, d’après la notion idéale de l’existence en Angleterre, d’un héritage dangereux : « C’est beaucoup trop peu, disait-il, pour promettre du confort ou une véritable indépendance, et c’est pourtant suffisant pour encourager à l’indolence ». Six mille livres, c’était donc, à son avis, un piège pour un jeune homme, et en quelque sorte un legs dicté par la méchanceté.

D’autre part, Ludlow le régicide, qui en sa qualité de fils d’un baronnet anglais et d’ex-commandant en chef de la cavalerie parlementaire, savait à quoi s’en tenir sur ce que comporte une vie élégante et luxueuse, nous apprend ce qu’il pensait d’un Anglais qui l’avait soustrait au flair des limiers gouvernementaux : savoir que possédant un revenu de cent livres, il jouissait de tout ce qui constitue un bien-être solidement assis en cette vie, et n’était ni porté à la rapacité aux dépens de son prochain, ni assez riche lui-même pour servir de cible à la rapacité d’autrui. C’était en 1660, période ou toutes choses égales d’ailleurs, le prix de la vie en Angleterre ne présentait pas un trop grand écart avec la moyenne ordinaire de notre époque, les deux échelles étant bien inférieures à ce qu’elles furent pendant la longue période de guerre qui suivit la Révolution française. Néanmoins, ce qui est pour un tel homme une sage modération, peut devenir pour tel autre, placé dans une situation différente, une entrave, un déplorable empêchement à grandir.

À vingt-six ans ou environ, mon père se maria, et il est probable que les ambitions de ma mère, qui étaient à certains points de vue plus hautes que les siennes, purent concourir avec sa propre activité d’esprit, à rompre le charme, — si jamais il avait connu ce charme, — qui le sollicitait à passer sa vie dans une obscure tranquillité. Cette petite fortune, dans un pays comme l’Angleterre, où tout est si cher, ne permettait pas à sa femme le genre de vie auquel elle était habituée. Tout homme désire pour sa femme ce dont il se passerait fort bien, s’il ne s’agissait que de lui. Donc, un peu pour satisfaire à des exigences qu’il considérait comme raisonnables, il se mit à commercer avec l’Irlande et les Indes occidentales. Mais il est hors de doute que, sans parler de ses égards pour sa femme, la manière générale de voir des Anglais qui considèrent sous un jour très défavorable l’intention avouée de ne rien faire, l’eût lancé dans une vie active d’une façon ou d’une autre.

Quand je dis que mon père était un commerçant West-Indian, je dois me montrer soigneux de protéger sa mémoire de tout soupçon de ce commerce des esclaves, qui créa tant de fortunes à cette époque, à Liverpool, Glasgow, etc. Quoi qu’on puisse penser de l’esclavage en lui-même, sous la forme qu’il prit dans les colonies anglaises, ou des remèdes employés contre ce fléau par les hommes d’État modernes, on ne saurait avoir deux opinions en ce qui concerne le commerce des esclaves, ses enlèvements, ses meurtres, et mon père, bien qu’il s’adonnât au négoce des Indes occidentales dans toutes ses branches honorables, fut si loin de se prêter même passivement à un rôle quelconque dans cette mémorable abomination, qu’il fut un de ceux qui se firent un devoir de conscience de protester en Angleterre, même longtemps encore après la première publication du fameux Essai de Clarkson, en l’enquête de la Chambre des Communes, et qui s’abstinrent de faire usage du sucre dans leur ménage.

En ce temps-là, au point de vue de quelques sentiments qui marquèrent ma vie à un âge plus avancé, je dus de grands avantages à mes deux parents, et aux divers traits de leur caractère. Chacun d’eux était à sa façon profondément moral, et ma mère avait sa supériorité personnelle, comparativement aux gens de son rang, en distinctions et en politesse des manières. Chaque homme a son idée à lui sur le summum bonum, qu’il réalise dans l’ordonnance de la vie. Pour ma part, sans ennuyer autrui de ce qui me plaisait ou me déplaisait, en des points qui n’éclaircissent rien, je reconnaîtrai avec franchise que dans tous les plans de bonheur social que j’ai pu former, le raffinement des manières a une large part, comme élément indispensable. Les Italiens ont pour idéal de leur langue, en tant que langue parlée, la formule que voici : Lingua Toscana in bocca romana ; il leur faut deux éléments, le choix des mots par un Florentin, et l’idiome florentin, unis à la prononciation romaine. En parodiant cela, j’exprimerais la conception que je me fais d’une société, (par exemple un ménage) qui serait parfaitement bien organisée, et faite pour produire la plus grande somme de plaisir durable, en ces termes : « La moralité des classes moyennes en Angleterre combinée avec les manières de la haute classe », ou d’une façon plus piquante, « la moralité de la gentry avec les manières de la noblesse. » Je ne puis m’imaginer qu’il existe des manières plus nobles et plus polies que celles de l’aristocratie anglaise, non plus que, d’un autre côté une morale fondée moins sur la simple cordialité des sentiments, et bien plus complètement sur les substructions solides du principe et de la conscience que celle des classes moyennes en Angleterre. On pourrait citer à l’appui de ce qu’on allègue à ce sujet les livres, la littérature, les institutions de police, des faits sans nombre dans le domaine de mon expérience, et à la portée du monde entier.

Je sais bien que je vais exciter de la colère chez nombre d’esprits par ces deux doctrines, mais je ne suis disposé à faire, sur ce qui me parait être la vérité, aucune concession soit à la misanthropie générale, soit au cynisme, aux préjugés politiques, ou à un sentiment antinational. Les quelques renseignements qui se sont présentés à moi dans le champ de mon expérience personnelle, je les reproduirai à mesure que l’occasion s’en présentera. On les traitera, on les combattra comme ils le mériteront. La morale est chose de poids, et il est malaisé de l’apprécier d’une façon erronée. Mais les essences fugaces, volatiles, impondérables qui composent l’esprit des mœurs, ne sont réellement susceptibles d’être traitées d’une façon juste et intelligible par de simples mots, qu’à la condition qu’on y joigne l’aide et l’interprétation d’exemples éternels, tirés d’une expérience absolue.

En attendant, le lecteur ne m’accusera pas de sentir en aristocrate, maintenant qu’il sait ce que j’admire dans l’aristocratie, et quelles réserves je fais. C’est mon infirmité, s’il plaît au lecteur de se servir de ce mot, de ne pouvoir me créer un idéal de société heureusement organisée, sans y faire entrer comme élément capitale, et peut-être dans une proportion excessive, dans les mœurs, de certains raffinements qui, aux yeux de maints honnêtes gens, existent à peine comme objets d’une observation consciente. Dans le même esprit, mais sans admettre qu’il y ait quoi que ce soit d’efféminé, alors même que je le porte à l’excès, je dédaignerais de certaines choses bel et bien indispensables de la vie, bien mieux, bien plus volontiers que de certains détails d’élégance et de convenance dans la manière d’en faire usage.

Avec ces sentiments, — et si le lecteur aime mieux ces faiblesses, — j’étais placé dans une position$singulièrement heureuse. Mon père, comme je l’ai dit, n’avait pas de qualités brillantes ; mais l’intégrité morale, dont j’ai fait l’attribut de sa classe, était si fortement prononcée en lui que, dans mes premières années, et longtemps après sa mort, je rencontrai de temps à autre des inconnus qui me disaient, en propres termes (tant ils étaient unanimes sur la chose même) : « Monsieur, j’ai connu votre père ; c’est le plus honnête homme que j’aie rencontré au monde. » Personne, que je sache, ne lui a appliqué l’épithète élogieuse d’homme habile, ou d’homme de talent. Et cependant il l’était à une point de vue secondaire, soit par sa réussite dans les affaires, soit d’autres façons encore plus discutables. Il écrivit un livre, — et bien que ce ne fût pas un livre à grandes prétentions par le sujet, — néanmoins, à cette époque, le seul fait d’avoir écrit un livre était pour un homme une preuve d’activité intellectuelle, et de force dans le caractère, pour avoir ainsi accompli une action sans précédents. Au point de vue de l’exécution, le livre était réellement estimable. Quant au sujet, c’était l’esquisse d’une excursion dans les comtés du centre de l’Angleterre, en un volume in-octavo. Le plan sur lequel il était construit comportait une assez agréable variété, car dans toute l’excursion le lecteur distinguait un double but : d’abord l’étude des beaux-arts, qui amenait à mentionner d’une manière générale les peintures et les statues qui se trouvent dans les principales demeures seigneuriales situées au voisinage de la route ; ensuite l’attention donnée aux arts mécaniques, tels qu’ils se manifestent dans les canaux, les manufactures, etc., qui alors surgissaient partout, et progressaient d’un mouvement rapide, sous l’impulsion d’Arkwright et des Peels, dans un sens ; et dans l’autre sous celle de Brindley, et sous le patronage du Duc de Bridgewater.

