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Souvenirs d’égotisme/07

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 115-133).
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CHAPITRE 7



À mon retour à Paris, vers le mois de décembre, il se trouva que je prenais un peu plus d’intérêt aux hommes et aux choses. Je vois aujourd’hui que c’est parce que je savais qu’indépendamment de ce que j’avais laissé à Milan, je pouvais trouver un peu de bonheur ou du moins d’amusement autre part. Cet autre part était la petite maison de miss Appleby.

Mais je n’eus pas assez de bon sens pour arranger systématiquement ma vie. Le hasard guidait toujours mes relations. Par exemple :

Il y avait une fois un ministre de la guerre à Naples qui s’appelait Michevaux. Ce pauvre officier de fortune était, je pense, de Liège. Il laissa à ses deux fils des pensions de la cour à Naples, on compte sur les grâces du roi comme sur un patrimoine.

Le chevalier Alexandre Michevaux dînait à la table d’hôte du no 47, rue de Richelieu. C’est un beau garçon qui a l’apparence flegmatique d’un Hollandais. Il était consumé de chagrins. Lors de la Révolution, en 1820, il était tranquille à Naples et royaliste.

Francesco, prince royal et depuis le plus méprisé des Kings, était régent et protecteur spécial du chevalier de Michevaux. Il le fit appeler et le pria, en le tutoyant, d’accepter la place de ministre à Dresde, de laquelle l’apathique Michevaux ne se souciait nullement. Cependant, comme il n’avait pas le courage de déplaire à une altesse royale et à un prince héréditaire, il alla à Dresde. Bientôt Francesco l’exila, le condamna à mort, je crois, ou du moins lui confisqua ses pensions.

Sans aucun esprit ou disposition pour rien, le chevalier a été un bourreau pour lui-même : il a longtemps travaillé dix-huit heures par jour, comme un Anglais, pour devenir peintre, musicien, métaphysicien, que sais-je ? Cette éducation était dirigée comme pour faire pièce à la logique.

Je sais ses étonnants travaux d’une actrice de mes amies, qui de sa fenêtre, voyait ce beau jeune homme travailler de cinq heures du matin à cinq heures du soir à la peinture, et ensuite, lire toute la soirée. De ces travaux effroyables, il était resté au chevalier l’art d’accompagner supérieurement au piano et assez de bon sens ou de bon goût musical, comme on voudra, pour n’être pas dupe tout à fait de la crème fouettée et des fanfaronnades de Rossini. Dès qu’il voulait raisonner, cet esprit faible, accablé de fausse science, tombait dans les sottises les plus comiques. En politique, surtout, il était curieux. Au reste, je n’ai jamais rien connu de plus poétique et de plus absurde que le libéral italien ou carbonaro qui, de 1821 à 1830, remplissait les salons libéraux de Paris.

Un soir, après dîner, Michevaux monta chez lui. Deux heures après, ne le voyant point venir au café de Foy, où l’un de nous qui avait perdu le café le payait, nous montâmes chez lui. Nous le trouvâmes évanoui de douleur. Il avait le scolozisme : après dîner, la douleur locale avait redoublé ; cet esprit flegmatique et triste s’était mis à considérer toutes les misères, y compris la misère de l’argent. La douleur l’avait accablé. Un autre se serait tué ; quant à lui, il se serait contenté de mourir évanoui, si à grand’peine nous ne l’eussions réveillé.

Ce sort me toucha, peut-être un peu par la réflexion : voilà un être, cependant plus malheureux que moi. Barot lui prêta cinq cents francs, qui ont été rendus. Le lendemain, Lussinge ou moi le présentâmes à Mme Pasta.

