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Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XX

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XX

LE MARIAGE


Le mariage avait été fixé, pour l’église, au 15 mai (1872), et, pour la mairie, à la veille, selon l’usage. Les témoins de l’épousée étaient Eugène Giraud et Claudius Popelin, le poète émailleur qui, par son union morganatique avec la princesse Mathilde, se revêtait pour la circonstance d’une autorité précieuse au cœur du Maître. Quant aux miens, pouvais-je en avoir un autre que Zizi, devenu, sous le nom patronymique de Charpentier, un gros notable de la Ville Lumière ? Le deuxième s’appelait Henry Delas. Il était chef de bureau à la Caisse des Dépôts et Consignations. Il avait joué deux rôles importants dans ma vie, et je lui avais une gratitude profonde de l’appui qu’il m’avait prêté à une époque douloureuse, où toutes mes joies d’enfant avaient sombré dans les larmes. Je les avais pleurées chez lui, au milieu des siens, bercé par les rythmes slaves de Frédéric Chopin, qui régnait là sur trois âmes d’élite. Témoin de ma tristesse, Henry Delas devait l’être de mon bonheur. Je lui devais encore, et ce trait d’amitié est inoubliable, de n’avoir jamais, et quel que fût le lieu où je transportasse mes lares errants, manqué de piano. Par ses soins, le meuble sonore me suivait partout en mes essais de location et imposait confiance aux propriétaires. C’est grâce à cet excellent homme que notre bohème ternoise eut toujours ce caractère musical et philharmonique qui lui enchanta de longs jeûnes.

Ces quatre témoins devaient se trouver réunis à la mairie de Neuilly, rue de Sablonville, où j’avais moi-même à conduire ma mère, tandis que de son côté, Théophile Gautier arriverait avec sa fille. Zizi lui envoya son coupé, que le vieux romantique salua de ce mot si drôle et si mélancolique :

— Tiens, le tilbury de Renduel !…

Et les choses allèrent dans l’ordre normal et ordinaire, sous le vol planant des lois. Le maître écouta religieusement, comme il faisait toujours, l’allocution du « représentant de l’autorité » bardé de l’écharpe aux trois couleurs, et lorsque celui-ci lui demanda s’il consentait à me donner sa fille, il se tourna vers elle et, d’un geste qui semblait suspendre l’épée de Damoclès sur sa tête :

— Il est temps encore, fit-il, décides-en ?

Si je n’avais pas été tranquille, il eût suffi, pour me rassurer, du sourire dont il adoucit cette malice, mais il fallait bien que le père se vengeât un peu du gendre, et j’ai connu depuis le plaisir innocent qu’on éprouve à cette dernière taquinerie.

Le laps de vingt-quatre heures qui, dans nos usages, sépare le mariage civil du mariage religieux, crée aux jeunes couples investis de leurs droits naturels une situation assez étrange, et dont un auteur comique tirerait une jolie pièce. Je m’y suis moi-même essayé quinze ans plus tard, dans une bouffonnerie représentée au Palais-Royal, et qui, malgré la collaboration d’Edmond Gondinet, y eut un sort précaire. Il en eût été autrement peut-être si je m’étais mieux inspiré de ma propre expérience, comme aussi des développements que les tantes Zoé et Émilie se plurent à apporter au thème. Ils étaient même trop ingénieux pour elles, et j’ai toujours soupçonné l’auteur du Tricorne enchanté, bastonnade mêlée d’un couplet, d’avoir, pour la sortie, été dans la coulisse.

— Il va être minuit, me dit-il en me reconduisant à la porte, et les convenances exigent que tu rentres chez toi. Nous te garderons sévèrement ta femme jusqu’à demain. De ton côté, évite les dangereuses rencontres et file les yeux baissés le long des maisons closes. Si, par hasard, tu ne pouvais pas dormir, crois-moi, fais-lui des vers, elle les adore, et je te les corrigerai !… Bonne nuit, mon gendre.

Le lendemain, tout ce que Paris comptait d’illustre dans les arts et les lettres débordait en cohue autour de l’église Saint-Pierre de Neuilly, qui, à dix heures, était déjà pleine. Si Théophile Gautier était universellement admiré, il était encore plus aimé, et, si excentrique que fût la rue de Longchamp, le boulevard s’y prolongeait quand il s’y passait un événement intéressant le bon et grand Théo.