Disons-le en passant, un accident de l’existence du duc, concourant avec ses dispositions naturelles, avec sa sombre sensibilité à l’injure ou à l’indignité qu’il avait subie, lui avaient fait adopter un genre de vie ascétique, qui lui laissait la liberté d’employer son revenu à créer des canaux et à patronner Brindley. Il avait été trompé. En conséquence, il était devenu l’ennemi des femmes, un misogyne, aussi âpre qu’Euripide. À l’approche d’une femme, il aimait mieux faire « demi-tour » et aller indéfiniment en zigzag, que de se trouver face à face avec elle. Cet événement de sa vie le dispensant des frais que comporte une installation ducale, il n’en était que plus libre de créer cette immense richesse qui, par la suite, valut de vastes domaines à celui qui était alors marquis de Stafford, au comte de Bridgewater, etc.

Grâce à son ensemble, et à sa conception, le livre de mon père était exactement ce qu’il fallait alors dans l’île entière, comme l’a montré il y a quelques années la Quarterly Review, en ajoutant que c’était là un desideratum assez difficile à satisfaire : il fallait un guide indiquant toutes les richesses de l’art tant sur terre qu’au-dessous, qui dans notre pays s’offrent en foule, sur chaque mille carré, à l’attention des étrangers. Au point de vue de l’exécution, grâce à cette alternative de renseignements sur les arts mécaniques et les beaux-arts, l’ouvrage ressemble aux Promenades si connues d’Arthur Young, où l’industrie et les galeries de tableaux alternent, avec cette seule différence que, dans le livre de mon père, je ne me souviens pas d’avoir trouvé de la politique, peut-être parce qu’il a été écrit avant la Révolution française.

L’attention accordée par mon père aux collections artistiques qui se trouvent dans les demeures aristocratiques, était peut-être en partie la cause, en partie l’effet de ceci, à savoir que dans les principales pièces de sa maison était répartie une petite collection de tableaux des vieux maîtres italiens. Je cite ce fait, non pas comme une preuve que l’installation de mon père fut d’une élégance exceptionnelle, mais justement pour la raison opposée, — parce que c’était un trait commun de la classe à laquelle il appartenait. Beaucoup de ses égaux possédaient des collections bien plus belles que la sienne, et je me rappelle que parmi les quelques visites où il me fut donné, étant enfant, d’accompagner ma mère, une avait pour but exprès de voir une galerie de tableaux appartenant à un négociant qui n’était guère plus opulent que mon père. En réalité, je ne puis rient citer de plus honorable pour la classe marchande que ce fait, que formant une classe opulente, vivant à leur aise et dépensant sans compter, nos négociants consacraient une très grande partie de leur dépense à des plaisirs intellectuels, très souvent à des achats de tableaux, comme je l’ai dit, — aux réceptions d’une société distinguée, — et dans une large mesure, à des emplettes de livres. Néanmoins, quoique toute la classe marchande de cette contrée menât un genre de vie à la fois libérale et élégante qui rappelait celle des négociants vénitiens, il n’y avait dans leur personne ou dans leurs installations aucune splendeur extérieure, je veux dire de celle qui frappe les yeux du public. À en juger d’après les mœurs du pays, l’administration de leurs affaires domestiques péchait par un excès de profusion ; ils avaient trop de serviteurs, et ces serviteurs étaient entretenus dans un milieu de luxe et de confortable que n’égalaient pas les demeures de la noblesse. Mais d’autre part aucun d’eux ne jouait un rôle d’apparat et d’ostentation, et par suite, il n’était pas ordinaire de trouver des domestiques en livrée. Les femmes avaient leur travail fixé et spécial, mais les hommes faisaient un peu de tout. Les équipages n’étaient point d’un usage général, même dans les maisons où l’on pouvait dépenser de mille à deux mille livres par an. Il y avait dans cette ville une vie sociale assez animée, et qui valait quelque chose de plus, au point de vue intellectuel que la société purement littéraire, qui est de toutes les sociétés, la plus faible. Le clergé, le corps médical et les négociants faisaient vivre une société philosophique, qui publiait régulièrement ses mémoires. Quelques-un de ses membres occupaient dans la science un rang assez élevé pour correspondre avec d’Alembert, et quelques autres des beaux-esprits et des lettrés parisiens les plus influents. Mais là même le seul éclat extérieur, et les noms imposants, l’emportaient si peu contre le témoignage palpable des choses, c’est-à-dire contre l’esprit naturel et la force spontanée de l’intelligence, que le médecin qui correspondait surtout avec les Encyclopédistes, en dédit de ses Buffon, de ses Diderot, de ses d’Alembert, par qui il jurait et dont il gardait dans son portefeuille, comme si elles eussent été des talismans, les épîtres boursouflées, n’était pas plus haut placé dans l’estime générale que le premier venu des gens sans portée. On poussait même parfois la scélératesse jusqu’à ne faire pas plus grand cas de ses correspondants eux-mêmes, les grands hommes de l’Académie, et vraiment leurs lettres imprimées prouvent assez qu’on n’était pas d’une trop injuste rigueur envers eux ; elles étaient généralement insipides, aussi inférieures aux lettres de Gray, que la biographie de Mason vient de rendre si populaires en Angleterre[1], que celles-ci, à leur tout, sont inférieures en vivacité, en naïveté à celles de Cooper, l’unique Cooper, et même inférieures à celles qu’écrit chaque soir de l’année mainte femme parfaitement inconnue, lettres dont le destinataires ne fait peut-être pas grand cas, et qui sont bien sûrement condamnées à l’oubli.

Je n’ajouterai qu’un mot pour décrire la bibliothèque de mon père, parce qu’en le faisant, j’aurai décrit celles de tous les gens de sa classe. Elle était très considérable ; elle comprenait toute la littérature de l’Angleterre et de l’Écosse pendant la génération antérieure. Il était impossible de citer un livre qui y manquât, qu’il traitât d’histoire, de biographie, de voyages et excursions, de belles-lettres ou de théologie populaire. À cela ajoutons un ensemble fort complet des guides locaux, tels que ceux de Pennant et d’ouvrages de topographie, la plupart illustrés de gravures et par là même se fixant pour toujours dans la mémoire des enfants. Mais ce qui était remarquable, c’est que tous ces livres étaient en anglais. Ni mon père ni ma mère n’affectaient d’orner leur table de livres étrangers, qui ne valent pas mieux que les livres qui leur correspondent dans la langue maternelle, ou d’épeler péniblement leur contenu obscur ou douteux, comme c’est toujours le cas pour ceux qui n’ont point cette connaissance orale et familière qui permet d’apprécier la force et la nature d’une langue.

Que de fois ne voyons-nous pas entassés sur la table d’un homme de lettres moderne, mal portant, peut-être dyspeptique, et par suite hors d’état de trouver du plaisir à quoi que ce soit, des livres en six ou huit langues différentes, dont il n’a appris aucune assez complètement pour en posséder réellement, naturellement la richesse en mots, ou pour être réellement, sérieusement, en état de chercher dans cette langue des plaisirs qui ne soient pas affectés. En outre un homme qui ne vise qu’à jouir des choses, peut-il avoir une raison quelconque pour importer des superfluités étrangères, tant qu’il n’a pas goûté complètement à celles que produit le sol. Les rivières d’Abana et de Pharfar, qui coulent à Damas sont-elles supérieures à toutes les eaux d’Israël ? Sans doute on peut avoir différents motifs pour apprendre une langue, et je n’ai rien à objecter à quelques-uns de ces motifs. Mais quand on cherche les superfluités de la littérature, je comprends qu’un Danois apprenne l’anglais ; car sa littérature nationale n’est pas riche, ni très originale, et les meilleurs écrivains modernes de son pays ont la malice d’écrire en allemand, afin d’avoir un public plus nombreux. Même un Portugais, un Espagnol pourraient faire preuve d’un grand bon sens en apprenant l’anglais ou l’allemand, parce que leur littérature, pour quelques joyaux splendides, n’est pas également bien montée, dans tous les genres. Mais est-ce à ceux qui se sont nourris des présents de Cérès, de les rejeter pour des glands ? C’est retourner la vieille histoire mythologique du progrès de l’humanité. Voici, par exemple, un des départements des plus riches de la littérature anglaise, celui du drame, depuis le règne d’Élisabeth jusqu’à la guerre parlementaire : il n’existe nulle part ailleurs, et il ne se reproduira probablement jamais chez nous une pareille collection de tableaux où soient représentées d’une maniére plus pittoresque la vie humaine, une phase de la société aussi riche en portraits originaux et vigoureux. Le drame tragique des Grecs est la seule partie de la littérature qui ait autant d’intérêt, autant de valeur. Eh bien, fort peu de lecteurs sont actuellement très familiers avec cette section de la littérature. Même les puissantes esquisses de Beaumont et Fletcher, qui, dans leurs dessins comiques, se rapprochent de Shakespeare, gisent sous une épaisse poussière, et pourtant, nous vîmes, il y a vingt ans, Alfieri, dans toute son aride stérilité, prendre une belle place dans le boudoir de toute jeune femme. Il faut dire que dans ce cas particulier, l’honneur immérité qu’on rendait à ce peintre inanimé de la vie, à ce dramaturge sans valeur dramatique, était l’effet d’un hasard, de la publication récente de ses Mémoires. Il est vrai, d’ailleurs, que ses drames insipides, incapables de se soutenir par eux-mêmes, sont depuis longtemps tombés dans l’oubli. Mais ils ont fait place à ceux d’autres écrivains qui ne valent pas davantage, comme ce sera toujours le fait de lecteurs qui ne sont pas assez maîtres d’une langue pour soumettre à l’épreuve d’un sentiment quelconque la réalité des prétentions d’un ouvrage, et qui, par une méprise perpétuelle, prennent le plaisir tout naturel de la difficulté vaincue pour un plaisir qu’ils devraient à l’auteur lui-même[2].

