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Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Six semaines en corse (1887) Le tour de l’île en calèche/Corte

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CORTE


Le premier aspect de Corte est réellement saisissant.

Au tournant du col de San-Pietro-di-Venaco, on débouche tout à coup devant une vallée large, profonde, encadrée de hauts monts, que deux torrents luisants sabrent en croix. On dirait d’un duel en effet entre le Tavignano, rude cavalier d’or, et la Restonica, fière amazone à l’armure d’argent, duel sonore s’il en fut et dont tous les coups retentissent au loin.

Ce tournoi s’éternise dans une lice ravagée, où des ceps de vigne brûlés et tordus par le phylloxéra figurent assez bien un champ de bataille couvert d’ossements calcinés par le soleil et décharnés par les oiseaux de proie.

L’amphithéâtre est formé par les gradins alpestres du Rotondo, et, au centre de la lice, un rocher de trois cents pieds, dégringolé là dans une secousse géologique et sur lequel s’érige une citadelle, semble être la tribune de la cour des juges du camp.

Telle est l’illusion d’arrivée.

Elle est encore corroborée par cette remarque assez curieuse que le nom de Corte signifie « cour » en effet, en italo-corse.

L’admirable situation de la ville, tant au point de vue stratégique et défensif qu’au point de vue artistique et pittoresque, s’explique par la tradition locale qui veut que Corte ait été fondée par les Maures de l’occupation de 773, c’est-à-dire sous Charlemagne, et que les rois sarrazins y aient établi l’un de leurs séjours d’été délicieux. Je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient, et j’accorde de grand cœur la vraisemblance, n’étant pas clerc en ces questions.

Mauresque ou non, toujours est-il que ce roc de cent mètres couronné d’une citadelle à laquelle s’accrochent, comme grappes de lierre, des maisons assez vertigineuses, est d’un effet surprenant.

Sourcilleux et rébarbatif, il se plante au centre de l’île, et l’on sent que c’est là, que bat le cœur du farouche petit peuple dont l’histoire vaudrait celle des Grecs, si plus d’art l’humanisait un peu. Corte, c’est Sparte avec une acropole ; elle a, en Paoli, son Lycurgue à la fois et son Pausanias.

J’avais souvent entendu citer un dicton familier aux insulaires :

« Le Corse est Français à Ajaccio, Italien à Bastia, Corse à Corte. »

Je l’ai compris dans cette dernière ville. Corte est la vraie capitale, non seulement de l’indépendance, mais de l’esprit et du caractère cyrnéens, et Pascal Paoli en reste l’incarnation.

En Bonaparte on trouve, à doses égales, mais on trouve les trois nuances du type : l’italienne, la corse et la française. En Paoli, on ne trouve que la deuxième.

À Corte, je fus extrêmement frappé de cette prédilection des insulaires pour leur Pascal Paoli. Elle est ethnique.

La maison de Paoli est bien municipal.

C’est la mairie, l’école et le musée.

Elle est publique, intacte et sacrée.

Les Corses veillent sur celle-là ; ils vont sans doute y placer les cendres que l’Angleterre restitue à leur vénération.

Lorsque nous arrivâmes dans cette petite ville sourcilleuse, au pied de laquelle deux torrents en collision vocifèrent, il y avait une course de chevaux corses sur le boulevard.

Ce boulevard, longue avenue ombreuse de platanes et dallée comme une rue italienne, aboutit à la place où le bronze du libérateur se dresse sur sa fontaine.

Là était le point d’arrivée et le but du steeple-chase. Montés à poil sur leurs petits chevaux noirs, chevelus, aux jambes fines, de jeunes gars de quinze à dix-huit ans, souples, ardents et nerveux, accouraient au triple galop du côté de Bastia, et les dalles de la rue sonnaient comme cloches à leur passage.

Quand on n’a pas vu un Corse à cheval, on ne sait pas ce que c’est que l’ivresse de la liberté.

