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Souvenirs d’un Naturaliste/01

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L’ARCHIPEL
DE CHAUSEY.

SOUVENIRS D’UN NATURALISTE.

J’avais passé le printemps de 1841 à étudier les animaux inférieurs qu’on trouve aux environs de Paris. Les étangs de Plessis-Piquet et de Meudon, les mares de Vincennes et de la Glacière, les bassins de Versailles, et jusqu’aux fossés de nos grandes routes, avaient été explorés. Ma table était couverte de vases contenant les eaux rapportées de ces excursions : les plantes aquatiques que j’avais eu soin d’y laisser développaient au dehors une végétation des plus actives, tandis qu’au milieu des filamens déliés de leurs racines se jouaient ces mille petits êtres dont le microscope nous révèle l’existence et la merveilleuse organisation. C’était le rotifère, dont le corps, composé d’anneaux rentrant les uns dans les autres, comme les tubes d’une lunette, porte en avant deux espèces de roues ; être singulier, qui ne peut vivre que dans l’eau et habite pourtant les mousses de nos toits, qui meurt chaque fois que le soleil dessèche sa retraite, pour ressusciter aussitôt qu’une ondée de pluie fait pénétrer jusqu’à lui le liquide nécessaire à son existence, et qui peut ainsi employer près d’une année à dépenser les dix-huit jours de vie que lui départit la nature. C’était l’hydatine couronnée, animal voisin du rotifère, dont la vie tout aquatique est bien souvent abrégée par la sécheresse, mais dont les œufs, mêlés à la poussière de nos grands chemins, enlevés avec elle par le vent, vont bien loin du lieu de leur origine se développer dans quelque goutte d’eau, et assurer ainsi la propagation de l’espèce ; l’hydatine, charmante petite bête, dont le corps, transparent comme le plus pur cristal, permet au magique instrument de Loevenhoeck de pénétrer jusque dans les moindres replis de son organisation. C’étaient ensuite ces brachions à la cuirasse hérissée, couvrant au moindre indice de danger leur longue queue et leur tête ciliée ; ces navicules, ces bacillaires, dont les infiniment petites carapaces siliceuses ont résisté aux révolutions du globe mieux que les gigantesques squelettes des vertébrés antédiluviens : corpuscules microscopiques dont la pointe d’une aiguille peut écraser des centaines, et qui n’en forment pas moins des roches entières, des couches géologiques considérables, exploitées depuis des siècles sous le nom de tripoli. C’étaient enfin ces planariées, ces myriades d’infusoires de toute forme et de tout nom, qui se multiplient en se partageant par le milieu, en sorte qu’on peut littéralement dire que le fils est la moitié du père et le petit-fils le quart de son aïeul.

On comprend tout ce que ces études ont d’attrayant comme affaire de simple curiosité ; mais un intérêt bien autrement grand s’y rattache. Chez les animaux supérieurs, la grosseur et l’opacité des organes s’opposent à ce qu’on puisse en étudier le jeu pendant qu’ils fonctionnent à l’état vivant. Quant à eux, nous en sommes toujours réduits à une anatomie plus ou moins avancée. Ici, au contraire, la nature se laisse en quelque sorte prendre continuellement sur le fait. Nous pouvons, par exemple, suivre la molécule alimentaire depuis l’instant où elle est avalée jusqu’à celui où l’animal la rejette après en avoir extrait ce qu’elle renferme de sucs nourriciers. Les changemens qu’elle éprouve dans ce trajet, l’action successive des organes, se passent en entier sous nos yeux, et ces organismes de verre semblent se révéler à nos regards comme pour inviter la science à soulever un coin du voile qui nous dérobe ce mystérieux je ne sais quoi désigné sous le nom de vie.

Au milieu de ces études si attachantes, le champ du travail s’ouvrait, s’embellissait tous les jours devant moi. Avant d’aller plus loin cependant, je voulus me donner de nouveaux termes de comparaison en étudiant de la même manière les animaux inférieurs de grande taille qu’on rencontre au bord de la mer. L’Océan, que je ne connaissais pas encore, m’apparaissait avec ses côtes accidentées et leurs nombreuses peuplades zoologiques, avec ses marées qui viennent tour à tour cacher et nous dévoiler ses richesses. Je résolus de l’explorer. Parmi les divers points de nos plages occidentales, je n’avais que l’embarras du choix ; mais je me sentais attiré surtout vers une localité très propre à faciliter des recherches sur les êtres placés aux derniers rangs de l’échelle animale. C’était un groupe d’îlots placé au nord-ouest de la baie du mont Saint-Michel, et désigné sous le nom pompeux d’archipel de Chausey. Vers la mi-juin, j’emballai mes instrumens de dissection, quelques livres, de nombreux flacons et vases en cristal, mon excellent microscope d’Oberhauser, ma lampe de travail, mes petits filets de pêche, la carte des îles Chausey et celle de la baie du mont Saint-Michel, et je partis gaiement pour ma campagne scientifique.

J’ai entendu de bonnes gens gémir bien à l’avance en songeant qu’un jour viendrait où les chemins de fer remplaceraient les routes royales, où les lourdes messageries feraient place au rapide wagon. Elles regrettaient ces liaisons de diligence qu’amène presque forcément un contact immédiat, prolongé pendant trois ou quatre jours, et qu’arrêtera sans doute la vélocité magique des locomotives. Dussé-je passer à leurs yeux pour un être peu sociable, je ne puis partager ces regrets. Dans aucun de mes voyages, je n’ai trouvé la moindre compensation aux tortures de cette vie de polype qui vous rend solidaire des faits et gestes de vos co-locataires momentanés, alors que, casé dans cette boîte de quelques pieds cubes, les jambes entrelacées à celles du vis-à-vis, les côtes pressées par celles du voisin, la tête à demi perdue au milieu des chapeaux, des schalls, des paniers qui pendent à la voûte comme autant de stalactites, il vous reste tout juste l’espace nécessaire pour respirer. Je vous fais grace des détails de mon voyage. Rien de plus parfaitement insignifiant. Je traversai la Normandie sous un ciel froid et brumeux ; je m’arrêtai un seul jour à Caen, et repartis au plus tôt pour Granville.

C’est à Granville que j’ai fait connaissance avec l’Océan, c’est là que pour la première fois j’ai su ce qu’est une marée. Qu’il y a loin des pensées que l’on puise dans les livres aux impressions produites par l’observation directe ! Lorsque je vis disparaître peu à peu cette belle plage que je venais de parcourir et les vagues se briser en écume contre ces rochers naguère si éloignés d’elles ; lorsque ces navires de commerce, ces bateaux pêcheurs, ces canots, quelques instans auparavant couchés sur un lit de fange noirâtre, se redressèrent successivement pour flotter, bientôt en pleine eau, ce spectacle me remua profondément. La marée est très forte à Granville et dans toute la Manche. La différence de niveau entre la haute et la basse mer est quelquefois de plus de quarante pieds. Sur quelques points, autour du mont Saint-Michel par exemple, l’espace qu’elle couvre et laisse à sec alternativement forme une zone de plusieurs lieues de large. L’imagination recule à l’idée de ces masses liquides que l’attraction du soleil et de la lune balance ainsi d’un rivage à l’autre. Aussi quatre mois de séjour sur les côtes ont pu me familiariser avec ce phénomène, mais non diminuer l’admiration qu’il me causa dès le premier jour.

Les anciens appelaient la terre alma parens, bonne mère ; combien la mer, et surtout l’Océan, me paraissent plus dignes de ce nom ! Avant de récolter le grain qui lui servira de nourriture, avant de cueillir le fruit qui étanchera sa soif, l’habitant des terres doit planter l’arbre ou fatiguer le sol avec la charrue. Des mois, des années, s’écouleront, sans qu’il soit payé de son labeur, et peut-être qu’au moment de jouir de ses peines passées, un coup de vent, une ondée de grêle, suffiront pour détruire ses justes espérances. Le fils de l’Océan ne connaît ni ces longues attentes ni ces douloureux mécomptes. — La mer baisse ; à l’ouvrage ! — Jeunes et vieux peuvent s’y mettre, car ici il y a de la place pour tous, du travail proportionné à tous les âges, à toutes les forces. Les hommes, leurs robustes compagnes, retournent avec la pioche ce sable que la mer a couvert pendant quelques heures, et bientôt leurs paniers se remplissent de bucardes, de solen, de vénus, coquillages moins délicats, mais plus nourrissans que les huîtres, de lançons, petit poisson très recherché, de forme allongée, qui se cache et se meut dans le sable avec une merveilleuse agilité. Pendant ce temps, les jeunes filles promènent leurs filets en forme de poches dans les mares que la mer a laissées en se retirant, et récoltent la chevrette ou font prisonnier quelque homard, quelque crabe tourteau, quelque poisson de rivage attardé loin de sa retraite. D’autres, armées d’un bâton que termine un fort hameçon, fouillent sous les pierres, dans les creux du rocher, et en retirent soit le congre à la peau glissante, soit le poulpe aux huit bras, la sèche ou l’encornet, qui tentent vainement d’échapper en s’entourant d’un nuage coloré. Les enfans détachent du rocher les patelles, les turbo, les buccins, espèces de colimaçons de mer, les haliotides à l’écaille nacrée, ou les moules réunies en grappes à l’aide des fils tissés par l’animal. Pendant deux ou trois heures, la plage est animée par toute cette population, qui vient lui demander sa provende quotidienne. Mais bientôt le flot revient vers le rivage, la mer monte ; de toutes parts on s’empresse, on rentre chez soi, sûr que la mer va remplacer ce qu’on vient de lui prendre, et qu’on pourra, dans quelques heures, recommencer une récolte qui n’a jamais demandé de semailles.

J’étais porteur d’une lettre de recommandation pour M. Beautemps, neveu du célèbre ingénieur hydrographe à qui nous devons le magnifique atlas du littoral de la France. Un de mes premiers soins fut d’en faire usage, et, grace à lui, je fus présenté à M. Harasse, propriétaire des îles Chausey, et à M. Dubreuil, commandant du garde-côte le Moustique. Le premier m’accorda la permission d’aller m’installer sur ses terres, et y joignit la jouissance d’une chambre réservée dans les bâtimens qui servent à l’exploitation de cette propriété maritime ; le second se chargea de me transporter à ma nouvelle résidence.