Non seulement la bibliothèque de mon père ne contenait que des livres en anglais, mais encore il ne s’en trouvait aucun qui eût un rapport quelconque avec la littérature des in-folio gothiques. Il n’y en avait même aucun qui présupposât de l’étude et du travail pour être lu. À ce point de vue c’était une pauvre bibliothèque pour un érudit, un chercheur. Elle ne serait, elle ne visait qu’à distraire, qu’à intéresser immédiatement sans effort ni affectation, mais d’une manière à la fois éclairée et intelligente. Habitant la campagne, comme la plupart de ses égaux, mon père n’avait pas à compter sur le théâtre pour occuper ses soirées, ni sur aucun autre lieu de réunion. Il n’allait jamais au théâtre sans y conduire sa famille, et cela arrivait bien une fois en cinq ans. Des livres, de vastes jardins, une serre, telles étaient les ressources sur lesquelles on comptait pour se distraire chaque jour. Cette dernière en particulier, faisait si ordinairement partie d’une maison, qu’elle formait une des pièces principales de l’habitation à la campagne modestement appelée la Ferme, où je passai mon enfance. Elle était aussi la pièce principale, par ses dimensions, dans une maison spacieuse que mon père bâtit pour lui-même, et, grande ou petite, elle existait dans presque toutes les demeures que je visitai au temps où j’étais écolier.

Je puis terminer le portrait que je fais de mon père et des gens de sa classe, en disant que Cowper était leur poète préféré ; que le docteur Johnson, qui venait justement de disparaître d’entre les auteurs vivants, était considéré avec autant de respect que de sympathie, avec des sentiments divers pour les uns, à cause de son courage, pour d’autres, à cause de sa moralité vigoureuse et inexorable et pour l’amour qu’il portait en général à la vérité, selon sa manière de voir, et comme c’était l’ordinaire, à cause de son style, parmi ceux qui goûtaient le genre pompeux, l’allure de procession, l’artificiel, et même l’enflure, et il y avait aussi des indociles, qui étaient plus accessibles aux grâces naturelles de la langue maternelle, à la vivacité du génie de l’idiome. Enfin je puis ajouter qu’il se faisait trop rarement de la musique chez eux, et que l’hommage respectueux qu’on rendait à l’érudition, je veux dire à l’érudition scholastique, était disproportionné dans son exagération. Comme ils n’avaient pas eux-mêmes l’avantage de l’éducation du collège, mon père et ceux de sa classe considéraient avec une trop grande admiration ceux qui l’avaient reçue. Ils leur attribuaient avec une modestie naturelle une supériorité bien plus grande qu’ils n’en possédaient en réalité, et ne se permettaient pas de voir que les affaires, l’expérience de la vie, leur avait donné à eux-mêmes des avantages équivalents. Ils ne s’apercevaient pas que trop souvent l’homme d’étude devient morne et comateux parmi ses livres, tandis que l’activité commerciale, le tumulte des affaires pratiques avait aiguisé leur jugement, et accru la mobilité de toutes leurs facultés. Quant à l’estime qu’on accordait généralement à Cowper, elle était inévitable : sa peinture d’un foyer dans la campagne anglaise, avec ses longues soirées d’hiver, le sofa roulé devant la cheminée, les lourdes tentures suspendues aux fenêtres, la table à thé « avec son urne qui bouillonne et siffle à grand bruit », le journal et les longues discussions, Pitt et Fox régnant au Sénat, Erskine trônant au barreau — tout cela n’était qu’un simple miroir de cette époque. L’aspect général de son paysage rural, était exactement le même dans ce que Cowper avait vu de l’Angleterre, et ce qu’ils voyaient. Si bien que dans tous ces traits, ils reconnaissaient leur compatriote et leur contemporain, qui considérait les choses du même point de vue qu’eux, et ses tirades morales sur tous les grands sujets qui intéressaient le public, étaient jetées dans le même moule de principes d’intégrité que le leur. En disant cela, je parle de tous les sujets où les conclusions morales ne laissaient aucune place au doute (comme pour le commerce des esclaves, les lettres de cachet, etc.) Ils étaient tous d’accord pour se préoccuper anxieusement d’un point qui évidemment n’a aucune importance pour un Français, à savoir que leur pays devait être honnête dans ses actes publics et dans ses rapports avec l’étranger. À d’autres points de vue, sur la politique, il y avait de grandes différences d’opinion, surtout pendant la guerre avec l’Amérique, jusqu’à l’époque où la Révolution française prit une tout autre direction que ce qu’elle promettait d’abord. Après, une grande monotonie d’opinion prévalut pendant bien des années parmi tous les gens de cette classe.

Pour passer de la maison paternelle à moi-même, comme je vivais à la campagne, il était naturel que je fusse tout d’abord livré à l’influence des aspects et des incidents de la campagne. Les premières impressions fortes que j’ai ressenties se rattachent à des touffes de crocus du jardin.

Ensuite j’éprouvai dans toute son intensité ce qu’est la douleur la plus vive, quand mourut un bel oiseau, un martin-pêcheur, qui avait été pris dans le jardin avec une aile cassée. Ces choses se passèrent avant que j’eusse deux ans.

Plus tard j’éprouvai une sensation qui n’avait rien de douloureux, mais qui consistait dans une terreur solennelle et constante, et un sentiment naissant de l’infini, et qui pesa sur moi d’un poids plus ou moins lourd dans la suite, quand mourut une sœur qui devait avoir un an de plus que moi. Je veux dire que j’avais deux ans et quelques mois, elle quelques mois de plus que trois ans. À cette époque je fus atteint de fièvre intermittente et j’en souffris pendant deux ans de suite. Alors on n’administrait jamais de l’arsenic. Le remède qu’on employait pour moi consistait dans des promenades à cheval. On me mettait devant un homme monté sur un cheval dont je me rappelle encore la couleur blanche et la grande taille. Mais parmi mes premiers souvenirs, aucun n’égale en netteté celui d’une illumination qui eut lieu lorsque le roi fut guéri de son premier accès de folie. À la date de cette illumination je devais avoir deux ans et demi. Ce qui prouve bien la grande joie causée au peuple par cet événement, c’est que mon père illumina sa maison, car naturellement, comme il habitait la campagne, il n’y avait personne pour la voir.

Puis, dans l’ordre de mes souvenirs, vient la mort d’une autre sœur, ce qui me causa autant de peine et de terreur, de sorte, qu’à dater de ce temps-là, sinon d’avant, le fond constant de mes pensées était formé d’objets sombres et graves : la tombe et les mystères de l’au delà. Ma sœur était morte d’hydrocéphalie. L’on sait généralement que cette maladie, traitée aujourd’hui dès ses premiers symptômes, avec bien plus de succès qu’alors, permet à l’intelligence un développement prématuré. En conséquence, ma sœur fut un prodige. Mais sa supériorité ne consistait pas, comme c’est le cas le plus fréquent dans la vivacité, la promptitude ; c’était un développement extraordinaire de l’intelligence ; sa portée de compréhension avait une étendue qui stupéfiait les gens chez une enfant de huit ans. À part cela, elle montrait la lenteur d’une enfant mélancolique. Il fut décidé qu’on lui ouvrirait la tête ; cette opération fut faite par un chirurgien de quelque célébrité, M. Charles White, qui avait été élève de Hunter, et qui a mesuré un nombre infini de crânes, surtout de crânes africains, et écrit un livre, pour prouver que l’être humain est rattaché par une chaîne régulière d’anneaux à la bête ; qu’en d’autres termes le passage, du crâne de l’Africain à celui d’un singe quelconque, n’est pas plus brusque que celui de l’Européen à l’Africain. M. White, après l’opération, déclara bien des fois que le crâne de l’enfant était « le plus beau», qu’il eût jamais vu. Après sa mort, une gravité habituelle (je ne puis l’appeler de la mélancolie) et la sensation de la présence d’un être effrayant mais vague s’empara de moi, et ne m’a jamais quitté. Si j’avais été un enfant chétif, elle m’eût rendu sombre. Mais telle qu’elle était, comme je me portais assez bien, j’étais généralement heureux, et le résultat de mes rapports incessants avec les choses de la mort et de la tombe, consista simplement en ceci, que je ne jouais jamais, et que mon esprit était peuplé de figures solennelles.