Sous leurs vastes chapeaux de berger, aux ailes battantes, les regards des coureurs jetaient les feux du diamant noir.

Comme dans les bas-reliefs antiques, ils tenaient le bridon tendu de la main gauche, et la droite, levée en balancier, fouettait les rameaux bas des platanes et dessinait dans l’air le sillage de leur course.

Ils allaient de la sorte vers la statue de Paoli, comme la flèche file au but ; et lorsqu’ils arrivaient devant elle, ils la saluaient avec un tel enthousiasme qu’il était inutile de savoir le patois corse pour comprendre ce qu’ils lui disaient.

On ne parle de la sorte à un bonhomme de bronze que lorsqu’il vous répond quelque chose à l’oreille.


la peveronata et le broccio

Malgré tout l’intérêt que les souvenirs du libérateur de la Corse inspirent aux visiteurs de Corte, ma visite, à moi profane, m’en promettait un autre d’un ordre moins relevé peut-être, mais plus rare. Je désirais y manger une « peveronata ».

Qu’est-ce qu’une « peveronata » ? allez-vous dire.

Je n’en savais absolument rien moi-même. On m’avait dit seulement : « Si vous allez en Corse, ne manquez pas de vous arrêter à Corte pour y déguster la « peveronata ». Il n’y a que là qu’on sait la faire. »

« Peveronata » se traduit assez exactement par « poivrade », mais cela n’explique rien du tout.

Or donc, en arrivant à l’hôtel de l’Europe et dès le seuil, où nous attendait l’excellent M. Pierraggi, son propriétaire, mon premier cri d’affamé fut :

« Avez-vous de la « peveronata ? »

À cette question, sans doute malencontreuse, je vis notre hôte soupirer, et ses regards embrassèrent mélancoliquement le vaste vignoble calciné où le microbe a mis la ruine.

« Ah ! fit-il, ce n’est pas la truite qui manque ; c’est le reste ! »

Le reste, c’était le raisin. Or, sans raisin, pas de « peveronata » !

En 1872 encore il y avait tant de raisin sous Corte, qu’après en avoir exporté pour six bons millions, les vignerons ne savaient plus que faire de ceux qui leur restaient. Ils le donnaient, et, pour retrouver un peu de place dans leurs caves, ils finirent par jeter dans la Restonica le surcroît de leur récolte.

Les truites de ce torrent sont fameuses. Elles disputent la palme de la faveur à celles du lac de Melo, dans le Rotondo, qui, à dire d’expert, sont plus maigres. Elles aiment les eaux glacées de la Restonica, où, paraît-il, les anciens Corses venaient tremper leurs épées pour leur donner une belle patine, et elles s’y engraissent à plaisir.

Quand elles reçurent dans leur neige fondue ces cascades inconnues de vin rouge, les truites s’y grisèrent. Elles s’en allaient à la dérive, le ventre en l’air, et on les prenait à la main sous les ponts.

Quelques Cortésiens eurent l’idée de cuire ces ivrognesses et de les accommoder, et ils connurent qu’elles étaient divines. La « peveronata » était inventée.

Ce n’est pas autre chose, en effet, qu’une bouillabaisse, ou soupe de poisson, à un seul poisson qui est la truite de torrent corse. Elle les vaut tous. Bouillabaisse au vin, Messieurs et Mesdames ! Mais avez-vous le cœur solide et l’estomac invulnérable ?

La truite grasse (il la faut grasse) est d’abord cuite dans l’huile d’olive, puis précipitée en un court-bouillon aromatique de vin de Corse où il entre du poivron, de la tomate, des piments rouges, de l’ail à foison comme il sied, du vinaigre et du poivre, du poivre, du poivre.

Point de safran, ce qui m’étonne.

J’ignore combien de minutes doivent cuire ensemble les éléments de cette terrible composition ; mais quand on l’a avalée, on a l’enfer dans le corps. Dante lui-même en serait malade !