Le lendemain, à six heures du matin, j’étais à bord du Moustique, qui leva l’ancre et sortit du port de Granville. La mer était très grosse et le vent contraire ; il fallut louvoyer. L’épreuve était rude pour un novice. Néanmoins je tins bon près de trois quarts d’heure, et déjà le commandant m’avait complimenté sur la manière dont je supportais le tangage, lorsque quelques soulèvemens d’estomac m’avertirent que je ne tarderais pas à payer mon tribut. Bientôt il me fallut descendre dans la cabine, et pendant près de-trois heures je me trouvai en proie à toutes les horreurs du mal de mer. Mais enfin ces angoisses cessèrent ; le Moustique mouilla dans le hâvre des îles Chausey, le terrible tangage qui avait si rudement secoué mes entrailles fit place au léger balancement d’un navire qui se repose, et la brise fraîche du nord-ouest me rendit tout mon courage.

Quelques instans après, j’étais à terre et prenais possession de mon appartement. C’était une grande chambre dont les murs, revêtus par l’humidité d’une teinte noirâtre, laissaient à peine deviner çà et là quelques restes problématiques d’une ancienne peinture à l’huile. Sur un plancher plus qu’inégal reposaient une grande table carrée, une petite table ronde, quelques chaises et une armoire. Un cadre pendu au plafond par quatre cordes, garni de quelques poignées de paille et d’un matelas des plus minces, allait me servir de hamac. Le tout était éclairé par une fenêtre étroite et basse donnant en plein nord sur un petit bras de mer. Mon emménagement ne fut pas long. La grande table, fortement assujettie contre le mur, devint mon laboratoire. Sur l’angle le plus éclairé, j’installai ma loupe et mon microscope ; une partie de mes bocaux trouva place tout auprès, et mes pinces, mes scalpels, mes papiers, mes crayons, occupèrent le reste de sa surface. Je rangeai sur la cheminée mes livres et le surplus de mes flacons et vases de verre. De grands plats en terre furent placés autour de l’appartement. Tout se trouva donc assez heureusement disposé ; mais cette belle distribution ne tarda pas à faire place au désordre qui envahit si vite le cabinet du travailleur. La petite table, réservée d’abord pour mes repas, fut bientôt couverte d’objets de recherches, et bien souvent il m’arriva de la remplacer par une chaise que je débarrassais tout exprès.

Ces premiers arrangemens terminés, je sortis pour reconnaître cette terre que je comptais exploiter au nom de la zoologie. La ferme où je venais de m’installer est bâtie sur le bord d’un petit bras de mer appelé le Sound de Chausey, dont elle n’est séparée que par un étroit sentier. Elle se compose de deux corps-de-logis, dont l’un renferme les écuries, deux salles de cabaret et le logement des domestiques. L’autre contient la boulangerie ; la chambre du régisseur et les appartemens réservés du propriétaire. Ces deux maisons, construites en granit indigène, forment la capitale de l’archipel ; ses employés en représentent l’aristocratie et comprennent très bien toute leur importance : aussi se mêlent-ils fort peu au reste des habitans.

Laissant derrière moi les bâtimens de la ferme, je suivis le premier sentier qui s’offrit à mes regards, et traversai d’abord une petite plaine marécageuse, retraite favorite des canards et des oies sauvages qui viennent en hiver peupler ces rives écartées. À quelques pas plus loin, un isthme étroit et sablonneux me conduisit au pied de Gros-Mont, la plus haute montagne de l’archipel, et de ce point culminant je pus embrasser d’un coup d’œil tout ce que renfermait l’horizon. Autour de moi s’étendait l’Océan, sans bornes du côté de l’ouest. Au midi, la vue s’arrêtait aux côtes de Bretagne, qui s’élevaient à peine au-dessus des flots. À l’est, je distinguais nettement les falaises de la Normandie et les tours de Coutances, qui se voient, dit-on, de dix lieues en mer. Au nord, j’entrevoyais Jersey, cette île toujours anglaise à la honte de nos gouvernemens, où se conservent encore les antiques coutumes de France et notre vieille langue d’oil. À mes pieds, l’archipel semblait former un demi-cercle et se développait avec ses chenals que traversait de temps à autre quelque canot à la voile carrée, ses trois cents rochers et ses îlots aux formes bizarres, aux côtes creusées d’anses profondes ou hérissées de promontoires escarpés.

La Grande-Île, que j’allais habiter, a près d’un quart de lieue de long, mais sa largeur est loin d’être aussi considérable, et sa surface égale à peine celle du Jardin-des-Plantes. À l’est, elle descend en pente douce jusqu’au Sound, dont le chenal étroit et profond n’assèche jamais, et offre en tout temps un mouillage parfaitement sûr. Au nord s’élève Gros-Mont, qui me servait en ce moment d’observatoire. Au sud, elle se termine par un cap élevé, appelé la Pointe-Marie. La côte de l’ouest est formée par une suite de collines, dont l’une, nommée Mont-de-Bretagne, porte les ruines d’un ancien fort, et domine la belle grève du Port-Homard. Sur le versant intérieur de ces montagnes en miniature se trouvent quelques champs cultivés et deux prairies qui s’étendent jusqu’à la ferme.

Le reste de l’île est inculte et couvert de ce gazon fin et serré qui croît sur les hautes montagnes. Les graminées dominent dans sa composition ; mais on y trouve aussi quelques jolies plantes bulbeuses aux fleurs violettes, et un grand nombre de papilionacées aux corolles d’un jaune d’or. Le serpolet y forme de larges plaques d’un vert foncé qu’émaillent ses petites touffes de fleurs purpurines. Çà et là un rosier à tige traçante laisse sortir de terre ses jets d’un à deux pouces, portant une fleur d’un rose tendre ou une baie rouge semblable à une perle du plus beau corail. À côté des rochers, qui partout percent la mince couche de terre végétale, se montrent d’épais buissons de ronces, et, dans les haies des bas-fonds, on trouve en abondance la menthe poivrée, la bourrache et le senevé. Enfin, sur la partie du Mont-de-Bretagne qui servait jadis de cimetière, on a planté des ajoncs qui ont parfaitement réussi, et fournissent le bois nécessaire au chauffage du four. Au nord-ouest de la Grande-Île, on voit une suite d’îlots moins considérables, assez étendus cependant pour que leur plateau présente quelque végétation. Ce sont la Genetaie, la Houssaie, la Meule et l’Île-aux-Oiseaux. Au nord et à l’est, on trouve l’Enseigne, Plate-Île, les Deux-Romonts, Longue-Île. Ici la pelouse en velours dont nous parlions tout à l’heure est remplacée par une herbe haute et mêlée qu’on récolte tous les ans.

Pendant les guerres de la révolution, Chausey, trop exposé aux courses des corsaires de Jersey, resta inhabité. Deux mammifères, tous deux de l’ordre des rongeurs, tous deux remarquables par leur fécondité, le rat et le lapin, profitèrent de cette absence de l’homme, et se disputèrent la possession de ces roches abandonnées. Lorsque, vaincue par la fatalité, la France eut courbé la tête sous les traités de 1815, Chausey se peupla de nouveau. Français et Anglais, si longtemps divisés sur les champs de bataille, se réunirent contre les quadrupèdes usurpateurs. Les fusils, les chiens, les lacets, furent employés à l’envi. Pour échapper à cette guerre d’extermination, les rats se réfugièrent dans les îles de l’ouest, où leur tranquillité n’est guère troublée qu’à l’époque des fenaisons. Mais les roches les plus écartées ne purent servir d’asile aux malheureux lapins ; les Jerseyens, les y suivirent avec leurs furets, et les derniers descendans de cette population, jadis si nombreuse, disparaissent chaque jour un à un, grace à ce terrible moyen de destruction.

Je n’ai rencontré à Chausey, comme représentant de la classe des reptiles, qu’une jolie variété du lézard gris, remarquable par la vivacité de ses teintes ; en revanche, les espèces d’oiseaux y sont assez variées. Les moineaux, ces inévitables parasites de l’homme, ont établi leur quartier-général dans les ruines du vieux château. Des troupes de linots et de chardonnerets passent incessamment d’un monticule à l’autre, et le motteux, volant de rocher en rocher, fait entendre son petit cri plaintif. En parcourant les grèves laissées à sec par la marée, je faisais lever de nombreuses tribus d’oiseaux de rivage, qui venaient y chercher leur nourriture. Les pies de mer, les alouettes de mer, suivaient en piétinant les anfractuosités de la côte ; les barges, espèces de bécasses de mer, les courlis au long bec grêle et recourbé, peuplaient les anses vaseuses ; le héron solitaire, tristement immobile sur quelque pierre à fleur d’eau, attendait, avec sa patience proverbiale, qu’une proie imprudente passât à portée de son bec, tandis qu’au-dessus de lui les sternes ou hirondelles de mer, les goëlands, les mouettes, poussaient des cris discordans, traçaient en l’air mille cercles rapides, et se laissaient tomber à la surface des flots pour se relever d’un coup d’aile, après s’être emparés du poisson que leur œil perçant avait aperçu sous les eaux.

En revenant de cette première excursion, je longeai le jardin de la ferme, petit potager assez mal entretenu, où croissent à grand’peine quelques pommiers nains et deux maigres figuiers. Là, au fond d’un chemin creux, à côté d’un bouquet de jeunes saules, je trouvai la fontaine dont l’existence a pu seule rendre Chausey habitable. La présence d’une source sur ce bloc de granit, à plusieurs lieues des côtes, est un fait très curieux et passablement difficile à expliquer. Les terres voisines ont trop peu d’étendue et surtout trop peu d’épaisseur pour qu’on puisse croire que leurs infiltrations suffisent à l’alimenter. D’un autre côté, il semble bien difficile qu’elle tire son origine du continent à travers les couches tourmentées de ces roches ignées. Cette dernière hypothèse est pourtant la moins improbable. Quoi qu’il en soit, l’eau de cette source, qui ne tarit jamais, est excellente, et les cotres de l’état y viennent renouveler leur provision, la trouvant bien préférable à celle qui se boit dans les ports voisins.

L’archipel de Chausey est essentiellement formé par une roche granitique d’un bleu pâle, divisée en couches plus ou moins épaisses dont la disposition uniforme se reconnaît surtout très bien au sud et au sud-ouest de la Grande-Île, ainsi que tout autour de l’Enseigne. Presque horizontales dans le centre des îles, ces couches s’inclinent vers les bords et s’enfoncent dans la mer en formant avec elle un angle aigu. Des fentes perpendiculaires au plan des strates et se coupant sous des angles variables partagent encore la masse de la roche et en favorisent l’exploitation. Un granit roussâtre, friable, connu dans le pays sous le nom de pierre pourrie, remplit ces divers interstices. Quelques filons de pegmatite, roche dont la décomposition fournit le kaolin, employé dans la fabrication des porcelaines, sillonnent çà et là ces masses granitiques, parsemées en outre de quelques rognons de quarz et de veines de mica. Nulle part on ne trouve la moindre trace ni des poudingues ou du granit rose de Jersey, ni de ces roches schisteuses, trappéennes ou quarzeuses, si communes à Saint-Malo. La roche de Chausey ne ressemble pas davantage à celle de Granville. Ainsi tout tend à faire regarder les terrains dont il s’agit comme ne se rattachant que d’une manière assez éloignée aux formations voisines.