Huit jours après, nous nous aperçûmes qu’il était l’ami préféré. Rien de plus froid, rien de plus raisonnable que ces deux êtres l’un vis-à-vis de l’autre. Je les ai vus tous les jours pendant quatre ou cinq ans, je n’aurais pas été étonné, après tout ce temps, qu’un magicien, me donnant la faculté d’être invisible, me mît à même de voir qu’ils ne faisaient pas l’amour ensemble, mais simplement parlaient musique. Je suis sûr que Mme Pasta, qui pendant huit ou dix ans non seulement a habité Paris, mais y a été à la mode les trois quarts de ce temps, n’a jamais eu d’amant français[1].


30 juin 1832.

Dans le temps où on lui présenta Michevaux, le beau Lagrange venait chaque soir passer trois heures à nous ennuyer, assis à côté d’elle sur son canapé. C’est ce général qui jouait le rôle d’Apollon ou du bel Espagnol délivré aux ballets de la cour impériale. J’ai vu la reine Caroline Murat et la divine princesse Borghèse danser en costume de sauvage avec lui. C’est un des êtres les plus vides de la bonne compagnie assurément, c’est beaucoup dire.

Comme tomber dans une inconvenance de parole est beaucoup plus funeste à un jeune homme qu’il ne lui est avantageux de dire un joli mot, la postérité, probablement moins niaise, ne se fera pas moins d’idée de l’insipidité de la bonne compagnie.

Le chevalier Michevaux avait des manières distinguées, presque élégantes. À cet égard, c’était un contraste parfait avec Lussinge et même Barot, qui n’est qu’un bon et brave garçon de province qui, par hasard a gagné des millions. Les façons élégantes de Michevaux me lièrent avec lui. Je m’aperçus bientôt que c’était une âme parfaitement froide.

Il avait appris la musique comme un savant de l’Académie des inscriptions apprend ou fait semblant d’apprendre le persan. Il avait appris à admirer tel morceau, la première qualité était toujours dans un son d’être juste, dans une phrase d’être correcte.

À mes yeux, la première qualité, de bien loin, est d’être expressif.

La première qualité, pour moi, dans tout ce qui est noir sur du blanc, est de pouvoir dire avec Boileau :

Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

La liaison avec Michevaux et Mme Pasta se renforçant, j’allai loger au troisième étage de l’hôtel des Lillois, dont cette aimable femme occupa successivement le second et le premier étage.

Elle a été, à mes yeux, sans vices, sans défauts, caractère simple, uni, juste, naturel, et avec le plus grand talent tragique que j’aie jamais connu.

Par habitude de jeune homme (on se rappelle que je n’avais que vingt ans en 1821), j’aurais d’abord voulu qu’elle eût de l’amour pour moi, qui avais tant d’admiration pour elle. Je vois aujourd’hui qu’elle était trop froide, trop raisonnable, pas assez folle, pas assez caressante, pour que notre liaison, si elle eût été d’amour, pût continuer. Ce n’aurait été qu’une passade de ma part ; elle, justement indignée, se fût brouillée. Il est donc mieux que la chose se soit bornée à la plus sainte et plus dévouée amitié, de ma part, et de la sienne à un sentiment de même nature, mais qui a eu des hauts et des bas.

Michevaux, me craignant un peu, m’affubla de deux ou trois bonnes calomnies, que j’usai en n’y faisant pas attention. Au bout de six ou huit mois, je suppose que Mme Pasta se disait : Mais cela n’a pas le sens commun !

Mais il en reste toujours quelque chose ; mais, au bout de six ou huit ans, ces calomnies ont fait que notre amitié est devenue fort tranquille. Je n’ai jamais eu un moment de colère contre Michevaux. Après le procédé si royal de François, il pouvait dire alors, comme je ne sais quel héros de Voltaire :

Une pauvreté noble est tout ce qui me reste.

Et je suppose que la Giuditta, comme nous l’appelions en italien, lui prêtait quelques petites sommes pour le garantir des pointes les plus dures de cette pauvreté.