Le succès de la « peveronata » fut considérable à Corte, même dans cette population sobre qui se nourrit d’une polenta de châtaignes. On constata, en effet, qu’elle altérait tellement qu’il fallait boire au moins pendant un jour et sa nuit pour apaiser la soif qu’elle déterminait.

Et les caves se vidaient d’autant pour la vendange de l’année suivante !

Hélas ! depuis 1872, les pauvres Cortésiens, attristés par le fléau qui les a ruinés à demi, ne font plus de « peveronata ». Comme disait M. Pierraggi, ce n’est pas la truite qui manque, c’est le reste !

Pour remplacer cette bouillabaisse « abolie » nous priâmes notre hôte de vouloir bien nous procurer du « broccio ». Quoique la saison fût bien avancée, il nous en promit pour le lendemain, et il tint parole.

Le « broccio » est le mets national et le régal de la Corse. Il est célèbre entre tous les fromages, et qui n’en a pas goûté ne connaît pas l’île.

Les bergers le fabriquent de la pure crème du lait de leurs chèvres, dans des corbeilles de jonc ; il est de la couleur de la neige et parfumé de tous les arômes légers du maquis. Sa fraîcheur est délicieuse et sa saveur virgilienne. Daphnis assurément n’en offrait point d’autres à Chloé. Mais les continentaux profanes et peu bucoliques le traitent comme un « petit suisse ». Ils le broient dans du rhum avec du sucre, et ils perdent ainsi, palais blasés, tout le plaisir pastoral de son goût élyséen. Je ne crois pas que le « broccio » aurait un grand succès chez Chevet, fût-il de Bastelica même.

Il m’a semblé même qu’à Corte déjà, où on le paye encore deux francs le pain, il perdait un peu sinon de sa renommée, du moins de son crédit.

Du reste le « broccio » a toujours été, et il est encore, une gourmandise, et on ne le sert que dans les grands hôtels et sur les tables aristocratiques.

Le commun a son fromage courant et de consommation journalière, le « caccia ». C’est une effroyable rondelle de roquefort aigre et puant le bouc, et que Vincent Bonnaud proposait d’atteler à notre landau pour les montées. Il l’avait même baptisé du nom explicite et comique de « fromage de renfort ! ».

La race corse n’est pas artiste et il ne lui a manqué que de l’être pour que son histoire, pleine de Marathons et de Salamines, et riche en Miltiades, en Thémistocles et en Épaminondas, importât autant à l’humanité que celle de la presqu’île hellénique.

Hélas, l’île héroïque n’a ni poètes, ni peintres, ni statuaires, ni musiciens, et pas même d’architectes.

Le peu d’art que son petit peuple, si intellectuel cependant, dégage, vient du maquis et des montagnes, et c’est de l’art primitif, en enfance, informulé. Les bergers, dans leurs solitudes alpestres, au bord des lacs glacés, s’occupent, sous le lourd manteau de poils de chèvre, à ciseler grossièrement des nœuds de merisier pour en faire des pipes. Mais ils ne réalisent guère que des bamboches. L’instinct de la forme y reste obscur, le sens de la beauté en est absent. Aucun Giotto ne dessinerait, dans le sentiment, sur la neige, le profil de sa chèvre préférée.

J’ai acheté de l’un d’eux une poire à poudre en racine de bruyère sculptée ; elle représente une tête d’officier à moustaches, celle du « brave général » peut-être, car le boulangisme sévissait ferme, en Corse, pendant notre excursion, et les chromos de propagande empoisonnaient les murs de tous les cabarets. Cette poire à poudre est assez déconcertante. Le Corse n’aurait-il d’autre idéal que l’idéal militaire ?

Il ne m’a pas été donné, à mon grand regret, d’entendre un « vocero », qui est un chant funéraire, la plupart du temps improvisé par les femmes sur le cadavre de leurs morts. L’usage s’en raréfie d’ailleurs de plus en plus, et les vocératrices qui restent encore sont connues par leurs noms dans les cinq arrondissements. Fort âgées déjà, elles ne forment déjà plus d’élèves.