Pendant la haute mer, l’observateur placé sur Gros-Mont n’aperçoit autour de lui qu’une quinzaine d’îlots presque de niveau avec la plaine liquide qui les baigne. De loin en loin, quelque écueil isolé se détache sur le vert glauque de la mer et arrête les lames qui s’y brisent en jetant leur blanche écume sur sa tête noircie. Mais bientôt le reflux se fait sentir ; la mer, après quelques oscillations, commence à baisser. Les îles grandissent peu à peu et s’entourent d’une large ceinture de roches tapissées de mousses noirâtres ou de longs fucus bruns qui pendent à leurs flancs comme ces roseaux de marbre dont les sculpteurs du dernier siècle ornaient leurs statues de fleuves. Des rochers, couverts de la même végétation, semblent surgir de toutes parts, se multiplient rapidement et se rattachent les uns aux autres. Enfin de vastes bancs d’un sable jaunâtre, de vertes prairies de zostères ou plantes marines, sortent à leur tour de dessous les flots, unissent ces points naguère isolés, et l’archipel tout entier ne forme plus qu’une grande île de sept lieues de tour, coupée çà et là par quelques rares et étroits canaux.

Il est difficile de se faire une idée de l’aspect de désolation que présentent pendant la basse mer certaines parties de Chausey, celles surtout qui sont placées au nord-ouest de l’Île-aux-Oiseaux, de la Grande-Hétardière et de l’Enseigne. On dirait les débris de quelque montagne jetés pêle-mêle au milieu de l’Océan. Des blocs de toute forme, de toute dimension, se groupent de mille manières, se dressent en pyramides, s’échelonnent en gradins irréguliers, s’amoncellent comme les ruines confuses de quelque édifice de géant, ici relevés comme de colossales pierres druidiques, là enchevêtrés comme les matériaux informes des constructions cyclopéennes, quelquefois suspendus et comme en équilibre, à faire croire qu’un souffle va les renverser. En considérant cette effroyable image du chaos, on est porté tout d’abord à voir dans ce désordre les traces d’une de ces grandes convulsions de la nature qui soulèvent une chaîne de montagnes ou creusent une mer. Il n’en est rien pourtant : l’action lente mais incessante des agens atmosphériques, jointe au choc réitéré des vagues, a suffi pour produire ce bouleversement, qui n’existe d’ailleurs qu’à la surface. Avec un peu d’attention, on retrouve sous ces blocs si puissamment remués la stratification régulière de l’île, et on s’explique facilement un phénomène qui se reproduit tous les jours.

Nous avons vu que le squelette géologique de Chausey était entièrement granitique, et devait très probablement son existence à un bouillonnement isolé de ce grand feu central dont la lave fluide porte la mince écorce que nous habitons. Lorsque cette masse incandescente sortit des entrailles de la terre, elle se trouva entourée d’eau et se refroidit rapidement. De là un retrait brusque qui produisit des fentes entrecroisées bientôt remplies par les débris et les matières qui ont formé la pierre pourrie. Celle-ci ne peut résister long-temps au choc des lames, et, en se désagrégeant, elle laisse entièrement isolés les blocs plus compactes que la mer transporte ensuite à des distances quelquefois considérables malgré leur énorme poids. Pendant mon séjour, un quartier de roc, de plus de cent mille kilogrammes, fut détaché de la masse, jeté à plusieurs mètres de distance, et cela par un coup de mer qui n’avait pas empêché les pêcheurs de continuer leurs travaux journaliers.

Il paraît que les îles Chausey n’ont pas toujours été aussi éloignées du continent qu’elles le sont de nos jours. Une tradition, universellement répandue sur cette partie de notre littoral, veut que cette masse granitique ait formé jadis la tête d’une digue de roches protégeant de vastes marécages et une forêt considérable, aujourd’hui ensevelie sous les flots. Quelques écrivains, se fondant sur d’anciens documens, ont même cru pouvoir assigner l’an 709 de notre ère comme l’époque probable de cette catastrophe. Les faits géologiques donnent une certaine valeur à cette croyance populaire ; les couches végétales, connues sous le nom de forêts sous-marines, qu’on rencontre tout autour de la baie du mont Saint-Michel, semblent la confirmer pleinement. Lorsqu’une violente tempête vient battre le rivage et bouleverser le sol, elle met quelquefois à nu ces antiques dépôts habituellement recouverts de vase ou de sable blanc. Alors, à la place de ces belles grèves, se présente un terrain noirâtre renfermant des arbres entiers, couchés les uns sur les autres dans une direction uniforme. Les espèces en sont très faciles à distinguer. Les plus communes sont le chêne, l’if et le bouleau. Le tronc de ces arbres semble d’abord passé à l’état de terre d’ombre ; mais, par son exposition à l’air libre, il reprend de la consistance et se fonce en couleur. Le chêne surtout acquiert la dureté et le noir luisant de l’ébène : aussi l’emploie-t-on aux mêmes usages et en fait-on des meubles assez recherchés. Ces arbres reposent sur un sol qui semble avoir été une prairie. On y rencontre des joncs, des asperges, des fougères, etc. Toutes ces plantes sont en place et ont conservé leurs parties les plus délicates ; les roseaux renferment encore leur moelle légère, et les racines des fougères présentent ce duvet délié qui les recouvre pendant leur végétation.

Quoi qu’il en soit des antiques relations des îles Chausey avec la terre ferme, toujours est-il qu’elles ont eu jadis une bien autre importance qu’aujourd’hui. Ce petit coin du globe a son histoire tout aussi bien que les plus grands empires. Il y existait de toute ancienneté une abbaye qui, d’abord indépendante, devint tributaire du monastère du mont Saint-Michel, par suite d’un édit de Richard Ier, duc de Normandie. Elle était primitivement desservie par des bénédictins ; mais vers 1343 Philippe de Valois en fit don aux cordeliers. Le nombre des religieux était alors considérable, comme le prouvent les registres de l’évêché de Coutances, et comme l’attestent la multitude de tombeaux découverts il y a quelques années, lorsqu’on voulut mettre en prairies une partie de la Grande-Île.

S’il faut en croire la tradition, ces premiers propriétaires de Chausey étaient loin de mener une vie en harmonie avec leur caractère sacré. Les naufrages formaient la principale branche de leurs revenus, et, non contens de piller les navires que le hasard ou la tempête jetait sur les écueils de leurs îles, ils allumaient des fanaux sur les points les plus dangereux, afin d’entraîner à une perte certaine les navigateurs trop confians. On ajoute que les malheureux échappés au naufrage trouvaient immédiatement la mort sur cette plage inhospitalière. Les femmes seules étaient épargnées, et, lorsqu’elles refusaient de se prêter aux désirs des moines, on les précipitait dans un souterrain communiquant avec la mer, pour qu’elles fussent étouffées par la marée montante. Dans un coin des ruines du vieux fort, on m’a montré une fosse carrée à demi comblée de pierres, et qu’on assure avoir servi d’orifice au puits qui conduisait à ces terribles oubliettes. On comprend que des craintes superstitieuses n’ont pas manqué de s’attacher à ces lugubres souvenirs. Aussi, quand la nuit enveloppe ces ruines maudites, quand les rafales du vent d’ouest jettent jusqu’à elles l’humide poussière des vagues, pas un habitant de Chausey ne se hasarderait dans leur voisinage, pas un n’oserait s’exposer à voir les longues flammes rouges qui dansent dans la cour du vieux château, ou à entendre les gémissemens qui sortent des flancs du rocher pour se mêler aux fracas de la tempête.

Vers le commencement du XVIe siècle, Chausey, abandonné par les religieux, fut transformé en poste militaire, et devint propriété particulière peu de temps avant la révolution. Pendant nos guerres maritimes, une pauvre femme, veuve d’un marin, resta seule dans les bâtimens de la ferme, et sa présence les protégea sans doute contre les corsaires de Jersey et les contrebandiers, qui fréquentaient seuls alors ce petit archipel, leur intérêt personnel étant de ne pas en chasser une ménagère qui préparait souvent leurs repas. Après la paix, la mère Lebuffe, comme on l’appelle dans le pays, conserva la gestion de la ferme jusqu’au moment où son âge et ses infirmités lui rendirent cette occupation impossible. Elle vit encore aujourd’hui à Granville, d’une pension que lui fait son ancien maître pour récompenser ses longs et pénibles services. Aujourd’hui, Chausey ayant acquis plus d’importance, on y entretient un régisseur spécialement chargé de surveiller le débit des boissons et comestibles. Sous ses ordres sont placés un chef de labour, un boulanger, deux garçons de ferme et deux femmes que regardent plus particulièrement le soin des bestiaux et le service intérieur. Le poste de régisseur de Chausey est très recherché, et donne lieu à autant d’intrigues que peut en susciter un portefeuille de ministre autour d’un roi constitutionnel. Aussi les révolutions ne sont pas rares dans ce petit gouvernement, et j’eus le plaisir d’en voir une se passer sous mes yeux. J’avais été reçu à mon arrivée par un ancien maître au cabotage, chargé depuis quelques années des hautes fonctions de lieutenant de M. Harasse. Peu de jours après, des rumeurs sourdes m’apprirent qu’il allait être remplacé. Effectivement, un beau matin l’Utile, petit caboteur qui fait le service de l’île, appareilla, l’emporta avec toute sa famille, et nous revint avec un autre régisseur. Ceux des gens de l’île qui avaient été les promoteurs de la mesure se donnèrent un mal incroyable pour faire du bruit en l’honneur du nouveau venu. Ils arborèrent des flammes le long de la perche aux signaux, tirèrent des coups de fusil et de pistolet, crièrent à se rompre la poitrine : Vive le gouverneur ! Ils étaient deux ou trois, et pendant ce temps la population vaquait tranquillement à ses affaires, et n’interrompait pas un instant ses travaux journaliers. N’est-ce pas là en miniature l’histoire des trois quarts de nos grandes révolutions ?