En disant que je ne jouais jamais, je dois faire deux exceptions ; la poudre, chose à laquelle il me semblait impossible d’ôter son caractère sérieux, m’amusait autant qu’elle amuse tous les enfants, et quand il fallait absolument jouer à quelque chose, j’avais toujours recours à la poudre, puisqu’elle plaisait également à tous. J’inventai aussi, quand je fus près d’atteindre ma treizième année, un amusement que j’appelai Troja. À part ces deux exceptions, je puis dire avec vérité que jamais de ma vie je n’ai joué. La conclusion qu’on tirerait généralement d’un tel fait, c’est qu’un enfant doit être bien souffreteux pour donner un démenti aussi frappant au but de la nature. Mais en ce qui me concerne, ce fut le résultat assez naturel de la vie solitaire que je menais et de la place que j’occupais dans ma famille. Je n’avais d’autre compagnon qu’un frère aîné ; il avait cinq ans de plus que moi ; et par suite de cette différence à une période de la vie cinq ans sont affaire importante, il ne s’occupait guère de moi, tout naturellement, de même que je dédaignais mon frère plus jeune. J’étais donc livré à moi-même ; généralement pourtant, je n’avais personne à qui parler, à moins de pouvoir suivre le système de Lord Shaftesbury, et devenir, selon son expression « l’homme qui dialogue avec lui-même. » Aussi devins-je « celui qui dialogue avec lui-même, » et peut-être suis-je le plus ancien qui ait existé. Les sujets ne me faisaient point défaut pour alimenter mes solitaires rêveries, grâce aux grandes pensées qu’avait éveillées en moi la succession fréquente et régulière des décès dans ma famille. Les anciens croyaient à une fascination appelée nympholepsie. C’était une sorte d’exaltation démoniaque ou de possession qui s’emparait de ceux qui avaient vu par hasard les nymphes. J’étais en quelque sorte un nympholepte ; j’avais surpris d’un regard prématuré et trop profond certaines réalités terribles. Cette solitude, que je recherchais de préférence, on eût pu dire qu’elle était forcée, car je n’avais aucun camarade de mon âge, et on ne me permettais pas de fréquenter les domestiques. Puis les livres que j’aimais passionnément de bonne heure, favorisaient toutes ces tendances. Elles furent renforcées par ce qui arriva bientôt par suite de la dernière maladie et la mort de mon père.

J’étais encore enfant. Mon père avait commencé à se bâtir une demeure, avec le terrain qui convenait, sur une échelle proportionnée plutôt à la fortune qu’il ne pouvait tarder à réaliser, qu’à celle qu’il possédait réellement. Cette maison, élégante mais simple, n’avait rien de remarquable en elle-même, si ce n’est les portes et les fenêtres des chambres supérieures, d’un acajou dont lui avait fait présent un de ses correspondants de l’étranger, et elle fut prête à être habitée quand j’eus environ cinq ans. Nous nous y installâmes, et le premier souvenir que j’y rattache est que je me tenais debout en compagnie d’autres personnes, par un soir d’été, prêtant l’oreille à un bruit de roues.

Ma mère avait été mandée par un exprès pour aller trouver mon père, qui s’était rompu un vaisseau sanguin.

— Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Cela signifiait que l’on était très malade et très faible.

— Et mourrait-il ?

— Peut-être il mourrait, cela arrivait fréquemment aux gens qui habitent les climats froids…

L’incident que je me rappelle après celui-là eut lieu bien des mois après. Dans l’intervalle, mon père avait fait de grands voyages dans les climats plus chauds, il avait visité Lisbonne, ensuite les îles Madère, et en dernier lieu Saint Kitt’s, et le tout sans résultat. Il revenait maintenant chez lui pour mourir. Je me rappelle que je passai quelques semaines près de lui, pendant qu’il était étendu sur un sofa, entouré de produits des Indes occidentales étalés pour me distraire. Quelque chose de tout particulier dans l’allure et l’aspect de la maison, l’abattement marqué sur toutes les physionomies, les allées et venues sans bruit, tout cela me faisait deviner l’arrivée très prochaine d’une catastrophe. Enfin un matin j’aperçus à des indices d’une clarté suffisante qu’elle était là. Un silence de mort régnait dans la maison, on entendant à peine chuchoter, et je vis toutes les femmes de la famille pleurer. Bientôt après mes frères et moi, quatre en tout, en état de comprendre ce qui se passait, nous fûmes conduits dans la chambre à coucher où mon père agonisait à ce moment. Avait-il demandé qu’on nous fît venir ? Je ne sais. En tout cas, il avait perdu sa connaissance avant notre entrée. Il était dans le délire, de temps en temps il parlait, et toujours sur le même sujet. Il faisait l’ascension d’une montagne, il s’était trouvé en présence d’un grand obstacle qu’il lui était impossible de surmonter sans aide. Cette aide, il la demandait à différentes personnes qu’il nommait, et se plaignait de leur abandon. La personne qui nous avait amenés ensemble, souleva la main de mon père et la posa sur ma tête. Nous quittâmes la chambre, et moins de deux minutes après, nous entendîmes annoncer que tout était fini.

La mort de mon père n’apporta que peu ou point de changements dans notre vie domestique. Ils se réduisirent à ce que ma mère eut un équipage. D’ailleurs mon père, à son lit de mort, l’avait exigé. La mort de mon père eut lieu en 1792 ; ses funérailles, auxquelles mon frère aîné et moi nous assistâmes pour conduire le deuil, furent les premières où je me trouvai. Ce fut la première fois qu’arrivèrent à mes oreilles les solennelles paroles d’adieu du service funèbre anglican : « la poussière retourne à la poussière » et la grande éloquence de saint Paul dans cet incomparable chapitre de son Épître aux Corinthiens. Tout cela se combinant avec l’ensemble de mes sentiments antérieurs, fixa pour toujours en mon esprit ces pensées grandioses.

J’avais alors près de sept ans. Pendant les quatre années suivantes, où nous continuâmes d’habiter la même maison, il n’arriva rien de remarquable, si ce n’est la visite d’une jeune femme très excentrique, qui dix ans après, fit un grand bruit dans le monde, et attira sur elle les yeux de toute l’Angleterre, par l’effronterie coupable dont elle fit preuve dans une affaire qui intéressait la vie de deux gentlemen écossais. À cette époque elle avait environ vingt-deux ans. Sa figure avait une pureté de contour digne des Grecs ; sa personne était élégante, et ses manières d’une haute distinction. En particulier elle étonnait tout le monde par son talent sur l’orgue, et ses puissantes facultés de controverse. Mais elle les employait uniquement à attaquer le christianisme. Elle faisait en effet profession ouverte d’incrédulité et à la table de ma mère elle se montra capable de tenir tête avec succès à tous les clergymen des villes voisines. Comme ils formaient l’élite intellectuelle du pays, quelques-uns d’entre eux étaient chaque jour invités à se rencontrer avec elle.

C’était un simple hasard qui l’avait introduite chez ma mère. Elle apprit par la gouvernante de ma sœur, qu’elle devait aller avec son élève rendre visite à une vieille famille catholique du comté de Durham (la famille de M. Swinburne, celui qui a voyagé en Espagne, etc.), et, comme l’éducation catholique qu’elle avait reçue dans un couvent français, lui avait acquis des relations très étendues avec toutes les familles catholiques d’Angleterre, et qu’elle avait reçu, elle-même, une invitation dans la même maison, elle écrivit pour offrir sa voiture, et proposer de se rendre avec elle chez M. Swinburne. Naturellement, cela lui valut une invitation de la part de ma mère, et elle s’y rendit.

D’après ce que je vis d’elle, deux ans plus tard, aux assises d’Oxford, elle avait dû être une personne fort remarquable, et son éloquence était étonnante. Si jeune qu’elle fût, elle s’était déjà séparée de son mari. Sur sa voiture, et partout ailleurs, elle se qualifiait l’honorable Antonina Dashwood L —[3]. Mais comme elle n’était en réalité que la fille naturelle de Lord Le D, — elle n’avait aucun droit à se donner ce nom. Elle avait néanmoins reçu de son père une grande fortune, pas moins de quarante mille livres. Toute jeune encore, elle avait épousé un jeune homme d’Oxford qui n’avait d’autre avantage qu’une très grande beauté, et ils n’avaient pas tardé à se quitter, en convenant de partager la fortune.

Ma mère, épouvantée d’avoir à choisir entre les devoirs de l’hospitalité et l’horreur qu’elle éprouvait à se trouver pour la première fois de sa vie en présence d’une personne qui affichait l’incrédulité, finit par tomber malade, ce qui hâta le départ de Mrs L —[4], non sans que j’eusse vu, n’étant qu’un enfant de huit ans, des choses dont personne ne se doutait. Elle m’admettait dans sa chambre à coucher, et plus d’une fois son valet de pied, « un homme de belle prestance » selon l’expression qu’on emploie à Londres pour ces gens-là, entra sous de frivoles prétextes dans son cabinet de toilette, qui était contigu. Plus d’une fois je vis cet homme lui prendre la main et la baiser, pendant que de son côté elle rougissait et jetait autour d’elle des regards inquiets. Qu’est-ce que cela signifiait : je n’en avait pas la moindre idée, mais comme j’étais habitué à voir ma mère tenir ses domestiques à la distance la plus respectueuse, je pensai que cela devait être mal, et je n’en parlai à personne. Néanmoins dans la suite, lors de l’affaire d’Oxford, je me rappelai la chose, et tout s’expliqua.

