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Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Critique d’art/IV

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IV

LA FONTAINE DES GABOURETS


Je n’avais pas toujours, Dieu merci, la critique d’art si grave et bonimentaire. Hors du Journal officiel et loin du regard sévère d’Ernest Daudet, il m’arrivait, pour mon dimanche, de jongler dans les feuilles gaies avec ma férule mac-mahonienne, à l’exemple de ce bâtonniste de la place des Pyramides qui avait été l’une des admirations de ma badauderie parigote. « Vous avez le Seize Mai sournois », me disait Rochefort à Genève. Et c’était vrai, je louchais sous la toge du sacerdoce à cette liberté de penser haut et de tout dire qui y dessinait déjà le chroniqueur irrévérencieux, aux pseudonymes protéens, que j’allais être. « La Fontaine des Gabourets », églogue, fut l’un de mes premiers essais d’irrévérence. Il n’était pas fait précisément pour plaire, à l’hôtel Drouot, dans le « monde où l’on vend », ni à l’Officiel du reste, et mes catalogues se ralentirent. C’était le temps des faux Corots, ou « trouilleberts », et les experts jurés y perdaient leur latin et la tête, à la grande risée de la ville et des ateliers. Acquéreur de « La Fontaine des Gabourets », Alexandre Dumas, pris dans la nasse, se débattait contre eux comme un diable et il avait appelé Gérôme pour juge. C’est la scène de ce jugement que je mettais en dialogue.


LA FONTAINE DES GABOURETS
ÉGLOGUE

Personnages : L’ombre de Corot. L’ombre de la pipe de Corot. Trouillebert enchaîné. Gérôme, arbitre. Alexandre Dumas, personnage muet. Experts, jurés, nymphes. Des fleurs.

L’ombre de la pipe. — Ce scaferlati est vraiment supérieur ! La Régie se surpasse, et n’étaient quelques chalumeaux amorphes et suédois et de vagues démêlures de peigne, sans doute oubliées là par la cigarière amoureuse, je brûlerais heureuse en l’honneur de Gambier !

L’ombre de Corot. — Dans mon gilet, petite ! En voici un de l’Institut !

Gérôme (entrant). — Qu’est-ce qu’on me veut ? Pourquoi me dérange-t-on ? J’arrive du désert. Je descends de chameau. J’étais bien. J’étais très bien. Qui est-ce qui fume de ce sale tabac impressionniste ? Encore un à Manet !

Trouillebert (enchaîné). — Léon, Léon, dégrafe-moi, je t’en prie. Ils m’ont ficelé à ce tronc d’arbre mal modelé. Ils veulent me faire avouer que mes tableaux ne sont pas de moi. Si je joue les Marsyas, ne crois pas que ce soit pour mon plaisir.

Gérôme (riant) — Elle est excessivement bonne !

Chœur des experts. — Maître, voici le corps du délit. Jetez un simple coup d’œil sur ce tableau, et dites si un autre que le seul Corot a pu allier tant de solidité à tant de fluidité et travailler ainsi dans le lumineux ?

Gérôme (mettant son binocle). — C’est très joli. Qu’est-ce que ça représente ?

Trouillebert (enchaîné). — Malheureux ! tu le regardes à l’envers.

Chœur des experts. — C’est la Fontaine des Gabourets. Nous l’avons casée à M. Alexandre Dumas contre dix-sept mille francs. Ça en vaut vingt-sept comme un sou !

Alexandre Dumas. (Il soupire.)

Gérôme. — Ah ! c’est la Fontaine des Gabourets ? Je vois bien la fontaine ; mais où sont les Gabourets ?

Trouillebert (enchaîné). — Léon, Léon, tu baisses. Tu n’es plus aussi brillant qu’au temps du Combat de coqs.

Gérôme. — Le Combat de coqs ? mon meilleur tableau. C’était le bon temps. T’en souviens-tu, mon vieux Trouille ? (Il va s’asseoir à côté de Trouillebert enchaîné.) Veux-tu une cigarette de Turc ?

Trouillebert (enchaîné). — Je ne peux pas. J’ai les mains prises.

Gérôme. — Ça c’est embêtant. (Il fume.)

L’ombre de la pipe. — Il fume ? Eh bien alors ?

L’ombre de Corot. — À mon bec, chère enfant.

Chœur des experts. — Quel drôle d’arbitre nous nous sommes choisi là. Il n’y entend rien du tout.

(Des nymphes passent au fond.)

Gérôme. — Tiens, c’est gentil, ici. C’est-il cela les Gabourets ? (Il regarde les nymphes.)

Trouillebert (enchaîné). — Demande à M. Dumas. Il a la spécialité.