Outre les employés de la ferme, qui forment bande à part, Chausey nourrit trois classes bien distinctes d’habitans : les tailleurs de pierre, les pêcheurs et les barilleurs. De ces trois classes, celle qui doit sans contredit occuper le premier rang est la colonie de pêcheurs, dont les sept à huit familles habitent un petit cap de l’autre côté du port de Chausey. Un vieux bateau renversé au pied de quelque rocher forme le toit de leurs cabanes ; des pierres liées par la boue argileuse du Sound servent à le rattacher à la terre, et dans une de ces cahutes de huit à dix pieds carrés, d’un mètre de haut, couche toute une famille, père et mère, filles et garçons, nièces et neveux, et souvent aussi les amis ou amies, attirés à Chausey par l’attrait d’une grande marée. Ce sont des habitans de Blainville, petit havre situé sur la côte de Normandie, qui viennent ainsi, tous les ans, s’établir à Chausey pour y pêcher des homards qui se mangent à Paris. Ils se servent à cet effet de casiers, espèces de mannes en forme de cône tronqué dont le sommet offre une ouverture disposée de telle sorte que le homard, une fois entré, ne peut plus sortir. Tous les quinze jours, pendant la morte-eau, c’est-à-dire à l’époque où le flux et le reflux sont peu considérables, le produit de la pêche se transporte à Coutances, où des entrepreneurs l’achètent en gros, et l’expédient pour la capitale.

Le nombre des homards que chaque famille de pêcheurs prend dans une saison peut être évalué à mille ou douze cents. Ainsi, Chausey expédie annuellement huit à neuf mille de ces crustacés, dont le produit, payé à Coutances, est, de 10 à 12,000 francs. On voit que chaque maître pêcheur retire à peine 13 à 1,400 francs de cette rude campagne qui dure près de neuf mois.

La pêche des chevrettes est abandonnée aux femmes, qui, au nombre de dix environ, se livrent à cette petite industrie. Armées de leurs bouquetons, elles parcourent les anfractuosités de l’archipel, fouillant sous les roches et dans les mares où se retirent ces petits crustacés, et peuvent, avec de l’activité, en recueillir quatre livres par jour. Mais cette pêche n’est possible que lorsque les marées sont assez considérables. Le produit total de la campagne ne peut guère être évalué au-delà de cinq à six cents livres par personne : c’est donc environ cinq mille livres de chevrettes que l’on tire tous les ans de Chausey, et dont la plus grande partie s’envoie également à Paris. Ce petit commerce rapporte aux Blainvilaises environ 800 francs par tête, à peu près 8,000 francs en tout.

J’aurais été fort embarrassé pour explorer les points extrêmes de l’archipel, si je n’avais trouvé parmi ces Blainvilais un patron qui se chargea d’être mon gondolier. C’était un bien digne homme que Hyacinthe ; avec lui, je pouvais parcourir sans crainte les lagunes de ma Venise de rochers. D’une haute taille et d’une forme athlétique, il joignait à ces avantages, si précieux dans sa profession, une intelligence rare et un courage à toute épreuve, Toujours prêt à exposer sa vie pour sauver celle des autres, il a arraché à une mort certaine une vingtaine de personnes, sans jamais réclamer les récompenses que l’état accorde en pareil cas. L’année dernière seulement, un de ces actes de dévouement s’étant passé sous les yeux du commissaire de la marine, ce brave marin a reçu la médaille qu’il méritait à tant de titres.

Les tailleurs de pierre forment la seconde caste et la portion la plus considérable des habitans de Chausey. Les grands travaux exécutés depuis plusieurs années à Granville et à Saint-Malo ont rendu beaucoup d’activité à l’exploitation du granit de cet archipel, d’où Paris même a tiré la plupart des dalles qui pavent ses trottoirs. Pendant mon séjour, le nombre de ces carriers était d’environ cent vingt ou cent trente, presque tous Bretons, et venus de Saint-Malo ou des alentours. Ils habitaient des baraques en planches dont une dizaine, groupées auprès du port Marie, composaient le petit hameau désigné sous le nom de village des Malouins. Deux de ces baraques étaient occupées par des cantines où on vendait du tabac, du cidre et de l’eau-de-vie ; une troisième était consacrée à la forge. Chacune des autres servait de chambre à coucher à une quinzaine d’ouvriers, dont les lits s’élevaient par étages les uns au-dessus des autres. Presque toujours la femme de l’un d’eux, chargée de préparer la soupe pour la communauté, faisait partie de la chambrée, et sa couchette n’était séparée du reste de l’appartement que par un rideau de grosse toile.

Enfin nous reléguerons au dernier rang les barilleurs, ouvriers qui viennent tous les ans, des environs de Brest et de Cherbourg, récolter le varec ou goëmon qui couvre les rochers submergés de Chausey et le brûler pour en faire de la soude. À cet effet ils se dispersent sur divers points de l’archipel, par ateliers de six hommes, et construisent au centre du rayon qu’ils veulent exploiter une espèce de tanière où ils se retirent pendant la nuit. À mer basse, ils se rendent sur les rochers, les dépouillent de leurs fucus, et en forment de grands tas que soutiennent à la surface de l’eau les nombreuses vésicules aériennes de ces plantes marines. Ils dirigent ces espèces de radeaux vers le lieu qu’ils ont choisi, et, après avoir mis leur récolte hors de la portée des vagues, ils l’étendent sur la grève. Lorsque la dessiccation des fucus est complète, ils y mettent le feu et recueillent les cendres dans un petit fourneau où elles se fondent et se prennent en masses connues dans le commerce sous le nom de soude de varec. Les feux des barilleurs, avec leur clarté rougeâtre pendant la nuit, leurs longues colonnes de fumée pendant le jour, produisent, au milieu des rochers, un effet très pittoresque ; mais l’odeur de cette fumée est des plus désagréables, et dans le pays on la regarde, bien à tort il est vrai, comme pouvant engendrer toute sorte de maladies.

On rencontre aussi quelquefois sur les points les plus isolés de l’archipel quelques familles de Jerseyens, venus soit pour ramasser du varec, qui leur sert à fumer leurs terres, soit pour se livrer en cachette à la pêche du poisson. Malheur à eux quand ils sont découverts par les garde-côtes, car leurs filets sont impitoyablement confisqués et leurs bateaux mis en fourrière ! Souvent aussi les habitans de l’île se chargent de punir eux-mêmes ces maraudeurs. Pendant mon séjour, il se passa un fait de ce genre qui faillit amener de véritables désordres. Des pêcheurs de Jersey étaient venus, pendant une grande marée, barrer le Port-Homard à deux pas des habitations. Des tailleurs de pierre se rendirent sur les lieux, s’emparèrent du poisson qui se trouva pris et dégradèrent les filets. Cet acte fut blâmé très vivement par plusieurs de leurs camarades, et, comme l’expédition avait eu lieu dans la nuit du samedi au dimanche, les discussions qui eurent lieu le soir à la cantine ne tardèrent pas à dégénérer en querelles. Les deux partis en vinrent aux mains, et le lendemain deux ouvriers étaient au lit des suites de la bataille. Les scènes de ce genre n’étaient rien moins que rares dans ce coin de terre isolé, où toute police est inconnue, et où ces hommes à peine civilisés peuvent, dès qu’il leur plaît, en appeler au droit du poing. Elles auraient été bien plus fréquentes encore sans la présence d’un ancien séminariste, appelé Lecam, qui, ne s’étant pas trouvé une vocation suffisante, avait jeté le froc aux orties pour s’enrôler parmi les tailleurs de pierre. Lecam, après avoir presque terminé ses études au séminaire, avait voyagé, couru les grandes villes et fréquenté les salles de spectacle. Aussi y avait-il un peu de confusion dans ses souvenirs, et rien n’était plus plaisant que de le voir entre deux adversaires cherchant à les réconcilier, citant à l’un Salomon et l’Ecclésiaste, à l’autre une tirade de drame moderne ou un couplet de vaudeville, et finissant presque toujours par amener un raccommodement. Son humeur joviale, son gosier infatigable, le faisaient rechercher par tous ses camarades, et, quand il était las de chanter, il se plaisait à soulever parmi eux des discussions philosophiques. J’entendais de ma chambre ces singuliers débats, et plus d’une fois, en écoutant les argumens que se portaient ces simples ouvriers, j’ai eu à admirer leur finesse et leur bon sens.

Ainsi les races normande et bretonne se donnent rendez-vous à Chausey, et chacune d’elles y conserve une physionomie et des mœurs qui les séparent autant que la différence des occupations. Les tailleurs de pierre mènent à peu près la vie de nos ouvriers de grandes villes ; presque tous s’enivrent le dimanche et fêtent religieusement le lundi. Les pêcheurs sont aussi sobres que laborieux, tandis que les barilleurs semblent, par leurs habitudes de brutalité, justifier l’expression proverbiale : bête comme un barilleur. Pendant toute la belle saison, la surface étroite et accidentée de la Grande-Île est animée par la présence de près de deux cents personnes. Soir et matin on voit les Blainvilaises se disperser sur les grèves de l’archipel, tandis que leurs pères ou leurs maris détachent leurs canots du rivage et s’éloignent, chacun de son côté, dans la direction de ses casiers. Les feux des barilleurs jettent dans les airs leurs longues colonnes de fumée blanchâtre, ou brillent dans l’obscurité, comme autant de phares. Du matin au soir, le fracas des pointes et du marteau se fait entendre au fond des carrières, sur le flanc des collines, et quelquefois les échos du rivage se renvoient le bruit sourd produit par l’explosion d’une mine. Mais sitôt que commencent les pluies de l’équinoxe d’automne, dès que le froid se fait sentir, ces populations nomades se dispersent. Les barilleurs s’éloignent les premiers ; bientôt le nombre des carriers diminue ; enfin les Blainvilais regagnent leur petit havre sablonneux, et pendant tout l’hiver il ne reste dans ces îles que les employés de la ferme et deux ou trois familles de tailleurs de pierre.

Mon arrivée dans l’île fit sensation : dès le jour même toute la petite république savait qu’un médecin allait séjourner quelque temps au milieu d’elle. Trois jours après, mes talens étaient mis à l’épreuve. Curieux de visiter les îles de l’ouest, je venais de dépasser le Genetaie lorsque je m’entendis appeler à grands cris. Bientôt je fus rejoint par un jeune homme qui, haletant et les larmes aux yeux, me supplia de venir donner mes soins à son père. Je me hâtai de revenir sur mes pas ; il était temps. Peu familiarisé avec les marées, j’étais parti trop tard, l’heure du flux était venue, et déjà la mer couvrait des bancs de sable que je venais de traverser à pied sec. Dix minutes plus tard tout retour m’était fermé, et je me voyais, pour mon début, obligé de coucher à la belle étoile sans le malheur arrivé à ce pauvre patron de gabare. On ne m’avait pas exagéré son état. Son doigt avait été saisi par la corde d’un cabestan tandis qu’il chargeait une pierre de quelques mille livres, et l’articulation était largement ouverte. Je crus d’abord l’amputation inévitable ; mais mutiler la main droite à un ouvrier, c’est lui ôter son gagne-pain. Tout devait être tenté pour conserver l’intégrité de ce membre. Bien que manquant des objets les plus indispensables pour un pansement régulier, j’essayai. Le succès fut des plus inespérés. Au bout de trois semaines, la plaie était cicatrisée, et maître Balüe conserva l’usage de son doigt.

