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Souvenirs d’enfance (Kovalewsky)/2/Introduction

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 169-172).

DEUXIÈME PARTIE

BIOGRAPHIE




INTRODUCTION


Aussitôt que j’appris la fin soudaine et imprévue de Sophie Kovalewsky, je sentis qu’il était de mon devoir de continuer sous une forme quelconque les Souvenirs d’enfance qu’elle avait publiés en suédois sous le titre des Sœurs Rajevsky.

C’était un devoir pour bien des raisons, mais principalement parce que Sophie, persuadée qu’elle mourrait jeune, et que je lui survivrais, m’avait maintes fois fait promettre d’écrire sa biographie.

Habituée à s’analyser, à se scruter, elle soumettait chacune de ses actions, de ses pensées ou de ses impressions, à sa propre critique ; et pendant les trois ou quatre années de notre intimité presque quotidienne, c’est devant moi qu’elle cherchait à classer les moindres variations de son humeur mobile dans tel ou tel système psychologique. Il lui arrivait parfois de dénaturer la réalité par cette critique exagérée ; car, tout en s’analysant avec une sévérité qui touchait à la cruauté, elle ne gardait pas moins le besoin de s’idéaliser, de se considérer avec les qualités qu’elle aurait souhaité posséder ; aussi l’image qu’elle se faisait d’elle-même paraissait-elle fort différente à d’autres : souvent trop sévère, elle était aussi plus indulgente pour elle-même que son entourage.

Son autobiographie, si elle avait pu réaliser le projet de continuer ses souvenirs d’enfance, aurait certainement reproduit l’image qu’elle me dépeignait pendant nos longues causeries psychologiques. Malheureusement cette œuvre, qui eût été une des autobiographies les plus remarquables de la littérature du monde, ne fut pas achevée, et puisque c’est à moi que revient le devoir d’esquisser les traits extérieurs de l’histoire de cette âme, sur laquelle Sophie nous aurait donné des aperçus si profonds, j’ai compris que le seul moyen de remplir ma tâche était d’écrire en quelque sorte sous sa suggestion. J’ai voulu m’identifier à elle, devenir encore une fois son « autre moi », comme elle disait jadis, la décrire enfin, autant que je l’ai pu, telle qu’elle se décrivait à moi.

J’ai laissé plus d’une année s’écouler avant de me décider à publier ces souvenirs. J’ai employé ce temps à me mettre en relation, par correspondance ou conversations, avec les amis que Sophie avait, en différents pays, cherchant ainsi à rendre mes souvenirs plus précis, sur les faits dont elle m’avait si souvent entretenue. Je citerai les correspondances autant qu’elles me sembleront propres à jeter une lumière vraie sur son caractère — vraie à mon point de vue du moins, — c’est-à-dire conformes à ses propres interprétations.

Ce n’est pas, comme on le voit, la vérité objective que je cherche dans l’histoire de Sophie.

Que signifie d’ailleurs la vérité objective lorsqu’il s’agit d’expliquer une âme ?

On pourra récuser la justesse de mes appréciations et de mes jugements, on pourra interpréter les sentiments ou les actes de Sophie d’une manière différente de la mienne ; — selon moi il importe peu.

Les dates que je donne sont aussi exactement contrôlées qu’il m’a été possible de le faire : sous ce rapport seul, j’ai évité la suggestion de Sophie, trop fantaisiste en pareille matière.

L’été passé, je rencontrai Henri Ibsen à Christiania et lui parlai de mon intention d’écrire la biographie de Sophie Kovalewsky.

« Est-ce bien sa biographie que vous comptez écrire ? N’est-ce pas plutôt un roman sur elle ?

— Oui, répondis-je, si vous entendez par là son roman fait par elle-même, mais tel que je le conçois, avec mon point de vue particulier sur elle.

— Vous avez raison, dit-il, c’est en romancier ou en poète qu’il faut aborder cette œuvre. »

Cette observation me confirma dans ma façon de comprendre ma tâche.

Que d’autres la décrivent objectivement, s’ils le peuvent ; pour moi, je ne prétends qu’à une description subjective d’un état d’âme éminemment subjectif.


A. Ch. Leffler,   
Duchesse de Cajanello.