Je n’avais pas grand esprit alors, pourtant j’avais des jaloux. M. de Perret, l’espion de la société de M. de Tracy, sut mes liaisons d’amitié avec Mme Pasta : ces gens-là savent tout par leurs camarades. Il l’arrangea de la façon la plus odieuse aux yeux des dames de la rue d’Anjou. La femme la plus honnête, à l’esprit de laquelle toute idée de liaison est le plus étrangère, ne pardonne pas l’idée de liaison avec une actrice. Cela m’était déjà arrivé à Marseille en 1805 ; mais alors, Mme Séraphie T… avait raison de ne plus vouloir me voir chaque soir, quand elle sut ma liaison avec Mlle Louason (cette femme de tant d’esprit, depuis Mme de Barkoff).

Dans la rue d’Anjou, qui au fond était ma société la plus respectable, pas même le vieux M. de Tracy, le philosophe, ne me pardonna ma liaison avec une actrice.

Je suis vif, passionné, fou, sincère à l’excès en amitié et en amour jusqu’au premier froid. Alors, de la folie de seize ans je passe, en un clin d’œil, au machiavélisme de cinquante et, au bout de huit jours, il n’y a plus rien que glace fondante, froid parfait. (Cela vient encore de m’arriver ces jours-ci with Lady Angelica, 1832, mai.)

J’allais donner tout ce qu’il y a d’amitié dans mon cœur à la société Tracy, quand je m’aperçus d’une superficie de gelée blanche. De 1821 à 1830, je n’y ai plus été que froid et machiavélique, c’est-à-dire parfaitement prudent. Je vois encore les tiges rompues de plusieurs amitiés qui allaient commencer dans la rue d’Anjou. L’excellente comtesse de Tracy, que je me reproche amèrement de n’avoir pas aimée davantage, ne me marqua pas cette nuance de froid. Cependant je revenais d’Angleterre pour elle, avec une ouverture de cœur, un besoin d’être ami sincère qui se calma par consensu pur, en prenant la résolution d’être froid et calculateur avec tout le reste du salon.

En Italie, j’adorais l’opéra. Les plus doux moments de ma vie, sans comparaison, se sont passés dans les salles de spectacle. Àforce d’être heureux à la Scala (salle de Milan), j’étais devenu une espèce de connaisseur.

À dix ans, mon père, qui avait tous les préjugés de la religion et de l’aristocratie, m’empêcha violemment d’étudier la musique. À seize, j’appris successivement à jouer du violon, à chanter et à jouer de la clarinette. De cette dernière façon seule, j’arrivai à produire des sons qui me faisaient plaisir. Mon maître, un beau et bel Allemand, nommé Hermann, me faisait jouer des cantilènes tendres. Qui sait ? peut-être il connaissait Mozart ? c’était en 1797, Mozart venait de mourir.

Mais alors, ce grand nom ne me fut point révélé. Une grande passion pour les mathématiques m’entraîna ; pendant deux ans, je ne pensai qu’à elles. Je partis pour Paris, où j’arrivai le lendemain du 18 brumaire (10 novembre 99).

Depuis, quand j’ai voulu étudier la musique, j’ai reconnu qu’il était trop tard à ce signe : ma passion diminuait à mesure qu’il me venait un peu de connaissance. Les sons que je produisais me faisaient horreur à la différence de tant d’exécutants du quatrième ordre qui ne doivent leur peu de talent — qui toutefois le soir, à la campagne, fait plaisir — qu’à l’intrépidité avec laquelle le matin ils s’écorchent les oreilles à eux-mêmes. Mais ils ne se les écorchent pas, car… cette métaphysique ne finirait jamais.

Enfin, j’ai adoré la musique et avec le plus grand bonheur pour moi, de 1806 à 1810, en Allemagne. De 1814 à 1821, en Italie. En Italie je pouvais discuter musique avec le vieux Mayer, avec le jeune Paccini, avec les compositeurs. Les exécutants, le marquis Caraffa, les Vicontini de Milan, trouvaient au contraire que je n’avais pas le sens commun. C’est comme aujourd’hui si je parlais politique à un sous-préfet.