Certes, c’était le cas de s’écrier avec notre grand Ambroise Paré : « Je le pansai, Dieu le guérit. » Cette cure ne m’en fit pas moins dans toute l’île une réputation colossale. Mes conseils étant d’ailleurs gratuits, je ne tardai pas à être assailli de consultations. C’était à croire que les habitans de Chausey profitaient de l’occasion pour être malades. Mais ce n’était pas tout que de leur faire des ordonnances, il fallait qu’on pût les exécuter, et je fus d’abord embarrassé. S’il y a des cabaretiers à Chausey, on n’y trouve pas encore de pharmaciens. Heureusement que la flore de l’île vint à mon secours et me fournit les principaux élémens de ma matière médicale. Grace à la mauve, qui croît en abondance dans tout l’archipel, je ne manquai ni de cataplasmes ni de tisanes émollientes ; la racine de patience, la bourrache, la menthe poivrée et le serpolet me servirent de médicamens toniques, sudorifiques et stimulans. Quand il fallut avoir recours à des moyens plus réellement pharmaceutiques, on les fit venir de la terre ferme. Je pus ainsi, pendant mon séjour, être réellement utile à ces braves gens, et mes soins me valurent toute leur affection. Aussi, le dimanche soir, quand leurs sentimens pour moi avaient été réchauffés par quelques libations, il n’aurait pas fallu venir me chercher querelle ; l’île entière se serait levée comme un seul homme pour défendre M. le docteur.

Mais ce n’était ni de la statistique ni de la médecine que je venais faire à Chausey. La mer, voilà quel était le but de mon voyage. Je venais lui demander quelques-uns des secrets enfouis le long de ses grèves ou cachés sous ses flots. La création marine ne ressemble en rien à celle qui frappe nos yeux dans l’intérieur des continens, et nos ruisseaux, nos étangs comme nos plus larges fleuves, ne sauraient en donner une idée. À côté des monstres gigantesques que l’homme va dompter jusqu’au milieu de ses abîmes sans fond, à côté de ces productions innombrables qui viennent alimenter notre luxe ou flatter notre sensualité, et dont l’enfance elle-même connaît pour ainsi dire l’histoire, se trouvent des populations bien autrement curieuses peut-être, et dont on ignore généralement l’existence. Pour les observer, il n’est besoin ni des expéditions, périlleuses qu’entraîne la pêche de la baleine ou de la morue, ni des immenses filets où se prennent les thons, les harengs, les maquereaux et cent autres poissons, ni de la drague pesante qui racle le fond de la mer pour en arracher ces milliers d’huîtres servies chaque jour sur nos tables ; le simple casier de nos pêcheurs de homards n’est même pas nécessaire. Non ; allez tout simplement vous promener le long de ces rivages que la mer vient d’abandonner. Un œil indifférent ou distrait n’y verrait que du sable, de la vase, des pierres. Mais baissez-vous, regardez à vos pieds, et partout la vie éclatera pour ainsi dire à vos regards en myriades d’êtres aux formes bizarres, à la nature ambiguë. Ce sont des corps organisés semblables à des pierres, des pierres qu’on a promenées tour à tour du règne animal au règne végétal ; ce sont des plantes si voisines des animaux, qu’elles ont été long-temps classées parmi eux ; des animaux qui rappellent les plantes, qui en ont la tige, les rameaux, les fleurs, si bien que, pendant des siècles, les naturalistes ont cru à leur nature végétale. Les sables, la vase, s’agitent, traversés, fouillés, labourés en tout sens par les vers marins ; les pierres se couvrent de mollusques, de polypiers, de zoophytes de toute espèce, et le rocher lui-même semble s’entr’ouvrir pour que des familles entières puissent trouver une retraite dans ses fentes étroites.

Dans les sciences physiques, l’homme dispose en quelque sorte de l’objet de ses recherches. Dans l’examen d’une machine, par exemple, il peut étudier successivement chacune des parties, se rendre compte de son action et juger de l’effet d’ensemble. Il n’en est plus de même dès qu’il s’agit des sciences d’observation, de la zoologie en particulier. Ici il faut attendre, épier la nature. Chez les animaux placés au sommet de l’échelle, la multiplicité des actes vitaux nous masque trop souvent la vérité, et il nous est impossible d’ailleurs d’imiter le physicien, d’isoler un de ces phénomènes, car aussitôt l’ensemble disparaît, l’animal meurt. Mais, à mesure que l’observateur descend dans l’échelle des êtres, il voit l’organisation se simplifier, et la vie, sans cesser d’être la même dans son essence, restreindre en quelque sorte ses manifestations. La machine animale, si l’on peut s’exprimer ainsi, se démonte pièce par pièce pour nous révéler le jeu de chacune d’elles, pour nous montrer les grandes lois physiologiques dégagées de tout phénomène accessoire. Or, ces lois sont les mêmes pour le mammifère le plus élevé et pour le dernier des zoophytes ; pour l’homme, dont on étudie depuis des siècles l’anatomie si compliquée, et pour l’éponge, où tous les organes semblent se fondre en une seule masse homogène vivante dont la moindre parcelle jouit de toutes les facultés dévolues à l’ensemble. On comprend tout ce qu’il y a d’intérêt dans ces expériences que la nature semble avoir préparées de ses puissantes mains, tout ce qu’il y a d’avenir scientifique dans l’étude approfondie de ces êtres en apparence si méprisables. Aussi me tardait-il vivement de juger par mes yeux, et mon installation était à peine terminée, que je me mis de tout cœur à l’ouvrage.

J’étais surtout impatient de visiter le Sacaviron, chenal étroit qui sépare la Meule de l’Île aux Oiseaux, et dont la richesse zoologique m’était connue de réputation. Le jour de la grande marée de juillet, le temps était magnifique, et j’en profitai pour faire cette course. Figurez-vous une vallée étroite et profonde aux flancs escarpés, couverte de roches bouleversées dont le granit, récemment dépouillé de ses fucus par la serpe des barilleurs, réfléchissait les rayons d’un soleil brûlant. Au fond de cette gorge sauvage que l’Océan n’abandonne que trois ou quatre fois l’année, imaginez un petit ruisseau de cette belle eau de mer si fraîche, si limpide, roulant sur des cailloux que les fucus, les corallines, les spongodium et cent autres espèces d’algues, émaillaient de mille couleurs. C’est dans cette localité privilégiée où la moindre pierre est un monde que je pus contempler dans son incroyable variété l’empire des animaux marins inférieurs ; c’est là que j’admirai dans tout leur éclat ces merveilles inconnues des profanes et dont nos somptueuses collections ne peuvent donner la moindre idée, car elles se flétrissent et disparaissent pour ainsi dire au sortir de leur élément. Les turbo, les buccins à la teinte brune ou blanchâtre, les rissoa à la petite coquille roulée en cornet, les balanes au test pyramidal, couvraient le dehors des rochers. Dans les endroits abrités, je découvrais de petites porcelaines roses, de grands oscabrions dont le dos est protégé par une cuirasse solide composée de pièces mobiles comme celles des anciens brassards ; des thétis, espèces de limaces de mer d’un beau jaune orangé, portant sur le dos, tout-à-fait en arrière, leurs branchies en forme de buisson ; des haliotides à l’écaille de nacre, qu’entoure un triple rang de franges. La voûte des petites cavernes formées par l’entassement des rochers était revêtue d’une couche mammelonnée d’ascidies simples, espèces de mollusques qui vivent et meurent sans changer de place ; et de ce plafond d’un beau rouge vineux pendaient çà et là, comme autant de girandoles, des clavellines transparentes, des botrilles dont les familles agglomérées ont les couleurs et la translucidité de l’agathe. Sur les pierres les moins raboteuses, les ascidies composées étendaient leurs plaques luisantes, vertes, brunes, rouges, violettes, semées de figures d’une régularité géométrique, que dessinait chaque famille de ces êtres singuliers. Des milliers de zoophytes disputaient la place à ces animaux, qui tous appartiennent au grand embranchement des mollusques. Des étoiles de mer du plus beau carmin, des ophyures grisâtres aux cinq rayons grêles et allongés, se cachaient sous les pierres. Au-dessus, les flustres étalaient leurs petites raquettes pierreuses ; les sertulaires, les campanulaires, élevaient leurs polypiers arborescens, semblables à des arbustes en miniature ; les eschares tapissaient de leurs cellules microscopiques les tiges et les feuilles des plantes marines ; des éponges de toute nuance et de toute forme s’entrelaçaient aux branches des fucus, se collaient aux flancs des rochers et les couvraient de larges plaques ou de réseaux entrecroisés ; çà et là, des théties montraient leurs lobes arrondis, hérissés de petites aiguilles, à côté des digitations des alcyons et des lobulaires ; et quelquefois une holothurie blanchâtre, au corps allongé et polygonal, promenait ses pieds en suçoirs sur ces tapis vivans, en agitant sa couronne de tentacules ramifiés. Que les heures passèrent rapidement pour moi sur cette plage féconde, tandis que je garnissais mes boîtes et mes flacons ! J’aurais voulu tout admirer à la fois, tout recueillir, tout emporter. Mais je dus bientôt songer au retour. Les longs rubans des laminaires, qui jusque-là s’étaient dirigés vers la mer, s’arrêtèrent un instant, se replièrent mollement sur eux-mêmes, et tournèrent enfin vers l’intérieur des terres leurs franges plissées, que faisait ondoyer un courant de plus en plus rapide. L’Océan reprenait possession de ses domaines. Il fallut céder et regagner mon canot, non sans m’être bien promis de revenir.

Les annélides me préoccupèrent surtout dans ces premières explorations. Je ne connaissais encore que par des gravures cette famille nombreuse, vulgairement désignée sous le nom de vers marins, et, si je m’étais fait une idée assez exacte de leur organisation, j’étais bien loin de soupçonner tout ce qu’il y a de curieux dans leur étude. Lorsque j’eus surpris dans leurs retraites obscures ces polynoés aux larges écailles brunâtres, ces phyllodocés aux cent anneaux du plus beau vert, ces néréides aux panaches de pourpre, ces térébelles qu’entourent comme un nuage mille câbles vivans qui leur servent de bras ; lorsque j’eus vu se déployer sous mes yeux le riche éventail des amphitrites, alors je cessai de sourire, comme je l’avais fait tant de fois, en songeant qu’un naturaliste avait décoré deux de ces animaux des noms charmans de Mathilde et d’Herminie. Ces êtres si dédaignés me parurent dignes de cet hommage aussi bien que le plus brillant insecte, que la plus noble fleur. Qu’on ne me cite plus la violette comme un modèle de modestie. La coquette ! la voyez-vous montrer de loin sa fraîche touffe de feuilles vertes et s’entourer de ce parfum suave qui vous invite à la cueillir ? Plus habile que ses rivales, elle sait que le mystère est le plus grand des attraits, et que la rose elle-même perd à se montrer au grand jour. Aussi cherche-t-elle l’obscurité de nos bosquets, l’abri champêtre de nos haies ; mais, comme la bergère de Virgile, elle ne se cache que pour se faire trouver. Voyez, au contraire, nos annélides. Que leur manque-t-il pour briller à côté des plus magnifiques habitans de la terre ou des airs ? Et pourtant elles fuient la lumière, elles se dérobent à nos yeux sans arrière-pensée, et le naturaliste seul connaît ces merveilles secrètes que recèlent les fentes des rochers, le sable et la vase des mers.

