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Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XVI

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XVI

ÉMILE ZOLA CHEZ THÉOPHILE GAUTIER


Un soir, Maurice Dreyfous, mon déménageur, qui venait d’entrer comme associé de Georges, dans la librairie Charpentier, amena à Neuilly un jeune écrivain pour le présenter au poète d’Émaux et Camées.

C’était un robuste garçon d’une trentaine d’années, à la tête ronde comme un boulet de canon, les cheveux en brosse, la barbe noire et fournie, portant binocle et sentant son méridional d’une lieue. Dans ses manières, cependant, où l’assurance se mêlait à la timidité, se décelait une foi sereine, non seulement en la puissance des lettres, mais en la sienne propre, et je me rappelle, comme d’hier, la familiarité, tout juste déférente, avec laquelle il répondit au salut de bienvenue de l’hôte, qu’il voyait d’ailleurs pour la première fois. C’était comme un nec pluribus impar de maître à maître.

Ces impressions reçues à première vue sont ineffaçables, et je n’ai jamais pu oublier, je l’avoue, le mauvais effet que nous produisit, à Neuilly, la visite d’Émile Zola à Théophile Gautier. Si connu que fût déjà l’auteur de Thérèse Raquin, et si illustre allât-il devenir, il restait pourtant entre ces deux hommes une échelle hiérarchique à gravir dont les degrés ne se sautent pas à pieds joints. Les plus glorieux des intimes mêmes, Flaubert, Banville, Dumas fils, Goncourt, Leconte de Lisle, ne transgressaient pas une ligne respectueuse, deux fois marquée par l’âge et le génie, dont la barrière laissait tout son jeu à la poignée de main en fixant le point de maîtrise.

Théophile Gautier, le plus simple, le plus cordial des « patrons », et trop enclin à tutoyer tout de suite ceux qu’il sentait « de la partie », n’en était pas moins jaloux de son autorité d’art, et il aimait à ce qu’on lui en accordât un peu le bénéfice. Sans tenir à l’hommage mamamouchique qu’il rendait lui-même au grand burgrave de Guernesey, il tenait assez au : « Jeune homme, taisez-vous ! » auquel il avait un peu droit tout de même dans le burg romantique. Question d’étiquette professionnelle, dont l’oubli à Paris, sur les boulevards mêmes, signe son provincial au moins. Il est significatif que Théophile Gautier, à la suite d’autres visites encore, n’ait jamais tutoyé Émile Zola, malgré la très réelle admiration que lui inspirait le talent du romancier, qui avait pris trop vite le tabouret de maîtrise, et avant l’« asseyez-vous » du chef de corporation.

Je ne m’explique ainsi, et que de la sorte, la résistance que j’ai toujours opposée à la marche victorieuse de ce naturalisme dont Émile Zola mena le char bourbeux et sonore. L’Assommoir même ne me fit pas revenir de l’impression fâcheuse de cette présentation. Je m’en accuse. Il ne fallut rien moins que l’attitude magnifique de l’écrivain dans l’Affaire, et le geste inoubliable par lequel il jeta la plume française dans les balances de la Thémis inique, pour réduire ma raillerie et me décider à saluer cette fois un grand homme, honneur des Lettres. Il l’est.

La nature marque toujours les gens d’élite d’un signe physique auquel l’observateur ne se trompe pas. Émile Zola, qui n’était point beau et dont la carrure massive, quasi ouvrière, évoquait l’image universitaire du Bos suetus aratro appliquée à Bossuet, avait une voix charmante dont le timbre sonnait comme une cloche d’argent. Si on l’a gardée dans le phonographe (et c’est une précaution que l’on devrait prendre pour les personnages célèbres), on jugera mieux, à l’ouïr à travers le temps, de l’étonnement où elle nous plongea lorsque nous l’entendîmes se réclamer, séance tenante, d’une situation prépondérante que Balzac ne lui cédait pas encore et que lui disputaient les Goncourt.

Il préparait alors cette série de Rougon-Macquart, dont le premier volume, La Fortune des Rougon, venait de paraître, et il expliquait, de sa voix ténorisante, qu’il avait résolu d’être le Suétone du Second Empire. Théophile Gautier avait lu ce premier volume, sur la recommandation même d’Edmond de Goncourt, et il avait été frappé de sa puissance de réalisation.