Alexandre Dumas. (Il baisse la tête.)

Chœur des experts. — Ne pourrions-nous savoir, monsieur Gérôme, ce que vous pensez du tableau, ce que votre arbitrage en décide, et à qui vous en fixez la paternité ? Nous buvons vos paroles, à cause des dix-sept mille francs ; car, s’il est de M. Trouillebert, nous serons forcés de rendre l’argent, et s’il est de Corot, M. Alexandre Dumas aura fait une bonne affaire et il nous gardera sa précieuse pratique.

Trouillebert (enchaîné). — Adsum, adsum, qui feci !

Gérôme. — Si tu parles latin, je dis que c’est de toi. (Il reprend la toile et remet son binocle.) Comme dessin, c’est du gâchis, d’abord. Les Gabourets ne sont pas d’aplomb sur leurs jambes ; les rotules sont mal emmanchées, et au point de vue anatomique, rien n’est en place. Et d’une !

Trouillebert (enchaîné). — Dis donc, toi, là-bas ?

L’ombre de Corot. — Mais les valeurs, monsieur Gérôme, les rapports de tons, les passages, l’enveloppe aérienne ?

Gérôme (regardant de tous côtés). — Qui est-ce qui parle du nez, par ici ? On a donc lâché les critiques ?

Chœur des experts. — Oui, les valeurs, cher maître ?

Gérôme. — Des valeurs ? Connais pas. Je suis peintre. J’arrive du désert. Les valeurs ? C’est l’affaire des Rothschild. D’ailleurs, vous me dites que ça vaut dix-sept mille francs. Les voilà, les valeurs ! Je n’en vois pas d’autre.

L’ombre de la pipe. — Je m’éteins.

Trouillebert (enchaîné). — Enfin est-ce de moi ?

Gérôme. — C’est possible. Mais j’ai connu un temps où tu faisais mieux que ça. Le temps du Combat de coqs. Te souviens-tu de ce temps-là, Trouille ?

Chœur des experts. — Allons bon ! il va recommencer !

Trouillebert (enchaîné). — Est-ce de moi ? Est-ce de moi ?

Gérôme. — Si tu y tiens. D’ailleurs, tu dois bien le savoir. Quand on fait de ces choses-là, on s’en souvient toute la vie. C’est comme un remords encadré. Je me rappelle que, un jour, au Caire…

Chœur des experts. — Monsieur Gérôme, nous ne vous demandons pas si le tableau est bon ou mauvais, nous vous demandons si il est de Corot.

Gérôme. — Alors c’est une autre paire de manches. Je ne fais point dans la partie. Mais, si vous voulez, je connais quelqu’un qui est très fort sur l’article. Un gentil garçon, n’ayant par lui-même aucun talent personnel, mais qui fait le Corot dans la perfection. Je dirai même qu’il les fait mieux que Corot, et sans s’en douter. Car s’il s’en doutait, il n’en ferait plus. Voulez-vous que je vous mette en rapport avec lui ?

Chœur des experts. — Entendu. Où loge-t-il ?

Gérôme. — Le voilà. (Il montre Trouillebert enchaîné.)

Chœur des experts. — Est-ce un arbitrage décent que de s’en remettre ainsi à la personne juge et partie ?

Gérôme (déliant Trouillebert). — Sois libre et parle. Suppose que ce tableau est de moi, ou qu’on me l’attribue, et dis-nous combien tu l’estimes.

Trouillebert (désenchaîné). — Avec la signature, un million. Sans la signature, le prix du cadre.

Gérôme. — Viens déjeuner avec moi. Nous parlerons du Combat de coqs. (Ils sortent bras dessus, bras dessous.)

Chœur des experts. — Il ne nous reste plus qu’une seule chose à faire. Évoquer l’ombre de Corot au moyen d’une table tournante. Puisqu’on a vu des tables écrire, il doit y en avoir pour signer. La table qui signe les Corot anonymes a certainement été prédite par Allan-Kardec, le tout est de la découvrir. (Ils sortent.)

Alexandre Dumas. (Il s’enfuit.)

Les fleurs. — Poussons, mes sœurs, et colorons-nous au soleil. Nous ne sommes pas signées, et cependant nous sommes belles, bien peintes, bien dessinées, et chaudes de ton, et fines de modelé et pleines de jolis rapports et de valeurs. Nous ne valons que ce qu’on nous estime, selon qu’on nous aime, et les trois quarts du temps on ne nous paie que d’un baiser.

L’ombre de la pipe. — C’est drôle, papa Corot, ce scaferlati supérieur embaume la verveine, la rose et l’iris.