Vous riez de mon enthousiasme. Eh bien ! venez juger par vous-même. Tout est disposé. Notre microscope, solidement assujéti, porte des verres dont le grossissement est de trente diamètres. Notre lampe à fond tournant donne une lumière presque aussi blanche que celle d’un bec de gaz : une grande lentille, montée sur un pied mobile, reçoit ses rayons et les concentre au foyer de notre instrument. Sur la platine du microscope, nous venons de placer une petite cuve de verre remplie d’eau de mer, où se débat une néréide. Voyez comme elle s’indigne de cette captivité ! comme ses nombreux anneaux se contractent, s’allongent, se tordent en spirale, et à chaque mouvement nous renvoient des jets de lumière où toutes les nuances du prisme se mêlent aux reflets de l’or et de l’acier bruni ! Impossible de distinguer le moindre détail au milieu de cette agitation désordonnée. Mais elle se calme ; hâtez-vous. La voilà qui rampe sur le fond du vase en agitant ses mille pattes, formées de larges palettes d’où sortent des faisceaux de dards. Voyez ces admirables panaches qui se développent sur ses deux flancs ! Ce sont ses branchies, ses organes de respiration, que gonfle en les colorant un sang vermeil dont vous pouvez suivre la marche tout le long de ce grand vaisseau dorsal. Regardez cette tête qu’émaillent de si vives couleurs et que couronnent ces points oculaires d’un noir foncé. Voyez ces longues antennes, organes délicats du toucher ; au milieu et au dessous d’elles, voici la bouche, qui ne semble d’abord être qu’une ouverture assez irrégulièrement plissée. Mais épiez-la quelques instans. Tenez, la voilà qui s’ouvre et projette en avant une longue trompe rosée, garnie de fortes mâchoires, trompe dont le diamètre égale celui du corps qui la renferme, et qui rentre presque aussitôt dans son étui vivant. Eh bien ! n’est-ce pas merveilleux ? Est-il un animal qui puisse lui disputer le prix de la parure ? Et le corselet du plus riche coléoptère, les ailes diaprées du papillon, la gorge chatoyante du colibri, ne pâlissent-ils pas à côté de ces jeux de lumière courant par larges plaques sur ces anneaux, sur ces soies dorées, sur ces franges d’ambre et de corail ?

Examinons à leur tour ces deux cirrhatules qui, toutes deux, appartiennent à la même espèce, bien que leur couleur soit si différente. Celle-là, prise sous une pierre qu’un flot rapide lave plusieurs fois par jour, est d’un rouge sombre relevé par des teintes dorées. Celle-ci, trouvée dans le limon que recouvrait une prairie de zostères, semble avoir emprunté au sol qu’elle habitait ce noir profond et velouté d’où partent des reflets bleuâtres et irisés. Chez elles, plus de panaches branchiaux, mais de longs filamens qui se meuvent de toutes parts autour d’elles, et qu’elles étendent au loin comme autant de cordages animés. Ce sont à la fois des bras et des branchies, et le sang qui les remplit et les abandonne tour à tour, leur communique une belle teinte d’un rouge carmin, ou laisse après lui une couleur d’un jaune pale. Voyez comme elles allongent leur mufle pointu surmonté d’un double œil en fer à cheval, comme elles se ramassent pour échapper à l’éclat inaccoutumé de la lumière qui les frappe. Peut-être aurai-je un jour de bien curieuses choses à vous dire sur les moyens employés par la nature pour assurer leur propagation ; mais de nouvelles recherches sont nécessaires pour confirmer les observations que j’ai déjà recueillies sur ce sujet.

Prenons maintenant des verres dont le pouvoir amplifiant soit plus considérable, éloignons un peu notre lampe, de manière à recevoir ses rayons sur le miroir réflecteur de notre microscope, et examinons quelques poils pris sur les animaux que nous venons de voir. Chaque annélide en porte un ou deux faisceaux au bord externe de ses pattes, et ces soies plus fines, mais bien plus raides qu’un cheveu, semblent disposées des deux côtés de l’animal pour le protéger contre ses ennemis. Un seul regard va confirmer cette idée. Il n’est peut-être pas d’arme blanche inventée par le génie meurtrier de l’homme dont on n’eut pu trouver ici le modèle. Voilà des lames recourbées dont la pointe présente un double tranchant prolongé, tantôt sur le bord concave, comme dans le yatagan des Arabes, tantôt sur le côté convexe, comme dans le cimeterre oriental. En voici qui rappellent la latte de nos cuirassiers, le sabre-poignard des artilleurs, ou le sabre-baïonnette des tirailleurs de Vincennes. Et puis ce sont des harpons, des hameçons, des lames tranchantes de toute forme, légèrement soudées à l’extrémité d’une tige aiguë. Ces pièces mobiles sont destinées à rester dans le corps de l’ennemi, tandis que le manche qui les supportait deviendra une longue pique tout aussi acérée qu’auparavant. Voici encore des poignards droits ou ondulés, des crocs tranchans, des flèches barbelées à rebours pour mieux déchirer la plaie, et qu’une gaîne protectrice entoure soigneusement, de peur que leurs fines dentelures ne viennent à s’émousser par le frottement ou à se briser dans quelque choc imprévu. Enfin, si l’ennemi méprise ses premières blessures et ces armes qui l’atteignent de loin, voilà que de chaque pied va sortir un épieu plus court, mais aussi plus fort, plus solide, et que des muscles particuliers mettent en jeu dès qu’il s’agit de combattre tout-à-fait corps à corps.

Ce n’est pas sans raison que la nature a doté nos amazones de ces armes plus brillantes, plus acérées que celles d’aucun paladin. Destinées à vivre de rapine, en butte aux attaques de mille ennemis, elles en avaient besoin doublement pour attaquer et pour se défendre. Presque toutes se nourrissent de proies vivantes. Les unes, placées en embuscade, attendent au passage les petits crustacés, les planariées ou autres petits animaux, les saisissent avec leur trompe ou les enlacent de leurs mille bras. D’autres, plus actives, les poursuivent dans le sable ou à travers les touffes de corallines, de nullipores et autres plantes marines. Quelques-unes se fixent sur des coquilles, les perforent, et dévorent ensuite l’animal qu’elles renferment. Les hermelles, espèce d’annélides tubicoles, font ainsi de grands ravages sur les bancs d’huîtres, et ont déjà détruit plusieurs colonies de ce mollusque si cher aux gourmets. À leur tour, les annélides sont chassées par une multitude d’animaux carnassiers. Les poissons leur font une rude guerre, et, si quelque imprudente abandonne ses retraites souterraines, si le mouvement des vagues la met à découvert, il est rare qu’elle échappe à la dent meurtrière des merlans, des congres, des soles, des plies. On assure que ces dernières savent très bien les déterrer en fouillant dans le sable. C’est encore ce que font les turbo et les buccins. Les crabes, les homards et un grand nombre d’autres crustacés sont aussi pour elles des ennemis d’autant plus redoutables que, protégés par une cuirasse solide, ils se trouvent entièrement à l’abri de leurs armes.

C’était avec un vif sentiment de curiosité que, dans mes longues promenades, j’étudiais les mœurs de ces peuplades ennemies, que j’assistais à des escarmouches presque toujours terminées par un repas dont le vaincu faisait personnellement les frais. Souvent je m’amusais à les provoquer. Un jour, entre autres, j’avais jeté une grosse arénicole dans une mare de quelques pieds d’étendue. Une bande de petites chevrettes, qui semblaient se prélasser dans leur belle eau de mer, s’éparpilla d’abord, effrayée par le bruit que fit en tombant ce corps étranger ; mais, au bout d’un instant, elles se rassurèrent, et, tandis que l’annélide cherchait à s’enfoncer dans le sable, une des plus jeunes, et par conséquent des plus téméraires, la saisit par le milieu du corps. Enhardies par cet exemple, les autres ne tardèrent pas à l’imiter, et la pauvre arénicole fut tiraillée en tout sens, jusqu’à ce qu’une grosse chevrette, s’élançant comme un trait de derrière un groupe de corallines, vint disperser ses compagnes plus faibles, et s’approprier le butin. Mais je vis bientôt qu’elle aurait à partager ; de tous côtés le sable s’agitait, et il en sortit une vingtaine de petits turbo et buccins qui, avertis du voisinage d’une proie, voulaient avoir part au festin. Sans hésiter, ils se dirigèrent en ligne droite vers l’arénicole, dont le corps fut en un clin d’œil couvert de ces mollusques voraces. Je croyais son sort définitivement fixé, quand un petit crabe mœnade sortit de dessous une pierre, vint chasser la chevrette, et, se mettant à entraîner l’annélide, en détacha presque tous les turbo, qui se hâtèrent de rentrer dans le sable. Il ne jouit pas long-temps de son triomphe, un gros crabe tourteau parut à son tour sur la scène, et le pauvre petit mœnade dut se hâter de battre en retraite pour échapper à ses redoutables pinces. Toutefois, il ne perdit pas de vue le mets friand dont il avait goûté, et, mettant à profit un moment où le tourteau, effrayé ou attiré par je ne sais quoi, s’était éloigné, il s’élança rapidement, saisit cette arénicole tant disputée, et alla, pour plus de sûreté, la manger au sec, à quelque distance de la mare.