Cependant, quand cette affaire-là fut aussi terminée, qu’elle fut oubliée, la dame publia un livre où elle exposait sa manière de voir sur le gouvernement. J’en entendis parler de bien des côtés comme d’une œuvre peu ordinaire. Mais à cette époque ancienne, en 1794, ses talents, la beauté de sa figure et de sa personne, son habileté sur l’orgue, la force dramatique avec laquelle elle soutenait pendant une scène courte un grand rôle de théâtre, par exemple celui de Lady Macbeth, ses facultés de controverse, et l’usage qu’elle en faisait pour un objet aussi peu convenable à une femme que des attaques contre le Christianisme, tout cela combiné laissait l’impression de quelque grande enchanteresse, d’une Médée, sur tous ceux qui étaient admis à contempler ses exercices.

Je ferai peut-être aussi bien d’en finir avec la suite de son histoire. En 1804, aux assises de Carème, pour le comté d’Oxford, elle parut comme principal témoin contre deux frères. L-ck-t G-d-n, et L-d-n G-d-n[5], sur qui pesait l’accusation capitale de l’avoir enlevée par force de sa propre maison à Londres, et ensuite de s’être entendus pour l’effrayer et lui faire subir les derniers outrages de l’un d’eux. Les récits que firent de toute l’affaire les journaux d’alors étaient de nature à mettre toute la sympathie du public du côté des prisonniers. L’opinion générale, que je crois avoir été d’accord avec la vérité, — était que la dame avait été amenée à lancer une accusation fausse par les exhortations pressantes de ses amis, et surtout de son mari, quoiqu’il fût légalement séparé d’elle. Tout ce monde-là s’efforçait de croire que les Écossais[6], avaient profité de ce qu’elle connaissant trop peu les mœurs anglaises.

J’assistai aux débats, ils commencèrent à huit heures du matin, et les premières heures furent consacrées à l’audition préliminaire de témoins. Enfin Mrs L — fut appelée, et j’attendis, non sans quelque anxiété, l’entrée de mon amie d’autrefois. Elle avait conservé quelque beauté, quoique celle-ci eût été fortement atteinte par les conjonctures humiliantes où elle se trouvait, et aussi, on voudrait l’espérer, par les luttes de sa conscience. Néanmoins elle ne resta pas longtemps exposée aux regards scrutateurs des juges et dans la situation pénible et embarrassante où elle était. Elle fut invitée à prêter serment. Après quelques questions, on lui demanda brusquement si elle croyait à la religion chrétienne. La réponse fut courte et péremptoire, sans réserves, ni circonlocutions. — Non. — Peut-être ne croyait-elle pas à Dieu ? Elle répondit encore sans phrase. — Non. Alors le juge intervint et déclara qu’il ne permettrait pas la continuation des débats. Le jury avait entendu ce qu’avait dit le témoin ; elle ne pouvait déposer que sur le point capitale de l’accusation, et elle s’était formellement mise hors d’état d’être écoutée par la Cour. Immédiatement le jury acquitta les prisonniers.

Je portai ma carte au domicile de Mrs L. — dans la journée, mais son domestique me répondit qu’elle était trop agitée pour voir qui que ce fût avant le soir. À l’heure dite, je me présentai de nouveau. Il faisait sombre, et un rassemblement s’était formé. Au moment où j’approchais de la porte, il en sortit une dame très emmitoufflée, et en quelque sorte déguisée. C’était Mrs L. — À l’angle de la rue voisine stationnait une chaise de poste. Elle se dirigea de ce côté le plus vite qu’elle put, sous la protection du sollicitor qui avait pris en main sa cause. Mais elle fut reconnue avant qu’elle eût pu y arriver ; la foule poussa un hurlement sauvage et se bouscula pour s’emparer d’elle. Heureusement une troupe de robins la délivra, la fit monter promptement en voiture, et alors joignit ses hou ! hou ! à ceux de la foule, ce qui fit partir les chevaux au grand galop ; c’est de cette manière qu’elle quitta Oxford. Les gentlemen accusés, dont l’un a publié depuis d’intéressants mémoires, avaient été étudiants à Oxford, et y avaient de nombreux amis.

Quatre ans après la mort de mon père, on commença à s’apercevoir qu’il était absolument inutile de garder plus longtemps une installation coûteuse. Un jardiner en chef, et des aides, deux tout au plus, c’était tout ce qu’il fallait pour la propriété et les jardins. Il n’y avait pas non plus de motif pour continuer à habiter dans le voisinage d’une grande ville commerçante, longtemps après qu’on ait rompu avec elle tous les liens commerciaux. Bath paraissait, à tous les points de vue, un séjour des plus naturels pour une personne dans la situation de ma mère ; elle s’y rendit donc. Comme j’avais été placé depuis 1793 sous la garde d’un de mes tuteurs, je restai quelques mois avec lui. Alors je fus emmené à Bath. Néanmoins pendant cet intervalle avait eu lieu la vente de la maison et des terres.

Afin de jeter quelques lumière sur la tutelle et sur la façon dont on en remplit ordinairement les devoirs, il est bon d’en indiquer les résultats. L’année 1796 fut une année fort lourde et défavorable sous tous les rapports à un arrangement de ce genre. Cependant la vente fut décidée. La soirée qu’on avait choisie pour la faire se trouva extrêmement humide, mais on ne songea pas à retarder l’opération, et on l’accomplit ce jour-là. Cette maison et ce domaine avaient coûté à l’origine près de 6.000 livres. J’ai appris qu’il s’était produit une seule offre, celle de 2.500 livres. Quoi qu’il en soit, la propriété fut vendue 2.500 livres, et j’ai souvent entendu dire que si l’on avait attendu seulement quelques années, on aurait obtenu sans peine un prix quadruple. Certes mes tuteurs étaient tous des hommes honorables et intègres, mais ils avaient leurs propres affaires sur les bras. L’un d’eux (mon tuteur proprement dit) était un clergyman, recteur d’une église. Il lui fallait s’occuper de sa paroisse, de sa nombreuse famille et de trois pupilles. En outre, il était très carnassier, très indolent, il aimait les livres et haïssait les affaires. Le second était un négociant ; le troisième un magistrat de campagne, accablé de besognes officielles ; je ne l’ai même jamais vu. Enfin le quatrième était un banquier, qui connaissait mieux le monde que les trois autres ensemble, mais qui habitait trop loin pour intervenir efficacement.

En réfléchissant aux malheurs qui m’arrivèrent et à la direction déplorable de ma petite fortune et de celle de mes frères et sœurs, j’ai souvent pensé qu’un devoir aussi important, et aussi mal rempli depuis l’époque de Démosthène, devait être réglé par des mesures nouvelles et soumis à des règles simples, peu nombreuses, et impératives. Comme sous la législation romaine, il faudrait que le tuteur restât légalement responsable pendant une longue période, et que tout d’abord il donnât une garantie pour la bonne exécution de ses devoirs. Mais il faudrait qu’il eût un motif pour les remplir, et pour cela il faudrait le payer. Des émoluments proportionnés commenceraient en même temps que commenceraient de nouvelles obligations, de nouvelles responsabilités. Ce n’est là qu’un croquis. Il faudrait du temps et de l’habileté pour indiquer les détails de l’emploi et des fonctions. Mais un grand changement s’impose impérieusement ; il n’y a pas dans toute la sphère de la vie humaine de devoir qui soit aussi scandaleusement négligé que celui-là.

À Bath, je fus placé avec un de mes jeunes frères à l’école de grammaire, qui était dirigée par un Étonien. L’événement le plus remarquable qui se passa pendant mon séjour à cette école fut l’évasion de Sir Sidney Smith prisonnier au Temple, à Paris. Cette évasion eut lieu d’une façon aussi curieuse qu’opportune et providentielle. En jouant à la paume ou à quelque autre jeu, il lui arriva de lancer une balle par dessus le mur. Sir Sidney Smith fut surpris de constater que la balle qui lui avait été renvoyée n’était pas la même. Heureusement sa présence d’esprit lui en fournit la véritable explication. Il se retira, examina la balle, la trouva bourrée de lettres ; de cette manière il put établir pendant longtemps une correspondance, et préparer dans tous les détails son évasion, qui, chose assez remarquable, eut lieu juste huit jours avant l’embarquement de Napoléon et de l’expédition d’Égypte, de sorte que Sir Sidney Smith arriva juste assez tôt pour se ranger en bataille, et infliger à Napoléon une défaite complète dans la rade de Saint-Jean d’Acre. Sans Sir Sidney, il est certain que Bonaparte eût envahi la Syrie. Mais que serait-il arrivé alors, il est difficile de le dire.

Je dois expliquer aux lecteurs de la génération actuelle, que Sir Sidney Smith et Sir Edward Pellew (plus tard Lord Exmouth) furent les deux paladins de la première guerre avec la France révolutionnaire. Ces deux noms ne furent jamais prononcés qu’à l’occasion de quelque victoire splendide dans une lutte inégale. Aussi la nation fut-elle attristée quand elle apprit que Sir Sidney avait été fait prisonnier, et il faut savoir cela pour bien comprendre la joie que causa son retour inattendu.