De la cérémonie religieuse je n’ai rien à conter, sinon que Faure vint de lui-même y chanter, accompagné par l’excellent musicien Lafitte, organiste de Saint-Laurent, et vieil ami de la famille. Gautier ne put se rendre à l’église qu’en chaussons fourrés, car il avait déjà les pieds et les jambes gonflés par l’albuminurie, mais il ne voulut point s’asseoir et il entendit la messe debout, les yeux perdus dans une rêverie qui ne parut de bon augure à personne. On avait, du reste, oublié d’apporter à l’officiant l’acte civil du mariage, et pendant que Maurice Dreyfous courait le chercher sans savoir où, car il avait été, la veille, jeté à l’aventure dans la corbeille à papiers, ou ailleurs, le prêtre fit jurer à nos témoins qu’ils l’avaient vu, touché et même signé, et que par conséquent nous n’en avions pas lésé la République. On le retrouva, bien entendu, dans la poche même du poète, pendant le déjeuner dînatoire qui suivit l’office. Cujas en avait fait crédit à Jésus.

Ai-je besoin de vous dire qu’à ce déjeuner dînatoire il ne manquait pas un camarade des années d’apprentissage ? Les peintres de la rue de Vaugirard étaient venus en tapissière, amenant avec eux la maman Glaize et le vieux maître du « Pilori ». Il n’était pas jusqu’à la mère Labit, notre ravitailleuse du siège, qui n’eût voulu assister, de la cuisine, à la fête hyménéenne.

On avait dressé deux tables, l’une dans le salon, au milieu des tableaux, pour les membres des deux familles ; l’autre dans la salle à manger, pour les jeunes de la bohème. D’abord intimidés par la présence de l’homme illustre qu’était leur hôte, ils se tinrent sur la réserve la plus correcte et la plus déférente. Ce fut Gautier lui-même qui les mit à l’aise, ne craignant rien tant que d’être traité en mamamouchi, et plus encore en notaire. Et la coupe au poing, le verbe aux lèvres, il leur sonna la joie des Jeunes-France. Cinq minutes après ils jouaient au cheval fondu sur la terrasse.

À la grande table, outre les témoins et les tantes, mes deux beaux-frères et leurs femmes, la maman Ernesta et dame Eugénie, mère de Théophile, le maître avait à sa droite ma mère, et ma grand’mère à sa gauche, et jamais famille régulière et bourgeoise ne fut plus bizarrement entremêlée, sous une tente patriarcale, à une smalah plus diverse en lignée.

Ma pauvre bonne femme de grand’mère, venue exprès de Limours-en-Hurepoix — ce fameux Hurepoix dont le nom jetait le poète dans la béatitude — était partagée entre deux sentiments, également confus, où elle cherchait vainement à s’y reconnaître. Elle ne s’orientait pas dans la roulotte. Dans l’océan d’incertitude où la plongeaient les longs cheveux romantiques et l’aspect turc de l’hôte, la seule rosette d’officier de la Légion d’honneur, qui lui ornait la boutonnière, était comme la boussole à laquelle elle demandait son chemin. Eugène Giraud et Claudius Popelin s’amusaient follement à suivre dans les yeux de cette douce aïeule le conflit d’âme de la poule qui voit l’un de ses petits descendre à la mare aux canards. Ils étaient si divinement tendres et si mouillés d’amour, les yeux admirables de ma grand’mère !

Et l’heure sonna, redoutée des pères, où le voleur emporte le trésor dérobé. Nous la prolongeâmes le plus longtemps qu’il nous était possible, car nous savions, hélas ! le glas qu’elle lui tintait. Debout à la fenêtre de sa chambre, il fit venir la calèche du vieux loueur qui l’avait emmené si souvent, avec elle, au théâtre, les soirs de premières ; il nous embrassa, la gorge serrée sans mot dire, prit Éponine sur les genoux, et continua son rêve de l’église.

— À Rosebois, maison du bonheur, chez la maman Glaize !


Cy finissent mes années d’apprentissage, le gai roman de ma jeunesse et la première partie des Souvenirs de Caliban.