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Souvenirs d’un hugolâtre/11

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 48-55)
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XI

Quelles étaient donc les causes de ces fréquentes insurrections ? Pourquoi ces luttes continuelles, jetant l’effroi et le deuil dans les familles ?

D’une part, la réaction faisait son œuvre ; d’autre part, les hommes de la veille rappelaient à ceux du lendemain qu’il y avait eu des promesses oubliées, des corruptions soudaines, des serments trahis, et qu’une foule d’intrigants avait ressaisi ou usurpé les fonctions publiques de toutes sortes, au détriment des combattants de Juillet.

Les renégats pullulaient. Nombre de personnages qui avaient aidé, par leurs paroles et leurs actes, à la défense de leurs libertés, disaient à leurs anciens compagnons de lutte : « Vous n’irez pas plus loin ! »

Remontons, en effet, à quelques années précédant la révolution de 1830, et relatons les principaux événements politiques de la fin du règne de Charles X.

Après le despotisme impérial, le libéralisme s’était organisé sous la Restauration, pour résister à l’intolérance monarchique et religieuse, aux gens qui traitaient Louis XVIII « de jacobin », de « roi des charretiers ». Son opposition s’était traduite par la tribune, la presse et les associations ; même, nous l’avons dit, par la littérature et l’art.

Les royalistes, de leur côté, avaient combattu vigoureusement les libéraux, en employant les mêmes armes qu’eux, et surtout par la plaisanterie méprisante.

Selon un journaliste, deux anciens forçats se rencontrant, l’un disait à l’autre :


Quoi ! je te vois, ami, loin du bagne fatal !
Es-tu donc libéré ? — Non, je suis libéral.

Un avocat ultra-royaliste s’était écrié un jour avec enthousiasme, à propos de l’ancien régime :

« Oui, je le veux comme il était ; je ne ferais pas grâce d’un abus. »

Les soutiens du trône et de l’autel aimaient beaucoup à rire, à « danser sur un volcan », selon le mot de Salvandy, à humilier leurs ennemis.

La Fayette, ayant été acclamé à Lyon, dans un voyage patriotique, la Gazette de France avait publié ce quatrain :


Pour te fêter ici tout le monde s’empresse ;

Cordonniers, forgerons, traiteurs, marchands d’habits,
Chacun y met du sien ; et, dans ta douce ivresse,

Tu peux voir à Lyon tous les états unis.

Pendant que ces messieurs plaisantaient, l’opposition faisait la boule de neige, grossissait à vue d’œil. Elle ne riait pas, dressait ses batteries, s’apprêtait à agir énergiquement.

Aveugle qui ne voyait pas l’état des politiques militants ; insensé qui ne craignait pas un dénouement prochain, favorable à l’une ou à l’autre cause.

Charles X s’imaginait avoir tout gagné en licenciant la garde nationale, dont il ne voulait pas « recevoir les leçons ». Mais le duc de Doudeauville, ministre de la maison du roi, déjà irrité pour avoir vu les agents de police jeter dans le ruisseau le cercueil de son parent, le vénérable La Rochefoucauld-Liancourt, donnait sa démission.

Des citoyens s’étaient avisés d’exposer à leurs fenêtres leur uniforme de garde national, avec cet écriteau : À vendre.

Plus la censure biffait stupidement des phrases, plus les malices des opposants, — républicains, libéraux, impérialistes, amis de la Charte, — se multipliaient. Pas un libéral, même très modéré, qui échappât aux ciseaux : de Kératry, par exemple, et Lacretelle, et Mignet, et Montlosier, et le duc de Choiseul, etc. !

Fontan était condamné à cinq ans de prison, pour avoir publié, le 20 juin 1829, dans le journal l’Album, le Mouton enragé, où on lisait :

