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Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Chez Victor Hugo/II

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II

AUTRE DÎNER CHEZ VICTOR HUGO


AVENUE D’EYLAU


Le dîner de ce soir a été très intéressant, et j’en note en rentrant les détails caractéristiques. Les convives, avec nous, étaient Vacquerie et Louis Blanc.

Je croyais comme tout le monde que Victor Hugo ne lisait pas les journaux : c’est une erreur. À notre entrée dans la véranda, où il nous attend, le maître me parle d’un de mes articles sur Zola. On n’aime pas beaucoup l’auteur de L’Assommoir dans l’entourage, et pour cause. « Restif de la Bretonne avait dit tout cela avant lui. Rien ne survit que le style. C’est un jeune homme bien doué, mais il devrait bien lire Eschyle… »

On se met à table sans attendre Louis Blanc, qui est en retard. C’est Vacquerie qui engage le feu de la causerie. Jules Simon est sur le tapis. Numérote tes os, mon bonhomme. Très spirituel et bon enfant, Vacquerie, et beaucoup de verve. On va donner dans la politique. Voici Louis Blanc : « Ce sont ces diables d’omnibus ! » Neuf heures passées.

Ma foi ! Jules Simon la danse. Je ne sais pas ce qu’il a fait. Je crois qu’il s’est opposé à l’article 7. Toujours est-il que son caractère clérical est unanimement désapprouvé.

« Pendant que j’étais en exil, conte Louis Blanc, M. Jules Simon, sollicité de prêter serment à l’Empire pour être député, me dépêcha l’un de ses amis, nommé, je crois, Tricoche, afin de me prier d’écrire une lettre sur le serment politique, et comme quoi un bon républicain devait refuser de le prêter. Il désirait s’abriter sous mon opinion qui, paraît-il, avait quelque autorité dans la matière. Je fais la lettre, je l’envoie, et j’apprends que M. Simon venait de prêter le serment.

— Au dîner du Congrès littéraire, repart Vacquerie, il se faisait tout petit, et se perdait, modeste quoique ostensible, dans la foule. On le reconnaît, on le presse de prendre la parole : il s’esquive, se récuse, glisse entre les bancs. Alors on le laisse tranquille. Voyant cela, il bondit à la tribune et il l’occupe cinq heures !

— Le caractère, dit gravement Victor Hugo, n’est point égal au talent chez cet homme d’ailleurs remarquable et que j’ai beaucoup aimé. Mais il a rendu de grands services à la bonne cause. »

Quelle chose amusante, bizarre et unique que la causerie française ! Voici maintenant qu’on reparle de Zola, puis c’est Neftzer qui traverse le kaléidoscope, et puis Delescluze.

« Pour celui-là, dit Hugo, sa mort rachète sa vie. »

Que veut dire cette phrase mystérieuse ? Louis Blanc et Vacquerie ont l’air cependant de la comprendre. Moi, je n’y entends rien, je ne sais pas. Peut-être n’est-il point question du Delescluze de la Commune.

« Neftzer, conte Vacquerie, était avec nous en prison, en décembre… »

Ma foi, je n’écoute plus : c’est trop ennuyeux, votre politique. Fort heureusement survient Me Cléry, l’avocat bien connu. Je le prends d’abord pour Coquelin, à qui il ressemble de ton et de manières, du moins au premier aspect. On passe au salon, et par une attention délicate de Vacquerie, qui connaît les faibles du maître, on se met à traiter de l’immortalité de l’âme.

Religion pour religion, Vacquerie préfère encore le catholicisme à tout le reste. Il est avant tout artiste et le catholicisme favorise les arts. Le protestantisme est iconoclaste et intolérant. Du reste, il ne peut se résoudre à croire que son moi doit disparaître entièrement et qu’il ne reverra plus les êtres aimés. C’est impossible et antinaturel. Il repousse le matérialisme.

Me Cléry prend la défense du protestantisme. Il rappelle que le dix-huitième et le dix-neuvième siècle ont adouci les mœurs des prêtres et que, s’ils en étaient encore au seizième ils seraient plus intolérants que les protestants. Très curieux, ce maître avocat ; il parle avec une aisance étonnante, il a le jeu des mots, le jonglement et le boniment. Il jette ses gants dans son chapeau, s’avance sur la pointe des fesses, résume les opinions émises, rend hommage au génie du maître comme le prêtre encense l’autel avant d’y monter, et ouvre le robinet. D’ailleurs un esprit caustique, une belle voix claire et chaude, et du trait. Quand j’aurai un procès avec un imbécile, c’est à Me Cléry que je m’adresserai ; mon adversaire pourra gagner sa cause, mais il s’en ira lardé.

Louis Blanc voudrait croire, mais il ne peut. Son esprit est façonné à la méthode et aux constatations du réel et du tangible. Il n’a point de renseignements suffisants, il s’abstient avec un sourire. Quel homme fin que ce petit homme et quel grand esprit lucide, calme et pratique !

Victor Hugo prend la parole. Un silence respectueux s’établit, c’est très solennel.

« L’homme n’a pas besoin de religion, quelle qu’elle soit. Les prêtres de toutes les religions sont haïssables. Les fables religieuses étaient bonnes pour l’enfance de l’humanité. Mais l’humanité a grandi, elle peut et elle doit s’en passer désormais. Pour elle, il y a le vrai, et le vrai, c’est Dieu, principe de tout et qui suffit à tout. Le moi est immortel, c’est incontestable. Le moi, c’est le point géométrique, c’est le nécessaire. Qu’il se transforme d’une manière ou d’une autre, en ceci ou en cela, peu importe. Ce qui importe, c’est qu’il survit et vit. On se reverra sous une espèce inconnue, imprévue, peut-être, mais on se reverra. »

Ici le poète s’est soulevé de terre et il est allé aux étoiles. Ce fut magnifique à entendre, et c’est impossible à rendre. Son idée de la vie éternelle est celle-ci que nous devons mourir sur terre pour faire place aux autres. Sans cela on finirait par se toucher les coudes. C’est une loi d’ordre que subissent toutes les planètes. On meurt dans toutes les planètes. L’immortalité est entre toutes, dans l’infini. C’est là qu’a lieu la métamorphose des bons ; car il y a des bons et des mauvais, des élus et des damnés.

Et comme Louis Blanc se récriait : « Oui, des damnés, mon cher Louis Blanc, vous en voyez tous les jours, des damnés, vous en touchez, vous en nourrissez. Les pauvres animaux martyrisés, par exemple. Qu’est-ce qu’ils ont fait pour mériter tant de souffrances ? Ils ont fait quelque chose, n’en doutez pas ; ils expient, sous la main de l’homme, justicier de Dieu, des crimes inconnus. J’ai vu à Guernesey un cheval qui recevait douze cents coups de fouet par jour. Le soir il rentrait dormir, et le matin son supplice recommençait. Je priais pour lui et je demandais à Dieu ce que cet être avait pu faire pour mériter un sort aussi terrible ! Dites-le-moi, si vous le savez.

— Mais alors, objecte Louis Blanc, le petit chien de manchon qui passe sa vie sur les genoux d’une duchesse ?

— Pardon, interrompt Mme Drouet, voudriez-vous l’être ? »

Et l’on s’est séparé sur ce trait charmant.