Un des étonnements du comte Daru, véritable homme de lettres de la tête aux pieds, digne de l’hébétement de l’Académie des Inscriptions de 1828, était que je pusse écrire une page qui fît plaisir à quelqu’un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui me l’a dit, un petit ouvrage de moi qui, à cause de l’épuisement de l’édition, se vendait quarante francs. Son étonnement fut à mourir de rire, dit le libraire.

— Comment, quarante francs !

— Oui, monsieur le comte, et par grâce, et vous ferez plaisir au marchand en ne le prenant pas à ce prix.

— Est-il possible ! disait l’Académicien en levant les yeux au ciel ; cet enfant ! ignorant comme une carpe !

Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des antipodes, regardant la lune lorsqu’elle n’a qu’un petit croissant pour nous, se disent : Quelle admirable clarté ! la lune est presque pleine ! M. le comte Daru, membre de l’Académie française, associé de l’Académie des sciences, etc., etc., et moi, nous regardions le cœur de l’homme, la nature, etc., de côtés opposés.

Une des admirations de Michevaux, dont la jolie chambre était voisine de la mienne, au second étage de l’hôtel des Lillois, c’est qu’il y eût des êtres qui pussent m’écouter quand je parlais musique. Il ne revint pas de sa surprise quand il sut que c’était moi qui avait fait une brochure sur Haydn. Il approuvait assez le livre — trop métaphysique, disait-il ; mais que j’eusse pu l’écrire, mais que j’en fusse l’auteur, moi, incapable de frapper un accord de septième diminuée sur un piano, voilà ce qui lui faisait ouvrir de grands yeux. Et il les avait fort beaux, quand il y avait, par hasard, un peu d’expression.

Cet étonnement, que je viens de décrire un peu au long, je l’ai trouvé petit ou grand chez tous mes interlocuteurs jusqu’à l’époque (1827) où je me suis mis à avoir de l’esprit.

Je suis comme une femme honnête qui se ferait fille ; j’ai besoin de vaincre à chaque instant cette pudeur d’honnête homme qui a horreur de parler de soi. Ce livre n’est pas fait d’autre chose cependant. Je ne prévoyais pas cet accident, peut-être il me fera tout abandonner. Je ne prévoyais d’autre difficulté que d’avoir le courage de dire la vérité sur tout. C’est la moindre chose.

Les détails me manquent un peu sur ces époques reculées, je deviendrai moins sec et moins verbeux à mesure que je m’approcherai de l’intervalle de 1826 à 1830. Alors, mon malheur me força à avoir de l’esprit ; je me souviens de tout comme d’hier.

Par une malheureuse disposition physique qui m’a fait passer pour menteur, pour bizarre et surtout pour mauvais Français, je ne [puis] que très difficilement avoir du plaisir pour de la musique chantée dans une salle française.

Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis en 1821, n’en était pas moins l’opéra buffa.

Mme Pasta y jouait Tancrède, Otello, Roméo et Juliette… d’une façon qui, non seulement n’a jamais été égalée, mais qui n’avait certainement jamais été prévue par les compositeurs de ces opéras.

Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut, avait l’âme tragique, mais il était si bête qu’il Lombait dans les affectations les plus ridicules. Je soupçonne que, outre l’éclipse totale d’esprit, il avait encore cette sensibilité indispensable pour ensemencer les succès, et que j’ai retrouvée avec tant de peine jusque chez l’admirable et aimable Béranger.

Talma donc fut probablement servile, bas, rampant, flatteur, etc., et, peut-être, quelque chose de plus envers Mme de Staël qui, continuellement et bêtement aussi occupée de sa laideur (si un tel mot que bête peut s’écrire propos de cette femme admirable) avait besoin, pour être rassurée, de raisons palpables et sans cesse renaissantes.