« Figurez-vous un joli mouton blanc, frisé, peigné, lavé chaque matin, les yeux à fleur de tête, les oreilles longues, la jambe en forme de fuseau, la ganache (autrement dit la lèvre inférieure) lourde et pendante, enfin un vrai mouton du Berri ! Il marche à la tête du troupeau, il en est presque le monarque. Un pré immense lui sert de pâture à lui et aux siens ; sur le nombre d’arpents que le pré contient, une certaine quantité lui est dévolue de plein droit : c’est là que pousse l’herbe la plus tendre ; aussi devient-il gras, c’est un plaisir ; ce que c’est pourtant que d’avoir un apanage !!! — Notre mouton a nom Robin… Il répond aux compliments qu’on lui fait par des salutations gracieuses ; il montre les dents en signe de joie… Malgré son air de douceur il est méchant quand il s’y met ; il donne dans l’occasion un coup de dent tout comme un autre ; on m’a raconté qu’une brebis de ses parentes le mord chaque fois qu’elle le rencontre, parce qu’elle trouve qu’il ne gouverne pas assez despotiquement son troupeau et, je vous le confie sous le sceau du secret, le pauvre Robin-Mouton est enragé. Ce n’est pas que sa rage soit apparente, au contraire, il cherche autant que possible à la dissimuler. Éprouve-t-il un accès, a-t-il besoin de satisfaire une mauvaise pensée, il a bien soin de regarder auparavant si personne ne l’observe ; car Mouton-Robin sait quel sort on destine aux animaux qui sont atteints de cette maladie. Il a peur des boulettes, Robin-Mouton, et il sent sa faiblesse. Si encore il était un bélier, oh ! qu’il userait largement de ses deux cornes ! Comme il nous ferait valoir ses prérogatives sur la gent moutonnière qui le suit ! Peut-être même serait-il capable de déclarer la guerre au troupeau voisin ; mais hélas ! il est d’une famille qui n’aime pas beaucoup à se battre et, quelles que soient les velléités de conquêtes qui le chatouillent, il se ressouvient avec amertume que c’est du sang de mouton qui coule dans ses veines. Cette idée fatale le désespère… Console-toi, Robin, tu n’as pas à te plaindre ; ne dépend-il pas de toi de mener une vie paresseuse et commode ? Qu’as-tu à faire du matin au soir ? Rien. Tu bois, tu manges et du dors ; tes moutons exécutent docilement tes ordres, contentent tes moindres caprices ; ils sautent à ta volonté ; que demandes-tu donc ? Crois-moi, ne cherche pas à sortir de ta quiétude animale, repousse ces vastes idées de gloire qui sont trop grandes pour ton étroit cerveau. Végète, ainsi qu’ont végété tes pères. Le Ciel t’a créé mouton, meurs mouton. Je te le déclare avec franchise, tu ne laisserais pas que d’être un méchant quadrupède… si, in petto, tu n’étais pas enragé. »

Le tribunal déclarait que le Mouton enragé « contenait une série d’allusions évidemment outrageantes pour la personne du Roi et la dignité royale… ».

L’article de Fontan, imprimé ou manuscrit, circula de toutes parts.

L’Album, où il parut, était rédigé par Magalon et Fontan. Poursuivi et condamné, Magalon fut accouplé à des voleurs, dans la maison centrale de Poissy, où Fontan éprouva plus tard les mêmes rigueurs, jusqu’à la révolution de Juillet.

Rendu alors à la liberté, Fontan put faire jouer à l’Odéon son drame de Jeanne la Folle, ou la Bretagne au treizième siècle, en cinq actes et en vers, supérieurement interprété par Mlle Georges et par Ligier. C’était le 26 août 1830. L’auteur se permit une petite vengeance contre le roi exilé. Un acteur nommé Arsène se composa, dans la pièce, une figure qui représentait d’une manière frappante la figure de Charles X.

Le public, sous le dernier roi légitime comme sous les « usurpateurs », se rua sur le fruit défendu.

Pour leur poème le Fils de l’Homme, Barthélemy et Méry étaient condamnés : leur poème passa dans toutes les mains.

Le Figaro (ancien), à l’occasion de l’avènement du ministère Polignac, publia son journal avec un encadrement noir. Il annonçait que « le chirurgien en chef de l’hôpital de la Charité devait incessamment opérer de la cataracte un auguste personnage » ; et cette phrase valait au rédacteur six mois de prison.

C’était à peu près le temps où Vatout, célèbre par des chansons libres, publiait une brochure intitulée : Aventures de la fille d’un roi, racontées par elle-même, plaisante allégorie relatant les aventures de la charte de Louis XVIII.

La petite presse se développa beaucoup sous la Restauration : elle servit de levier aux hommes de 1830, et le pouvoir lui fit parfois une guerre vigoureuse, qui a continué, en sens contraire, après la révolution de Juillet.

Beaucoup de feuilles légères paraissaient et disparaissaient soudainement, comme les Cancans. Quelquefois, il existait dans leur rédaction un dessous de cartes policier.

Louis XVIII envoya assez souvent de sa copie au Nain Jaune, fondé en 1814 par Cauchois-Lemaire, lançant force épigrammes contre les hommes de l’ancien régime, qu’il appelait « chevaliers de l’Éteignoir », et inventant « l’ordre de la Girouette », composé par lui des personnages politiques les plus versatiles.

Donc, Louis XVIII se moquait de ses ministres dans le Nain Jaune, au moyen de petits écrits anonymes qu’il faisait jeter dans la bouche de fer du journal. Lorsqu’il trouva que cette feuille était dangereuse, il employa un subterfuge pour la faire supprimer ; il lui envoya une nouvelle écrite de sa main et qui commençait ainsi :

« Le roi s’endort tous les soirs aux Tuileries dans la peau d’une bête. »

On l’inséra, croyant à une plaisanterie royale. La suppression du Nain Jaune suivit.


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