J’ai pu constater cependant, notamment à Calvi, ainsi que je le conterai plus loin, que la femme corse est véritablement douée du don de l’improvisation lyrique.

À l’Île-Rousse, quelques jeunes gens se concertent encore pour donner des sérénades. Sont-elles originales, et sortent-elles de l’imagination propre des joyeux enfants de la Balagne ? Voilà ce dont je ne saurais décider, n’ayant pas eu le temps d’étudier la question. Ces sérénades cependant, entendues de loin, me parurent rythmées à l’italienne. Elles sentaient le troubadourisme moderne des quintettes ambulants de la Rivière de Gênes.

Des deux seuls artistes qui m’aient été révélés, l’un est un armurier de Piedipartino, village de l’Orezza, et l’autre est un tourneur de cannes, à Corte.

L’armurier de Piedipartino est le dernier peut-être qui trempe, nielle, damasquine et orne le célèbre stylet corse du vieux jeu, celui qu’on ne trouve nulle part et qui n’a qu’un fil tranchant à sa lame. Les stylets d’aujourd’hui, pareils aux poignards catalans, coupent des deux côtés, ce qui est une hérésie, et ils n’ont d’ornements que sur la gaine. Ils tuent sans doute aussi bien, mais moins artistement que les autres, ce dont le bonhomme de l’Orezza est inconsolable.

Pour le tourneur de cannes, c’est un serrurier forgeron de la Place Paoli, à Corte, qui, le dimanche et pour son plaisir, s’amuse à travailler des bâtons. Il a surtout une spécialité où il est unique au monde, c’est la canne en cœur de chêne.

Il est assez malaisé de se procurer l’une de ces pièces d’art, quoiqu’elles ne coûtent point bien cher, d’abord parce que le serrurier n’en vend qu’à ceux dont le visage lui revient, et ensuite parce que les branches de chênes dont elles sont faites se rencontrent difficilement sur l’arbre ou assez courtes ou assez longues. Il les décortique en effet et les décharne jusqu’à ce qu’il arrive à la première pousse, la tige d’un an, et souvent lorsqu’il l’atteint, à travers les revêtements et les superpositions de chair ligneuse, il se heurte à des nœuds, à des inégalités invincibles et dont sa forge même ne vient point à bout. De là la rareté de ces cannes.

Mais qu’elles sont belles, solides et douces à la main, avec leur vernis d’ébène et leurs viroles de cuivre et d’acier gravés d’arabesques : quelles cannes, ô pâle Verdier.

La mienne fut faite sur mesure : je veux dire que le tourneur prit la mesure de mon coude à la terre, afin qu’elle me restât à jamais propre et personnelle et fût ma canne !

Muni d’un tel chef-d’œuvre, on peut monter à la ville haute, où se dresse le seul monument intéressant de Corte, la maison de Paoli ; et j’y monte. Avant d’y parvenir, par une rue à larges escaliers dallés propices aux ânes et aux mulets, et non loin d’une jolie fontaine en pyramide où chante dans une vasque circulaire l’hymne cristallin des eaux limpides, je me fais indiquer le cercle cortésien.

Le cercle de Corte fait trembler les soixante-six pièves et les six diocèses de l’île.

La malice de ses membres est proverbiale ici, et elle perpétue, dit-on, les traditions sarcastiques de ce Minuto Grosso qui fut le bouffon de Paoli.

Je n’avais lu nulle part que Paoli eût un fou, comme François Ier et je l’ai appris à Corte pour la première fois.

Ce fou, pareil à tous les fous, et notamment à celui du fabuliste, vendait de la sagesse. Il en vendait à Paoli par mode de proverbes et de maximes, et tel le bon Sancho Pança à Don Quichotte.

Les proverbes, c’est le bon sens en dragées.