Ce retour n’avait point été précédé et n’avait pu en aucune façon être précédé d’un bruit, car sa mère se trouvant à Bath, il avait pris ses dispositions pour trouver dès qu’il aurait mis le pied sur la côte anglaise, une chaise de poste qui le conduirait à Bath. Il faisait déjà sombre quand il arriva. Les postillons eurent l’ordre de se diriger vers la place où sa mère habitait. Quelques minutes après, elle le recevait dans ses bras, et vingt minutes de plus suffirent pour porter la nouvelle jusqu’au faubourg le plus éloigné de la cité. L’agitation qui se produisit alors à Bath ne saurait se décrire. Toutes les troupes de ligne en garnison dans cette ville, tout un régiment de volontaires se miront aussitôt sous les armes et marchèrent vers le quartier qu’habitait Sir Sidney Smith. La petite place fut bientôt encombrée de soldats. Sir Sidney sortit et se perdit bientôt dans les rangs des troupes qui se formaient sur lui pendant que nous le regardions. Le lendemain matin, moi, mon jeune frère, et un camarade d’école de mon âge, nous fîmes une visite en règle au héros de la mer. Je ne sais comment cela se fit, mais nous fûmes reçus sans difficulté et je me souviens, comme d’un trait de bonté chez Sir Smith, qu’il nous accueillit d’un air fort aimable, et ensuite exprima l’intérêt qu’il portait à l’école, à laquelle il avait lui-même appartenu. Il était alors élancé, mince ; il avait un air d’épuisement et de maigreur comme s’il avait subi des privations, de mauvais traitements, ce que néanmoins je n’ai point entendu dire. En tout cas son aspect, ainsi que sa récente histoire, en fit un personnage très intéressant pour les femmes. À cette heure encore c’est un mystère pour moi que dans toutes les distributions de marques d’honneurs, Sir Sidney Smith ait été laissé de côté. Dans la Méditerranée, il se fit bien des ennemis surtout parmi les gens de sa profession, qui avaient l’habitude de parler de lui comme d’un trop beau monsieur, trop au-dessus de son état. Il est certain qu’il préférait se battre sur terre, comme à Acre. Mais quoi qu’il en soit, l’homme dont Napoléon ne pouvait jamais prononcer le nom sans un mouvement de dépit, doit avoir rendu de bons services. Et à cette époque il n’y avait, entre lui et la défunte reine Caroline, aucune relation, quelle qu’en fût la nature. En somme, pour moi, son affaire me paraît inexplicable.

Vers cette époque, je vis pour la première fois une personne dont je fis plus tard la connaissance, qui m’intéressa bien plus et qui était en effet aussi extraordinaire que n’importe qui de mes contemporains, je veux dire le célèbre Stewart le Marcheur[7].

Je fus retiré de l’école de grammaire de Bath à la suite d’un accident qui fit d’abord croire à une fracture du crâne, et l’habile chirurgien qui me soigna parla une fois de trépanation. C’était là un mot terrible, mais j’ai toujours douté qu’il fût arrivé rien de sérieux. En fait, j’avais toujours au sujet de ma tête une terreur panique, et j’exagérais certainement sans vouloir le faire, mes sensations intérieures ; ce fut là ce qui égara les médecins qui me traitaient.

Pendant la longue maladie qui suivit, ma mère me lut dans la traduction de Hoole tout l’Orlando furioso, et je crois volontiers d’après mon impression d’alors, que la simplicité, la bonhomie de cette traduction a l’avantage de ne pas faire passer l’intérêt de la narration sur le narrateur. À cette époque aussi je lus pour la première fois le Paradis perdu, mais, chose assez singulière, je le lus dans l’édiction de Bentley, qui est la παραδιόρθωσις par ce prétendu restaurateur du texte.

À la fin de ma maladie, ma mère reçut la visite du directeur de l’école, et d’un certain colonel C. — qui avait des enfants à l’école et demandait, avec force compliments à mon adresse, qu’on me permît d’y retourner. Mais on jugera de la morale austère, mais sincère de ma mère, quand je dirai qu’elle fut choquée de ce que j’écoutais les compliments qui m’étaient adressés, et qu’elle fut complètement bouleversée par les paroles que ces messieurs s’attendaient à voir accueillir avec une fierté maternelle. Elle ne jugea pas à propos de me renvoyer à l’école de Bath, et j’allai dans une autre, au comté de Wilts, qui se recommandait par la réputation de piété de son chef.

J’y étais depuis un an, ou un peu plus, quand je reçus d’un jeune gentleman de mon âge, Lord W. — fils d’un comte irlandais, une lettre où il m’invitait à venir passer avec lui en Irlande l’été et l’automne suivants. Cette invitation fut réitérée par son tuteur, et ma mère, après y avoir réfléchi, me permit de l’accepter.

En conséquence, au printemps de 1800, je me rendis à Eton pour y retrouver mon ami. Là, je visitai maintes fois les jardins de la villa de la reine à Frogmore. Grâce à la présentation de mon jeune ami, j’eus l’occasion de voir et d’entendre la reine et toutes les princesses, ce qui à cette époque était dans ma vie une nouveauté à laquelle j’attachais un grand prix. La mère de mon ami, avant son mariage, avait été Lady Louisa II —, et intimement connus à la famille royale, qui, en faveur de ce souvenir, s’occupait continuellement et spécialement de son fils.

En une de ces occasions, j’eus l’honneur d’une brève entrevue avec le roi.

Madame de Campan raconte un incident amusant de sa jeunesse, qui lui causa alors bien de l’épouvante, et qui la couvrit de confusion. Peu de temps après qu’elle fut installée à Versailles, au service de l’une des filles de Louis XV, et n’ayant jamais vu le roi, elle se trouva un jour brusquement en sa présence dans les circonstances suivantes. C’était le matin. La jeune dame n’avait pas quinze ans. Elle avait toute la vivacité d’un faon au mois de mai. Son tour de service n’était pas encore venu ou était passé, et comme elle se trouvait seule dans une vaste pièce, pouvait elle rien faire de mieux que de se livrer à un exercice familier aux jeunes dames d’Angleterre et de France, qui, dans les deux pays s’appelle faire des fromages, et consiste à pirouetter jusqu’à ce que le jupon soit gonflé comme un ballon, et alors à faire une révérence. Mademoiselle se relevait solennellement après une de ces révérences, au milieu de ses jupons étalés, quand un léger bruit l’alarma. Inquiète des regards indiscrets, mais ne s’attendant guère à voir qu’un domestique, elle se retourna. Ciel ! que vit-elle ? Ce n’était ni plus ni moins que Sa Majesté très chrétienne, qui se dirigeait de son côté, avec un brillant cortège de gentilshommes jeunes et vieux, en costumes de chasse, qui avaient tous été témoins silencieux de ses exercices. Depuis le roi jusqu’au dernier du cortège, tous défilèrent en la saluant et riant à gorge déployée au nez de la faiseuse de fromages interdite. Quant à elle, pour parler en style homérique, elle eût voulu voir la terre s’ouvrir pour y cacher sa confusion.

Lord W. et moi, nous avions alors l’âge de mademoiselle Genet, et nous n’étions guère livrés à une occupation plus sérieuse quand un détour du chemin nous mit soudain en présence d’une partie de la famille royale qui se promenait dans une des allées de Frogmore. En fait, nous étions en train d’étudier d’une manière théorique et pratique l’art de lancer des pierres. Les garçons ont un mépris particulier pour ce que les filles peuvent faire en ce genre. Outre que les filles manquent le but avec une certitude qui leur eût valu les applaudissements de Galérius, il y a un certain mouvement de fronde imprimé au bras qui lance la pierre, auquel jamais une fille ne peut arriver. Grâce à de longs exercices, j’avais fait quelques progrès dans cet art, et je développais les motifs des échecs féminins en éclaircissant mon système par le jet de cailloux, ainsi que le comportait la circonstance, tandis que Lord W. s’exerçait au mouvement du poignet avec un shilling, quand soudain il tourna vers moi la face de la pièce avec un regard significatif, en murmurant très bas quelques mots, où je distinguai ceux de Grâce de DieuFrance, Irlande, — Défenseur de la Foi. Cette solennelle lecture de la légende de la pièce avait quelque chose de plaisant. Le but en était de me faire perdre mon sérieux au moment où nous rencontrerions le roi. Lord W. avait lui-même perdu quelque chose du respect naturel à un jeune homme qui se trouve pour la première fois dans cette situation, parce qu’il était fréquemment admis en présence du roi. Quant à moi, la personne du roi m’était encore inconnue. J’avais sans doute vu toutes ou presque toutes les princesses dont j’ai parlé, et maintes fois, dans les rues de Windsor, la disparition soudaine des chapeaux de dessus toutes les têtes m’avait averti qu’un personnage royal ou autre suivait ou traversait la rue, mais le roi ne se trouvait pas dans le groupe, ou bien je ne l’y avais pas distingué. Et cette fois-ci, la première, je me trouvai face à face avec lui ; car, bien que l’allée où nous nous trouvions ne fût par celle que parcourait la famille royale, elle en était si rapprochée, et s’y rattachait par tant de sentiers de traverse très peu espacés, que nous devions être aperçus et que nous ne pouvions nous dispenser d’aller nous présenter.