Les premiers temps de mon séjour à Chausey furent employés à prendre une idée générale de la faune du pays, et, parmi les espèces qui passèrent alors sous mes yeux, il s’en trouva bon nombre de nouvelles. Si j’eusse voulu me livrer à ce genre de recherches, je serais certainement revenu avec une ample moisson ; mais j’avoue que je n’ai jamais eu ni beaucoup de goût, ni beaucoup d’estime pour cette science, qui se borne à regarder l’extérieur d’un animal, puis à le piquer sur un liége ou à le mettre en bocal, en collant au-dessous une étiquette. Sans doute un premier travail d’inventaire était indispensable, et je suis loin de nier tout ce que nous devons de reconnaissance aux patiens et laborieux observateurs qui ont dressé le catalogue raisonné des espèces vivantes. Cependant réduire la zoologie à ce rôle de commissaire-priseur serait une erreur des plus grandes. Celui qui ne connaît d’un animal que le nom et la place qui lui revient dans un système de nomenclature plus ou moins bien assis, ne mérite pas plus le titre de naturaliste qu’un garçon de bibliothèque n’est digne de l’épithète de savant parce qu’il sait par cœur le titre de ses livres, leur numéro d’ordre et la case où ils sont logés. Non ; qu’il s’agisse d’un livre ou d’un animal, il faut aller plus loin que la reliure, il faut pénétrer sous l’enveloppe extérieure. Rechercher les rapports des êtres organisés et ceux qui les rattachent au règne inorganique ; étudier le jeu des organes, instrumens animés de ces mystérieux liens ; pénétrer dans leur mécanisme, les suivre dans leurs modifications, afin de saisir, s’il est possible, ce qu’ils ont d’essentiel ou d’accessoire ; remonter enfin de tous ces effets à la cause et pénétrer peut-être un jour les arcanes de la vie ; voilà la grande, la vraie zoologie, celle vers qui doivent converger toutes les autres branches des sciences naturelles. Voilà le but, tout le reste n’est que moyens.

Donc, sans repousser les espèces nouvelles appartenant à des genres connus, j’étais loin de courir après elles. Je venais surtout faire de l’anatomie et de la physiologie, et un travail de ce genre ne devait rien perdre à être exécuté sur une espèce connue. Mais, à cet égard, je fus favorisé d’une manière inattendue. Je découvris des types entièrement nouveaux, ou des espèces appartenant à des genres jusqu’à ce jour inconnus dans nos mers, et dont par suite on n’avait pu étudier l’organisation.

L’esprit humain est ainsi fait qu’il semble avoir en horreur les choses faciles. Dans les arts, dans les sciences, partout il se montre le même. Qu’un problème nouveau soit posé, vous le verrez inventer vingt solutions avant de rencontrer la plus simple. Les naturalistes se gardent bien de déroger à cette loi de notre nature. Grace à leurs soins, le Muséum du Jardin-des-Plantes est devenu une arche de Noé, où semblent se donner rendez-vous les êtres vivans des quatre coins du globe. Tout s’y trouve, tout, excepté les animaux qui peuplent nos forêts et nos prairies ; tout, sauf les habitans de nos Vosges, de nos Cévennes, de nos montagnes d’Auvergne ou du Dauphiné. Le desman de la Sibérie était connu plus d’un demi-siècle avant celui des Pyrénées. Ce dédain pour ce qui nous entoure a surtout frappé notre littoral. Tandis que la drague des voyageurs se promène autour des Moluques, des Philippines ou des Antilles, on connaît à peine les productions marines de la Manche et des golfes de Gascogne ou de Lyon. Aussi n’est-il pas besoin de faire quelques mille lieues pour trouver des espèces nouvelles. Pas un naturaliste n’est allé passer quelques jours sur nos côtes sans avoir eu ce plaisir.

Laissez-moi vous entretenir un moment d’un de ces zoophytes cachés jusqu’à ce jour dans le sable de Chausey. Amour-propre d’inventeur à part, il le mérite à plus d’un titre. C’est une espèce de synapte, genre de la famille des holothuries, dont les représentans n’avaient encore été rencontrés que dans les mers de l’Inde ou de l’Amérique. Figurez-vous un cylindre de cristal rosé, ayant quelquefois jusqu’à dix-huit pouces de long sur plus d’un pouce de diamètre, parcouru dans toute sa longueur par cinq petits rubans de soie blanche, et surmonté d’une fleur vivante dont les douze pétales, d’un blanc mat, se recourbent gracieusement en arrière. Au milieu de ces tissus, dont la délicatesse semble défier les produits les plus raffinés de notre industrie, placez un intestin de la gaze la plus ténue, gorgé d’un bout à l’autre de gros grains de granit dont l’œil distingue parfaitement les pointes vives et les arêtes tranchantes. Voilà ce qui me frappa tout d’abord dans cet animal, qui semble n’avoir littéralement d’autre nourriture que le sable grossier qui l’entoure. Et puis, quand, armé du scalpel et du microscope, je pénétrai dans son organisation, que de merveilles inattendues ! Dans ce corps, dont les parois avaient à peine un demi-millimètre d’épaisseur, je distinguai sept couches de tissus distincts, une peau, des muscles, des membranes. Sur ces tentacules pétaloïdes, j’aperçus des ventouses qui permettaient à la synapte de s’élever contre la surface polie d’un vase en cristal. Enfin cet être, si dénué en apparence de tout moyen d’attaque ou de défense, se montra protégé par de très petits boucliers calcaires hérissés de doubles hameçons dont les pointes, dentelées comme des flèches de Caraïbe, avaient prise jusque sur mes mains.

Lorsque je conservais pendant quelque temps des synaptes vivantes dans un vase d’eau de mer, je les voyais se morceler d’elles-mêmes. Elles renflaient leur partie postérieure en y accumulant l’eau qui circule sans cesse entre l’intestin et les tégumens ; bientôt un étranglement se formait, et la séparation avait lieu brusquement. Le jeûne était la seule cause de ces amputations spontanées. On dirait que l’animal, sentant qu’il ne peut se nourrir tout entier, retranche successivement les parties dont l’entretien coûterait trop à l’ensemble, à peu près comme on chasse les bouches inutiles d’une ville assiégée. Singulier moyen de combattre la famine, et qu’il emploie jusqu’au dernier moment ; car au bout de quelques jours il ne restait souvent qu’un petit ballon sphérique couronné par les tentacules. La synapte, pour conserver la vie à sa tête, s’était peu à peu retranché tout le corps.

Dans un de ses hymnes sacrés le prophète s’écrie : « Les cieux racontent ta gloire, ô Jéhovah ! » Et certes il n’est personne qui n’ait élevé ses pensées au-dessus des choses de la terre alors que, par une belle nuit d’été, les étoiles se détachent comme des diamans sur l’azur foncé de la voûte céleste, et nous dardent leur scintillante lumière. Il n’est personne qui, au lever du soleil, n’ait senti se réveiller en lui quelque chose de semblable à ce qu’éprouva le philosophe de Ferney, lorsqu’assistant pour la première fois à ce magique spectacle il fléchit le genou devant la majesté du Créateur, et laissa échapper ces paroles : « Mon Dieu, vous êtes grand ! Qui pourrait ne pas croire en vous ? » Cependant la contemplation des phénomènes célestes soulève peut-être, à côté du sentiment de l’admiration, des pensées moins réellement religieuses. Dans leurs mouvemens immuables, la fatalité semble se révéler à chaque pas, et de là cette croyance à l’astrologie, si répandue chez tant de nations éclairées. Les découvertes de la science moderne, en détruisant ce qu’il y avait de superstitieux dans ces applications de l’astronomie, n’ont peut-être que confirmé ce caractère général. On dirait que les lois admirables révélées par les Képler et les Newton nous montrent encore mieux la nécessité comme déterminant seule les mouvemens de ces mondes ; et qu’est-il besoin d’une intelligence supérieure pour régler ce qui est nécessaire ? Aussi trouvons-nous des noms glorieux en astronomie inscrits dans le dictionnaire des athées. Au contraire, celui qui étudie les êtres vivans se heurte à chaque instant contre un si grand nombre de faits inattendus, qu’il peut être tenté d’abord de croire au désordre. Mais, à mesure qu’il avance dans cette carrière où la nature revêt si souvent l’apparence du merveilleux, les lacunes se remplissent, les rapports se manifestent, les contrastes les plus choquans s’harmonisent, et si quelque fait vient encore froisser ses idées générales, si ses théories les plus rationnelles s’écroulent devant une réalité qu’il n’a pu prévoir, il n’en retrouve pas moins partout la trace de cette main toute sage et toute-puissante qui a répandu la vie à la surface de notre globe et réglé son développement. Aussi ne voyons-nous rien d’extraordinaire dans les cris d’adoration qui échappent à Linné dès le début de son immortel Système de la nature, et nous comprenons très bien qu’un illustre naturaliste ait commencé et fini l’un de ses derniers ouvrages par cette exclamation : « Gloire à Dieu ! »

Lorsqu’après une journée péniblement employée à fouiller les sables, à retourner des quartiers de roche, j’étais rentré à la ferme, et qu’un repas frugal avait réparé mes forces, je me préparais au travail en allant voir, du haut du Mont-de-Bretagne, la brume du soir descendre peu à peu sur les îles les plus voisines, et je regagnais ensuite mon réduit solitaire. Quelque temps encore j’entendais les chants de maître Lecam répétés en chœur par ses camarades, ou la rumeur des disputes enfantées par les fumées du cidre ; mais ces bruits tombaient un à un, s’éloignaient dans la direction du village des Malouins, et bientôt le silence solennel de la nuit n’était plus troublé que par le mugissement lointain de la vague heurtant la pointe du port Marie, ou les rafales du vent d’ouest m’apportant le bruit du ressac des Épails. Alors ma table de quatre pieds carrés, couverte des produits de ma chasse, devenait pour moi un monde bien autrement attrayant que les somptueux spectacles offerts à la même heure, par nos grandes cités, à leurs riches oisifs. Les pinces, les pointes, le compresseur, fixaient les objets de mes recherches ; la loupe, le microscope, m’ouvraient le monde des infiniment petits ; le crayon, le pinceau, reproduisaient leurs images en croquis destinés à être terminés plus tard ; la plume courant sur le papier traçait à la hâte les notes nécessaires pour fixer mes souvenirs. Je voyais les faits s’enchaîner aux faits, je sentais la pensée éveiller la pensée ; et, dans cette réaction de l’observation sur l’intelligence, de l’intelligence sur l’observation, se révélaient à moi des jouissances indicibles. Oui, dans ce petit coin du globe dont l’aspect désolé n’éveille d’abord que de sombres impressions, dans cette grande chambre dont le froid et l’humidité semblaient se disputer l’atmosphère, au milieu de cette absence de tout bien-être matériel, j’ai éprouvé, je puis le dire, les joies les plus complètes, les plus entières dont la vie m’ait encore laissé le souvenir. Et lorsque, remontant à l’origine de toutes ces harmonies, je retrouvais toujours l’éternelle puissance comme point de départ de cette admirable chaîne ; lorsque, de merveilles en merveilles, la création élevait ma pensée jusqu’au Créateur, ah ! c’était du fond de mon ame que je l’adorais dans ses œuvres, et que je m’écriais : « Gloire à Dieu ! »

Et maintenant vous comprendrez sans peine combien je m’oubliais facilement au milieu de ces travaux. Souvent je ne regagnais mon lit suspendu que lorsque mes doigts, engourdis par le froid, ne pouvaient plus manier mes instrumens avec la précision nécessaire. Souvent les Blainvilais, dont les cabanes étaient placées en face de ma fenêtre, s’étonnèrent de retrouver à trois heures du matin la clarté de ma lampe, qu’ils avaient aperçue avant de s’endormir. Des souvenirs que mon séjour pourra laisser à Chausey, celui-ci sera un des plus durables. Ces bonnes gens croyaient que je vivais sans sommeil, et plus d’un m’en a témoigné son étonnement avec une parfaite naïveté.