Minuto Grosso en était confiseur.

Il fit partie des conseils de la dictature, et au milieu des délibérations il jetait l’amande dans la mélasse, soit le petit mot pour rire. Minuto Grosso — en français le Fin Gros — est l’aïeul intellectuel et le patron que le cercle terrible de Corte revendique. Il était bossu, ce qui est nécessaire pour avoir de l’esprit. Je n’en sais pas davantage sur ce Triboulet corse, dont le patriotisme d’ailleurs ne le cédait à celui d’aucun de ses compatriotes.

Le « palazzo di Corte », ou maison Paoli, est un monument à deux destinations, qui contient à la fois l’école et la prison de ville. Ajoutez-y, s’il vous plaît, le musée.

Dans la partie affectée à la prison, et qui est la base de l’édifice, je vis, le jour où je m’y rendais, un spectacle assez étrange. Un malheureux alcoolique ramassé la veille au soir dans le ruisseau, s’était accroché par les mains et les pieds aux barreaux d’un soupirail, et d’une voix effroyable, centuplée par la sonorité des rues, il hurlait frénétiquement : « À boire ! » Toute la ville en était remuée.

Impossible de le faire taire. Hérissé, convulsé, livide, il demandait de « l’eau » depuis près de 14 heures. On apercevait de la rue des bras de gardiens qui lui tiraient les jambes et tentaient de le dégrafer du grillage. Jamais rien de plus terrible ne m’est apparu sur la terre que ce supplicié douloureux en proie à une torture inouïe, et posant, sans s’en douter, une figure splendide des cercles dantesques.

On lui avait pitoyablement tendu des gourdes, mais il n’avait pu les saisir. Il ne les voyait pas. Il hurlait, suspendu comme un singe à sa cage, et sans doute, dans les steppes tremblants du delirium, il voyait passer devant lui des nappes d’eau délicieuses, fraîches et claires, qui clapotaient entre les rives.

Des enfants montaient à l’école.

Cette prison de Corte est, du reste, maudite et vouée aux dieux infernaux par tous les Corses.

Son insalubrité confine à l’assassinat.

Déjà Blanqui, l’économiste, avait, au cours des enquêtes industrielles qu’il conduisit dans nos départements, déclaré en 1840 qu’il tenait cette prison de Corte pour « un outrage à l’humanité ». La déclaration fit du bruit en ce temps-là ; mais l’état est le même, ou à peu près.

Si le rez-de-chaussée, demeure des gardiens, est tellement humide que pour eux la position est déjà intenable, que dire des caves et, plus bas, des caveaux, où l’on enferme les prisonniers ?

Ils sont, les trois quarts du temps, inondés. « Les plus robustes, me disait, d’une image saisissante, un citoyen de la ville, y « moisissent » en six mois ! » La cruauté raffinée et orientale du conseil des Dix, à Venise, n’a jamais réduit les criminels à une telle misère, et la mort par pourriture est un supplice qu’on n’inflige qu’à Corte.

Si ce collège-musée n’était que musée, on aurait mauvaise grâce à se plaindre, car personne n’a jamais mis les pieds, depuis la mort du cardinal Fesch, dans les salles où s’enfument les tableaux de son legs. Je suis peut-être le seul voyageur qui ait demandé à voir ces toiles.

Mais ce collège-musée est aussi collège, et les enfants de la ville vont y profiter d’un autre legs que Paoli fit pour l’instruction de ses compatriotes. Désireux, en effet, de les soustraire à l’influence du clergé italien, il laissa par testament une somme importante au municipe cortinais et destinée à entretenir l’université libérale à quatre chaires qu’il avait fondée dans la ville en 1764. Cette université n’a point prospéré, et le combat a cessé faute de combattants. Mais elle est remplacée par une école secondaire, que suivent cent vingt élèves ; et si ces enfants jouissent du privilège d’être élevés au milieu d’un certain nombre de croûtes italiennes, on ne voit pas la nécessité de les en punir en les exposant deux fois par jour aux menaces de la fièvre typhoïde.