Mme de Staël, qui avait admirablement comme un de ses amants, M. le prince de Talleyrand, l’art du succès à Paris, comprit qu’elle aurait tout à gagner à donner son cachet au succès de Talma, qui commençait à devenir général et à perdre par sa durée le peu respectable caractère de mode.

Le succès de Talma commença par de la hardiesse ; il eut le courage d’innover, le seul des courages qui soit étonnant en France. Il fut neuf dans le Brutus de Voltaire et bientôt après dans cette pauvre amplification : Charles IX de M. de Chénier. Un vieil et très mauvais acteur que j’ai connu, l’ennuyeux et royaliste Naudet, fut si choqué du génie innovateur du jeune Talma, qu’il le provoqua plusieurs fois en duel. Je ne sais, en vérité, où Talma avait pris l’idée et le courage d’innover, je l’ai connu bien au-dessous de cela.

Malgré sa grosse voix factice et l’affectation presque aussi ennuyeuse de ses poignets disloqués, l’être en France qui avait de la disposition à être ému par les beaux sentiments tragiques du troisième acte de l’Hamlet de Ducis ou les belles scènes des derniers actes d’Andromaque n’avait d’autre ressource que de voir Talma.

Il avait l’âme tragique et à un point étonnant. S’il y eût joint un caractère simple et le courage de demander conseil, il eût pu aller bien loin, par exemple, être aussi sublime que Monvel dans Auguste (Cinna). Je parle ici de toutes choses que j’ai vues et bien vues ou du moins fort en détail, ayant été amateur passionné du Théâtre-Français.

Heureusement pour Talma, avant qu’un écrivain, homme d’esprit et parlant souvent au public (M. l’abbé Geoffroy), s’amusât à vouloir détruire sa réputation, il avait été dans les convenances de Mme de Staël de le porter aux nues. Cette femme éloquente se chargea d’apprendre aux sots en quels termes ils devaient parler de Talma. On peut penser que l’emphase ne fut pas épargnée. Le nom de Talma devint européen.

Son abominable affectation devint de plus en plus invisible aux Français, gent moutonnière. Je ne suis pas mouton, ce qui fait que je ne suis rien.

La mélancolie vague et donnée par la fatalité, comme dans Œdipe, n’aura jamais d’acteur comparable à Talma. Dans Manlius, il était bien Romain : Prends, lis, et Connais-tu la main de Rulile ? étaient divins. C’est qu’il n’y avait pas moyen de mettre là l’abominable chant du vers alexandrin. Quelle hardiesse il me fallait pour penser cela en 1805 ? Je frémis presque d’écrire de tels blasphèmes aujourd’hui (1832) que les deux idoles sont tombées. Cependant, en 1805, je prédisais 1832, et le succès m’étonne et me rend stupide (Cinna).

M’en arrivera-t-il autant avec la ti…

Le chant continu, la grosse voix, le tremblement des poignets, la démarche affectée m’empêchaient d’avoir un plaisir pur cinq minutes de suite en voyant Talma. À chaque instant, il fallait choisir, vilaine occupation pour l’imagination, ou plutôt alors la tête tue l’imagination.

Il n’y avait de parfait dans Talma que sa tête et son regard vague. Je reviendrai sur ce grand mot, à propos des Madones de Raphaël et de mademoiselle Virginie de Lafayette (Mme Adolphe Périer), qui avait cette beauté en un degré suprême et dont sa bonne grand’mère, Mme la comtesse de Tracy, était bien fière.

Je trouvai le tragique qui me convenait dans Kean et je l’adorai. Il remplit mes yeux et mon cœur. Je vois encore là, devant moi, Richard III et Othello.

Mais le tragique dans une femme, où pour moi il est le plus touchant, je ne l’ai trouvé que chez Mme Pasta et là, il était pur, parfait, sans mélange. Chez elle, elle était silencieuse et impassible. Le soir pendant deux heures elle était… En rentrant, elle passait deux heures sur son canapé à pleurer et à avoir des accès de nerfs.