— Il ne tient pas encore son style, qui est enchevêtré et plein de lianes, mais c’est un Maître qui nous vient, avec son Z fatidique, comme Z. Marcas et Balzac lui-même.

Tel avait été le pronostic. L’arrêt en avait dans sa bouche une importance majeure et considérable. Pour mener à bien l’œuvre énorme qu’il projetait, Émile Zola désirait en effet traiter avec un éditeur, sur le pied d’une mensualité qui lui assurerait la vie matérielle en le dégageant du journalisme alimentaire. Georges et Maurice Dreyfous, devenu son associé, hésitaient encore à conclure cet arrangement, assez aventureux, en somme, malgré la réputation grandissante du débutant et son énergie dont l’orgueil lui luisait au binocle. Ils avaient décidé d’en référer au critique, comme le poète, impeccable, et d’en décider sur son jugement.

Il avait été résolument favorable.

— Marchez, avait-il dit, l’affaire est sûre.

Et il avait ajouté avec un sourire ironique d’augure :

— Dites-lui de ma part de ne pas exagérer le romantisme.

C’était pour remercier le poète d’une intervention qui lui ouvrait la carrière que, conduit par Maurice Dreyfous, Émile Zola était venu à Neuilly.

Comme il amassait dès cette époque les matériaux du roman qu’il voulait consacrer aux Halles (Le Ventre de Paris), il avait combiné l’heure de sa visite de façon à pouvoir assister, en sortant, à l’arrivage des voitures de maraîchers, qui défilent, à l’aube, sur le pont, chargées des denrées de la banlieue. Il comptait exécuter ce tableau pittoresque d’après nature.

De onze heures du soir à trois heures du matin, il fallait occuper le temps et, quoique déjà bien malade, l’hôte n’en laissait à personne pour la besogne de causerie. Tous les mémorialistes s’accordent à lui décerner la palme et la couronne de cet art, aujourd’hui disparu de la société française, et tué par le jeu ou par la musique. Gautier causeur était encore supérieur peut-être au Gautier styliste, et, quand débridé du caveçon, il pouvait cavalcader à travers la forêt des idées, des mots, des images, il ressemblait à quelque François Rabelais perçant son Alcofribas Nasier et dévoilant toutes les énigmes du Pantagruel.

Le tableau de l’arrivage des maraîchers par le pont de Neuilly, leur défilé sur l’avenue au lever du jour en caravane, ce tableau de Paris enfin que le naturaliste avait besoin de voir pour le rendre, ne suffisait-il pas aux poètes de l’imaginer pour le réaliser ? Est-ce que Victor Hugo avait vu la Cour des Miracles sous Louis XI ? L’idée qu’on se faisait de Balzac était à contresens de la vérité. Balzac ne « regardait » jamais. On n’a pas trouvé une note dans ses papiers. Il avait tout en lui, dans sa chambre noire. Copier, c’est trahir, soit le peintre, soit le modèle. Le père Ingres demandait dix ans pour faire un portrait ressemblant, car les portraits ne ressemblent que quand on est mort.

— La nature ne pose pas. Elle apparaît à chaque minute et s’éclipse. Entre deux pipes de Corot l’arbre a changé avec le vent. Pour ce qui est des paysages littéraires, dites-moi ce qu’il reste des instantanés de Sébastien Mercier ? Où est Restif de la Bretonne qui photographiait avant l’invention de Daguerre ? Deux vers de l’oncle Beuve, et j’ai Paris. Je vais vous la faire, moi, d’ici, si vous voulez, votre caravane de maraîchers, sans quitter mon fauteuil ni déranger Éponine…

Et il la lui fit. Il y a des jours dans la vie où le plus utile des arts semble être la sténographie. Je ne me console pas de ne pas l’avoir possédé ce soir-là. Émile Zola m’a dit souvent qu’il avait, lui aussi, gardé de cette visite un souvenir inoubliable, mais pas plus que moi il n’a pu le rendre, celui-là, même d’après nature.