Ce qui eut lieu alors fut naturellement tout à fais insignifiant, et je sais qu’il n’eût guère valu la peine de le rapporter, sans une réflexion que l’incident me suggéra quelques années plus tard. Le roi commença par adresser quelques mots pleins de bonté à mon compagnon, s’informa minutieusement de la santé de sa mère et de sa grand’mère, comme de personnes qui lui étaient particulièrement connues. Voici à peu près ce qui se passai ensuite. Il paraît que mon nom lui avait été indiqué pendant que nous nous approchions, ce qui le dispensa de me le demander. Étais-je à Eton ? Je répondis que je n’y étais pas, mais que je comptais y entrer. Avais-je encore mon père ? Je ne l’avais plus, il y avait huit ans qu’il était mort. — Mais vous avez votre mère ? — Je l’avais encore. — Et elle compte vous envoyer à Eton ? Je répondis que je l’avais entendue exprimer cette intention en ma présence, mais qu’elle l’avait peut-être fait pour esquiver une discussion avec mon interlocuteur qui se trouvait avoir été Etonien : « Oh ! mais tout le monde fait grand cas d’Eton, tout le monde en fait l’éloge, votre mère a raison de s’informer ; il n’y a pas de mal à cela, mais plus elle s’informera, plus elle sera satisfaire, je puis en répondre… »

Puis il me fit une question qui avait été suggérée par mon nom. Ma famille était-elle venue en Angleterre avec les Huguenots, après la révocation de l’Édit de Nantes ? C’était faire vibrer en moi une corde sensible ; ce qui me paraissait insupportable par dessus tout, c’était qu’on me supposât d’origine française, et, je répondis avec quelques vivacité : « Que Votre Majesté le permette, la famille a vécu en Angleterre depuis la Conquête. » Il est probable que j’avais rougi, ou que je m’étais montré quelque peu décontenancé, ce qui cependant ne déplut pas au roi, car il sourit et me dit : « Comment savez-vous cela ? » Je fut un instant embarrassé pour y répondre ; car je sentais qu’il n’était pas convenable de ma part d’occuper l’attention du roi par le récit de longues histoires ou traditions sur un sujet aussi peu important que ma famille, et pourtant il me fallait dire quelque chose pour n’avoir pas l’air d’avoir nié mon origine huguenote sans raison ni preuve. Après avoir hésité un moment, je dis qu’une famille portant le même nom que la mienne avait joué un rôle considérable et décisif pendant les guerres des Barons, et que j’avais vu moi-même bien des renseignements sur cette famille non seulement dans les livres de généalogie, etc., mais encore dans le plus ancien de tous les livres anglais. — Et quel était ce livre ? — La chronique versifiée de Robert de Glowcester, qui, d’après des indications intérieures, me paraissait avoir été écrite vers 1280. » Le roi sourit encore et dit : « Je sais, je sais. »

Mais que savait-il ? c’est ce que je me demandai longtemps après. Pourtant à ce que je me figure aujourd’hui, il voulait dire qu’il connaissait le livre dont je parlais, et alors, la chose me semblait peu probable, car je supposais que les connaissances littéraires du roi n’étaient pas très étendues, et que selon toute vraisemblance elles n’allaient pas jusqu’aux documents poudreux de l’époque. Mais je me trompais grandement dans mon appréciation, comme j’en eus la preuve la plus complète de divers côtés.

La bibliothèque de 120.000 volumes dont Georges IV a fait présent à la nation, et qui est venue depuis grossir celle du British Museum, fut formée sous la direction personnelle de Georges III, comme l’ont assuré plusieurs personnes qui étaient parfaitement au courant de l’histoire de cette bibliothèque et du développement qu’elle avait pris, n’étant que fort peu de chose au début. C’était sa création, sa distraction préférée, et ses soins allaient jusqu’à se préoccuper de faire faire pour ses livres des reliures en rapport avec leur état de santé, à ce que me dit quelqu’un, en ajoutant comme explication que quand un livre était rongé par les vers, ou que même il ne présentait que quelques piqûres, le roi veillait à ce que le dommage n’augmentât pas, et plus encore à ce qu’il ne s’étendît pas à d’autres par l’effet du voisinage. Bien des gens admettent en effet que ces causes font des ravages rapides dans certains cas favorables. Une des personnes qui me donnaient des renseignements était un relieur allemand d’une haute respectabilité, établi à Londres et employé comme digne de toute confiance par l’Amirauté, depuis bien des années, à relier des documents ou pièces qui contenaient des secrets administratifs, etc. Cette circonstance l’avait fait recommander à Sa Majesté, qu’il voyait à chaque instant, lorsqu’elle se trouvait à Buckingham-House, où étaient réunis les livres. Ce relieur avait depuis longtemps, grâce à sa profession, appris à bien connaître la valeur commerciale des livres anglais, et c’est une connaissance qui ne peut s’acquérir sans y joindre jusqu’à un certain point celle de leur sujet et de leur valeur intrinsèque. Il était donc assez compétent pour juger jusqu’à quel point un homme avait de la lecture, et je reçus de lui des détails fort précis de bien des conversations qu’il avait eues avec le roi, conversations qu’il me rapportait avec une bonne foi et une sincérité absolues, et qui me prouvèrent que le roi avait une connaissance très générale de la littérature anglaise. Quand le roi était à Buckingham-House, il ne passait pas un jour sans venir à l’atelier de reliure examiner attentivement le travail du relieur et de ses aides, les doreurs, les outilleurs, etc. De l’intérieur d’un livre on passait tout naturellement et presque constamment à sa valeur au point de vue de la bibliographie. C’est de cette façon que mon interlocuteur m’apprit que le roi connaissait non seulement la chronique de Robert de Glowcester, mais encore toutes les autres anciennes chroniques, publiées par Hearne, et qu’en somme il possédait tout entière la série qui est montée depuis à un prix si énorme. Cette même personne m’apprit plus tard que le roi était particulièrement fier de ses in-folios anciens de Shakespeare, c’est-à-dire qu’il ne les estimait par seulement à raison de la supériorité de chaque exemplaire, au point de vue bibliographique, à cause de leur grande dimension, de la largeur des marges, etc., mais surtout parce que ces éditions étaient les bases les plus sûres pour établir un texte authentique du poète. Il appert donc que deux au moins de nos rois, Charles Ier et Georges III se sont fait un honneur de rendre un respectueux hommage à Shakespeare.

Le relieur ajoutait l’appui de son affirmation à un fait vrai (ou généralement réputé vrai) que j’ai entendu rapporter par une autorité plus considérable, — à savoir que le bibliothécaire, — ou sinon le bibliothécaire en chef, la personne qui avait la haute main sur tout ce qui avait trait aux livres, était un fils naturel de Frédéric prince de Galles (fils de Georges II) et qu’elle était par conséquent le demi-frère du roi. Son goût et ses penchants, à ce qu’il semble, étaient bien d’accord avec le désir qu’avait son frère de le maintenir dans une situation subalterne et dans un éclat obscur, dans lequel, en somme, il jouissait d’une opulence que rien n’inquiétait, que rien ne menaçait, que personne de la cour ne lui enviait, sans compter le luxe et le libre usage d’une magnifique bibliothèque, ce qu’il appréciait le plus. Pendant sa vie et à sa mort, il fut monsieur Barnard, tout simplement.

À une certaine époque, je ne voulais pas croire à cette histoire, qui peut-être est parvenue depuis longtemps à la connaissance du public, par ce motif que Georges III lui-même n’eût pas été différent des autres princes au point de laisser entièrement dépourvu d’honneurs publics son propre frère, malgré le peu d’ambition de celui-ci. Mais je sus plus tard à n’en point douter qu’un officier de marine bien connu de ma famille, et en particulier d’un de mes frères qui fut marin, était un fils illégitime de Georges II, qu’il était aisé de s’en convaincre à la facilité qu’il avait de changer de vaisseau quand il n’était qu’enseigne, et que cependant il ne put arriver à un grade supérieur à celui de capitaine de la poste, bien qu’il fût reconnu en particulier, comme un des leurs par son père et d’autres membres de la famille royale. Cela me fit voir l’insuffisance de mes mobiles de doute.

La vérité, qui fait honneur à la mémoire du roi, c’est qu’il respectait les sentiments moraux de son pays qui, en cela comme en tous les détails des mœurs domestiques, sont fort sévères et fort collet-monté. Je dis cela sans crainte d’écrivains tels que lord Byron, M. Hazlott, etc., qui haïssaient en bloc toutes les prétentions de l’Angleterre, qu’elles fussent fondées ou non, et cette pruderie atteint un degré qui absolument inintelligible aux Européens du midi. Il avait ses faiblesses comme les autres fils d’Adam, mais il ne cherchait point à attirer et à maintenir sur elles l’attention publique, ainsi que le firent Louis XIV, ou chez nous, Charles II. Il y eut des témoins vivants (et il y en eut plus d’un) de ses erreurs comme des leurs, mais comme il avait des sentiments meilleurs que les leurs, il ne voulut pas, en plaçant ces témoins sur un piédestal d’honneurs surmonté de trophées héraldiques, glorifier ses propres fautes devant les générations futures et obliger une lointaine postérité à se retourner pour voir ses infirmités à lui. Son ambition se bornait à être le père de ses sujets dans un sens qui ne fût pas tout à faut aussi littéral. Néanmoins c’étaient là des questions dont je ne savais rien à l’époque dont je parle.