S’il est d’ailleurs curieux, et il l’est, ce palais à tout faire, de Corte, c’est pour les souvenirs historiques qu’il évoque, souvenirs chers, et à bon droit, à ses citoyens. Car, en vérité, des peintures dont il est moins orné qu’encombré, je ne sais que vous dire. On ne les entretient même plus pour la forme. Elles tombent, elles aussi, en pure déliquescence. Elles s’écroûtent, et d’énormes écailles de pâte colorée pendent de la trame sur les cadres. Il y a cependant des pièces, sinon belles, du moins importantes, de diverses écoles d’Italie et des maîtres de second ordre. Mais comment en juger ? Comment les voir seulement ? L’ombre tombe à grands plis dans les salles, et des toiles d’araignée séculaires interposent leurs vélums poussiéreux entre l’œil du spectateur et les toiles lézardées et noires.

Pauvre Joseph Fesch ! s’il pouvait voir quel cas on fait en Corse de sa collection ! Ah ! mais non, ils ne sont pas artistes, tes cousins, mon cardinal ! Ah ! sapristi !

La chambre de Paoli, que le recteur de l’école nous fit obligeamment visiter, est la bibliothèque. Elle contient des manuscrits de grand intérêt, paraît-il, et tous les papiers relatifs à la guerre d’indépendance et émanés du conseil des « Neuf ». Le dictateur, pour se garer des attentats, avait fait doubler sa fenêtre avec des volets de liège de trois pouces d’épaisseur. Ils y sont encore. Certes, il connaissait le caractère de son peuple. On conte d’ailleurs qu’en sus de l’escorte de vingt-quatre hommes qui le veillait jour et nuit, il gardait auprès de lui en permanence de forts molosses aux crocs formidables, et qui ne connaissaient que lui et son fou.

Les colonnes, les fameuses colonnes du trône que les « Neuf » stupéfaits virent un jour subitement dressé dans la salle du conseil, sont également conservées. Le bon recteur sourit en nous les montrant. Il cherche dans nos regards si nous sommes avisés de cette histoire étrange du trône, que nombre de Corses nient furieusement, quoiqu’elle soit très vraisemblable.

L’idée de se faire élire roi de Corse, a dû passer par la tête de Paoli. Elle était rationnelle en somme, et tout à fait conforme au goût d’autonomie que les insulaires ont toujours eu, qu’ils ont encore, selon moi. Quand on prend de l’indépendance, on n’en saurait trop prendre. Napoléon lui-même avoue, dans le Mémorial, qu’après l’abdication de Fontainebleau il songea à se retirer dans l’île natale « avec ses cinquante mille Corses », et d’en demander aux alliés le gouvernement et le sceptre héréditaire. Cela eût mieux valu peut-être que de remettre son épée à l’Angleterre. Île pour île, Cyrnos valait pour lui Sainte-Hélène. Les Corses, soyez-en sûrs, n’eussent eu que de l’enthousiasme pour la combinaison.

Quoi qu’il en soit, Paoli fit aussi ce rêve. Un jour les Neuf trouvèrent, dans la chambre des délibérations, un trône surgi comme par hasard à la place où le général s’asseyait d’habitude. Ils se regardèrent et sortirent. C’était un four. Paolo le comprit et ne recommença plus. Minuto Grosso dut lui en dire de vertes, et l’origine des volets de liège vient de là probablement.

Le bon recteur de l’école me confie à l’oreille qu’il avait traité, dans ses loisirs, cette curieuse scène, tout à fait shakespearienne, en vers, et qu’il l’avait envoyée au Figaro pour le Supplément. Il n’en a point eu de nouvelles. Je lui promets d’en parler à M. Périvier, et j’échappe ainsi à la lecture qu’il me menaçait aimablement de m’en faire.