Toutefois, ce talent tragique étant mêlé avec le talent de chanter, l’oreille achevait l’émotion commencée par les yeux, et Mme Pasta restait longtemps, par exemple deux secondes ou trois, dans la même position. Cela a-t-il été une facilitation ou un obstacle de plus à vaincre ? J’y ai souvent rêvé. Je penche à croire que cette circonstance de rester forcément longtemps dans la même position ne donne ni facilité ni difficulté nouvelles. Reste pour l’âme de Mme Pasta la difficulté de donner son attention à bien chanter.

Le chevalier Michevaux, Lussinge, di Fiori, Sutton-Sharp et quelques autres, réunis par notre admiration pour la gran donna, nous avions un éternel sujet de discussion dans la manière dont elle avait joué Roméo à la dernière représentation, dans les sottises que disaient à cette occasion ces pauvres gens de lettres français, obligés d’avoir un avis sur une chose si antipathique au caractère français : la musique.

L’abbé Geoffroy, de bien loin le plus spirituel et le plus savant des journalistes, appelait sans façon Mozart un faiseur de charivari ; il était de bonne foi et ne sentait que Grétry et Monsigny, qu’il avait appris.

De grâce, lecteur bénévole, comprenez bien ce mot. C’est l’histoire de la musique en France.

Qu’on juge des âneries que disaient, en 1822, toute la tourbe des gens de lettres, journalistes tellement inférieurs à M. Geoffroy. On a réuni les feuilletons de ce spirituel maître d’école, et, dit-on, c’est une plate réunion. Ils étaient divins, servis en impromptu, deux fois la semaine, et mille fois supérieurs aux lourds articles d’un M. Hoffmann ou d’un M. Féletz qui, réunis, font peut-être meilleure figure que les délicieux feuilletons de Geoffroy. Dans leur temps, je déjeunais au café Hardy, alors à la mode, avec de délicieux rognons à la brochette. Eh bien ! les jours où il n’y avait pas feuilleton de Geoffroy, je déjeunais mal.

Il les faisait en entendant la lecture des thèmes latins de ses écoliers à la pension… où il était maître. Un jour, faisant entrer des écoliers dans un café près de la Bastille pour prendre de la bière, ceux-ci eurent la joie de trouver un journal qui leur apprit ce que faisait leur maître, qu’ils voyaient souvent écrire en portant le papier au bout de son nez, tant il avait la vue basse.

C’était aussi à sa vue basse que Talma devait ce beau regard vague et qui montre tant d’âme (comme une demi-concentration intérieure, dès que quelque chose d’intéressant ne tire pas forcément l’attention dehors.)

Je trouve une diminution au talent de Madame Pasta. Elle n’avait pas grand’peine à jouer naturellement la grande âme : elle l’avait ainsi.

Par exemple, elle était avare, ou si l’on veut, économe par raison, ayant un mari prodigue. Hé bien, en un seul mois, il lui est arrivé de faire distribuer deux cents francs à de pauvres réfugiés italiens. Et il y en avait de bien peu gracieux, de bien faits pour dégoûter de la bienfaisance, par exemple, M. Gianonne, le poète de Modène, que le ciel absolve. Quel regard il avait !

M. di Fiori, qui ressemble comme deux gouttes d’eau au Jupiter Mansuétus, condamné à mort, à vingt-trois ans, à Naples en 1799, se chargeait de distribuer judicieusement les secours de Madame Pasta. Lui seul le savait et me l’a dit longtemps après, en confidence. La reine de France, dans le journal de ce jour, a fait enregistrer un secours de soixante-dix francs envoyé à une vieille femme (juin 1832).



  1. 30 juin 1832. Écrit douze pages dans un bout de soirée, après avoir fait ma besogne officielle. Je n’aurais pas travaillé ainsi à une œuvre d’imagination.