Pendant tout cet entretien, je ne remarquai pas une seule fois cette hésitation, ces répétitions de mots qu’on attribuait généralement à Georges III, et sur lesquelles on était si généralement d’accord, que la chose devrait être vraie. Mais dans ce cas je suppose que la brièveté de ses phrases concourait à lui éviter l’embarras de prononciation, qui eût pu se produire dans les phrases plus longues ou plus compliquées, où on se préoccupe naturellement de fixer les pensées dès qu’elles se présentent. Quand nous vîmes que le roi arrêtait le torrent de ses questions qui se succédaient rapidement, nous comprîmes que c’était un signal pour nous congédier. Nous fîmes une profonde révérence et nous reculâmes de quelques pas. Sa Majesté nous fit un sourire des plus aimables et prononça d’un accent de bonté tout particulier quelques mots que nous n’entendîmes pas, agita la main de notre côté, et alors se retourna, ce que firent aussi toutes les personnes qui l’accompagnaient. Cela nous permit de nous éloigner nous-même sans impolitesse et de sortir des jardins.

Cet incident, à l’âge que j’avais, ne pouvait manquer d’avoir une grande importance pour moi. Mais il se présenta à mon esprit la réflexion à laquelle j’ai fait allusion précédemment, comme étant une de celles qui s’offraient forcément à ma pensée, et qui y reparurent souvent par la suite, tout comme au moment de la noter dans un journal que je tenais ou que j’essayais de tenir à cette époque. C’était celle-ci : était-il possible qu’une vérité de nature générale, portant sur l’homme, sur les intérêts sociaux, arrivât jamais à l’oreille d’un roi, à travers l’étiquette d’une cour, en dépit d’une règle qui semblait devoir à elle seule fermer tout accès naturel à la vérité ; je veux parler de la règle qui interdit d’adresser une question au roi. Je savais fort bien, avant de le voir, qu’en présence du roi, je devais être comme le cadavre du soldat, que la magicienne toute-puissante galvanise d’une vie passagère, et que je ne devais avoir la faculté de parler que pour répondre :

… vox illi linguaque tantum.
Reponsura datur[8].

Je ne devais prendre aucune initiative, et à mon âge, devant un personnage aussi considérable, le seul instinct du respect m’eût en tout cas dicté cette conduite. Mais que devient d’une manière générale l’esprit d’un homme par rapport à tous les grands objets qui se meuvent dans le champ de l’expérience humaine, quand c’est une loi générale pour presque tous ceux qui l’approchent de se borner à répondre, de ne faire que répondre, ou tout au plus de poursuivre et de développer une proposition émise par le protagoniste, par celui qui dirige despotiquement la conversation ? Car il faut remarquer que, généralement parlant, quand on interdit les questions, le résultat est de faire passer au pouvoir de l’interlocuteur toute l’initiative de l’entretien, et aussi, pour emprunter une métaphore à la musique, le grand personnage est le seul modulateur, le seul à déterminer dans quelle clef la conversation se continue. Il est vrai qu’en faisant quelques pas hors du sujet sur lequel vous répondez, vous pouvez en élargie la base, de manière à faire apparaître le nouvel ordre d’idées que vous voulez amenez, et pouvez suggérer de nouveaux sujets aussi efficacement que si vous aviez toute liberté de diriger la conversation par des questions ou par une mention directe du sujet ; mais cela dépend de votre habileté à tirer parti d’une ouverture, de votre attention à la saisir au vol, en somme il faut compter beaucoup sur le hasard, sans compter qu’il y a crime, qu’il y a en quelque sorte une espèce de trahison, de je ne sais quoi… à se faire prendre en flagrant délit, d’élargir l’ouverture, d’agrandir le sujet. Échanger librement ses idées, se livrer sans contrainte à leur mouvement, tout cela est incompatible avec un rituel qui tend énergiquement au but, digne de Byzance, ou de la Prusse, de congeler, en quelque sorte, tout le jeu naturel et salutaire des facultés, de l’écraser sous la massue de pierre d’un cérémonial inflexible et de précédents établis.

C’est, en effet, une bien faible objection que de dire qu’un si grand mal a un remède suffisamment actif dans la situation privilégiée de quelques personnages officiels, conseillers et ministres d’État, alors que l’urgence et l’accablement de leur esprit sous le poids des soucis publics ne sécularise que rarement la faculté de parler d’autres choses que des affaires. Il est vrai, si le souverain possède une certaine franchise, une certaine jovialité de caractère, il peut faire beaucoup en maintes circonstances pour dégeler cette réserve pointilleuse, cette contrainte embarrassante, mais c’est chose accidentelle, et dépendant de l’individu. Et d’autre part, cela même est contrebalancé, et ainsi que je l’ai remarqué dans la société aristocratique et fashionable, où on se fait parfois une affaire d’amour-propre, de soutenir ce qu’on appelle le bon ton dans la conversation, cela consiste à éviter tout naturellement, au besoin expressément, volontairement, de s’attarder, de flâner sur un sujet, de ne permettre aucune discussion prolongée. Assurément l’on a raison, si l’on se place au seul point de vue de l’art d’échanger des propos dans la causerie, ou à table, ce qui est aussi un grand art. J’admettrai volontiers qu’un imbécile sans éducation, quand il commet à une table élégante l’infamie de provoquer la discussion, la dispute proprement dite, devrait être expulsé sommairement par un officier de police, et peut-être qu’un jour la loi autorisera à le garder sous caution pendant un an ou deux, suivant le degré d’énormité de son cas. Mais les hommes ne sont pas toujours occupés à rechercher des plaisirs de la société, ou à s’y livrer : ils cherchent aussi, et ils sont obligés de chercher soit dans les livres, soit dans l’homme un accroissement intellectuel, un regain de force, un surcroît de santé, pour se tenir au niveau et au-dessus de cet univers mouvant, de ses vagues et de ses houles, dans notre époque moderne, où la société, pour bien des raisons parfois si aisées à comprendre, traverse tant de phases nouvelles, et change d’aspect bien plus rapidement qu’aux siècles d’autrefois. Un roi, dans notre pays surtout, a besoin plus qu’aucun autre de se tenir continuellement accessible en communication comme par une sympathie vitale, et organique, avec ce qu’il y a de plus essentiel dans ces changements. Et cependant cette pointilleuse étiquette, pareille à une loi mal faite, à une fiction technique devenue trop étroite pour le siècle, qui ne permet pas aux procès de se présenter devant un tribunal sous une forme désirée également du demandeur et du défendeur, est constituée de manière à paralyser pareillement la bonne volonté d’un prince disposé à s’instruire par tous les moyens, et celle des personnes les plus capables de les lui fournir.

Néanmoins, sans, disserter plus longtemps, je reprends le fil de mon récit, pour rapporter un incident qui, à cette époque, me fit une impression bien plus profonde que ma première entrevue avec un personnage royal.

Ce fut mon premier voyage à Londres.



  1. Il s’agit ici des Life ans letters of Gray, publiés par Mason en 1774. (Note du traducteur.)
  2. Il est indubitable que ce genre de méprise a surtout contribué à exagérer énormément les mérites de bien des choses médiocres dans la littérature grecque.
  3. Le Despenser. (Note du traducteur).
  4. Lée. C’était le nom du jeune homme d’Oxford qu’elle avait épousé. (Note du traducteur).
  5. Il s’agit évidemment ici de Pryse Lockhart Gordon (1762-1831) auteur de Personal Memoirs, (1831) et d’un Guide pour les voyageurs en Italie, et d’une description de la Hollande et de la Belgique au moment de la Révolution de 1830. (Note du traducteur).
  6. Les frères Gordon étaient nés à Ardernes, comté d’Inverness où leur père était ministre de la paroisse et après la mort de celui-ci, ils avaient suivi leur mère dans le comté de Banff. (Note du traducteur).
  7. John Stewart (1749-1822). Quincey lui a consacré un article du Tait’s Magazine en octobre 1840. Ancien commis de la compagnie des Indes, passé au service du nàbab d’Arcot dont il devint le premier ministre, Stewart avait parcouru l’Inde et la Perse, l’Abyssinie et l’Éthiopie, la France et l’Espagne avant de rentrer en Angleterre. Il y avait en 1798 une réputation d’excentricité. Il y donnait des lectures habillé en arménien, recevait à dîner des amis de choix dans des salons décorés à la chinoise. Il mourut en novembre 1822. Stewart laissait un grand nombre d’écrits anonymes. (Note du traducteur).
  8. La voix, le langage, ne lui sont rendus que pour répondre.