Peut-être sera-t-on surpris de m’entendre parler de froid et d’humidité, en songeant que j’étais à Chausey pendant les mois de juillet et d’août. Mais qu’on se rappelle ce que fut à Paris l’été de 1841, et qu’on songe que je me trouvais en pleine mer, à trois lieues de cette côte occidentale de la France ou même dans les années ordinaires un beau jour est presque chose rare. À peine ai-je vu six à sept fois le soleil pendant mes trois mois de séjour. La pluie ou la bruine ont été les compagnes fidèles de presque toutes mes courses. Souvent je suis rentré mouillé de telle sorte, que, faute d’habits de rechange, j’étais forcé d’attendre dans mon lit que le feu de la ferme eût séché mes vêtemens. Le vent du sud-ouest, frappant en plein sur ma porte, en avait si bien relâché les jointures, qu’à la moindre averse j’étais inondé. Peu de jours après mon arrivée, je m’éveillai un beau matin avec six pouces d’eau sous mon lit. Pour éviter d’être entièrement envahi, je dus faire un trou au plancher dans l’endroit le plus déclive, et, grace à cette précaution, je n’eus plus chez moi qu’une rivière au lieu d’un lac. Tous mes instrumens d’acier se couvrirent de rouille, le miroir métallique de ma camera lucida fut entièrement perdu, et j’eus quelque peine à protéger le cuivre de mon microscope. Le sel fondait dans ma salière, et une livre de sucre oubliée pendant quinze jours au fond de mon armoire se trouvait, au bout de ce temps, convertie en sirop.

Mais ces désagrémens étaient bien vite oubliés, lorsque, par une grande marée de nouvelle ou de pleine lune, je montais dès le matin dans le bateau de maître Hyacinthe, et me faisais transporter à l’Enseigne, aux Corbières ou à l’Île aux Oiseaux. Pour atteindre jusqu’aux zones basses que je voulais explorer, j’avais à faire des trajets souvent assez longs et toujours pénibles, tantôt sur des bancs de vase où j’enfonçais jusqu’à mi-jambe, tantôt à travers des roches entassées et couvertes de fucus. C’est ici surtout que mes habitudes d’enfance et mon pied de montagnard me furent utiles. Je me tirais glorieusement de ces mauvais pas, et souvent mes braves pêcheurs parurent tout surpris de voir un monsieur franchir avec rapidité ces roches escarpées ou ces pentes glissantes. Arrivé sur le bord de l’eau, je commençais à rouler des pierres, et, comme les plus grosses me cachaient d’ordinaire les animaux les plus curieux, j’y employais toutes mes forces. L’épiderme de mes mains s’usait bien vite contre les petites balanes qui les couvrent et changent leur surface en une véritable râpe. Au bout de deux jours d’exercice, il était tellement aminci, que le moindre contact devenait douloureux. Alors je me rabattais sur les sables, dont j’ai certainement remué quelques centaines de charretées. Deux pelles en fer sorties des ateliers de l’île, furent tordues ou brisées dans ces explorations ; la troisième résista, mais aussi dix livres de fer environ avaient été employées à fabriquer sa large spatule, terminée par une pointe en acier, et son manche épais d’un demi-pouce. Cet instrument, quoique un peu lourd, m’a été fort utile, et je le recommande aux naturalistes explorateurs des côtes.

Un exercice violent sur le bord de la mer vaut au moins, comme assaisonnement, les jeux du cirque et les bains de l’Eurotas : je revenais de ces excursions avec un véritable appétit de Spartiate. On comprend que le menu de mon dîner ne variait guère, Le homard formait presque toujours le plat de résistance, et remplaçait pour moi le bouilli classique des petits ménages. La bonne Normande qui faisait à mes dépens son apprentissage de cordon bleu y joignait d’ordinaire un merlan ou une plie, pêchés le matin même. Tous les dix ou douze jours il m’arrivait du continent un peu de viande fraîche, et jamais habitué des salons de Véry ou des Frères Provençaux ne s’est promis plus de jouissances gastronomiques à l’aspect du plus succulent chef-d’œuvre culinaire, que moi en voyant fumer sur ma table un morceau de bœuf ou de mouton bouilli. Parfois un pêcheur reconnaissant payait mes consultations d’une assiette de chevrettes, préparées et choisies bien mieux que chez Chevet, ou bien le brave Balüe m’apportait de la terre ferme une assiette d’artichauts, en souvenir du doigt que je lui avais conservé. Le cidre aigrelet de la ferme arrosait ces mets peu recherchés, et j’ajoutais à cette liqueur débilitante quelques verres du vin qui se vendait dans l’île sous le nom pompeux de Bordeaux.

Ce genre de vie, si varié dans son uniformité, était interrompu de temps en temps par les visites des cotres. C’était alors jour de vacance. Mon couvert était toujours mis à bord, et je n’étais pas fâché de rentrer pour quelques heures dans le monde civilisé. Quelquefois ils arrivaient portant de gais passagers que l’attrait d’une partie de pêche engageait à braver le mal de mer. Un jour même l’Espiègle débarqua sur Chausey quelques bonnes mère de famille et un essaim de jeunes filles rieuses, toutes fières d’une traversée dont rien n’avait troublé les plaisirs. Il me serait difficile de dire ce que j’éprouvai en les aidant à sortir du canot et à gravir les rochers du débarcadère. À moi pauvre ermite, qui depuis trois mois n’avais sous les yeux que les robustes Blainvilaises ou les femmes des carriers, toutes parurent aimables et jolies. L’étaient-elles ? Je n’en sais rien ; je ne les ai pas revues.

C’est que ma vie active et solitaire me rendait accessible à une foule d’impressions qu’on oublie facilement dans le commerce du monde. Au physique, au moral, j’avais retrouvé l’activité surabondante de la première jeunesse. J’éprouvais un plaisir d’enfant à franchir des barrières, à gravir les rochers les plus escarpés par les passages les plus difficiles. Lorsque du haut d’une colline ou sur une belle grève je contemplais l’horizon sans fin de la mer, lorsque j’écoutais ces mille bruits semblables à autant de voix conversant dans une langue inconnue, je sentais ma poitrine se gonfler et mon cœur battre sous l’impression de ces pensers à la fois vagues et ardens dont nos plus jeunes années nous ont laissé à tous le souvenir. Souvent j’étais obligé d’en appeler à la froide raison pour me rendre maître de la folle du logis, et pour ramener à son poste auprès de la bête l’autre qui voulait aller je ne sais où.

Cependant le temps s’écoulait : mes cahiers étaient couverts de notes, mes cartons remplis de dessins et de croquis. J’avais terminé celles de mes recherches qui m’offraient le plus d’intérêt, et, au moment d’en entreprendre de nouvelles, j’éprouvai dans toute sa force le pénible sentiment de la solitude. Le mal du pays me gagnait. Je ne luttai pas long-temps. J’emballai de nouveau livres, instrumens, collections, et pris passage à bord de la Della, une des gabares qui transportent à Saint-Malo le produit des carrières de Chausey.

C’était par un de ces beaux jours si rares aux approches de l’équinoxe, qui semblent tenir à la fois de l’été qui finit et de l’automne qui commence. Le soleil brillait dans un ciel d’un bleu profond, parsemé de quelques légers nuages. La mer était belle, et ses vagues allongées fuyaient devant une légère brise du nord-est. Nous sortîmes sans peine du Sound et fûmes bientôt en pleine mer. Malgré la lourde charge qui remplissait sa cale, la Della filait rapidement, et, à mesure qu’elle s’éloignait du rivage, mon œil embrassait l’ensemble de cet archipel, dont je connaissais pour ainsi dire les moindres recoins. En face de moi se trouvait la Grande-Île, avec son vieux château dominant le Port Homard, avec le grand et le petit Épail qui s’avançaient dans la mer comme de gigantesques lames d’épée. À droite, l’Île-Longue, les Deux-Romonts, disparaissaient à demi dans un nuage de fumée s’échappant en tourbillons des feux allumés par les barilleurs. À gauche, je voyais se prolonger la chaîne des grandes îles : la Genetaie avec ses hautes pierres levées, la Houssaie avec ses houssetons, les Corbières et leur ceinture de roches à fleur d’eau, la Meule et l’Île aux Oiseaux, qui me rappelaient le Sacaviron et ses riches productions marines. Peu à peu, ces masses, d’abord distinctes, se confondirent. Le soleil baissait, et la brume du soir descendait sur Chausey comme un voile de gaze que ses derniers rayons coloraient d’une teinte rosée. Bientôt tout s’effaça : la terre et le ciel se confondirent à l’horizon, et Chausey disparut à mes regards peut-être pour toujours. À ce moment, j’éprouvai un sentiment profond de tristesse. Sur ces roches isolées, j’avais passé de bien douces heures, et savais-je ce que me gardait le monde où j’allais rentrer ?

Cependant le vent était tombé et la gabare ne gouvernait plus. Il fallut jeter l’ancre et attendre. Le lendemain, la Della avait repris sa course, et nous longions à demi-lieue de distance la côte de Cancale, dont les collines semées de bouquets d’arbres et de maisons de campagne s’empourpraient aux rayons du soleil levant. Peu après, nous doublions le Petit-Bé, écueil isolé toujours battu par les vagues, où doit reposer un jour un illustre écrivain qui s’est fait creuser une tombe au sommet de ce rocher, comme s’il n’avait pas assez de toutes les agitations d’une vie si bien remplie, comme s’il voulait, même après sa mort, se mêler aux tempêtes de ce monde. Nous étions devant Saint-Malo, dont les noires maisons de granit, échelonnées à cent pieds au-dessus des vagues, semblaient autant de vigies épiant au loin une voile anglaise et prêtes à pousser le cri d’abordage. Quelques instans après, la Della jetait l’ancre, et je me retrouvais en terre ferme, dans la patrie de Duguay-Trouin et de Robert Surkouff.


A. de Quatrefages.