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Souvenirs de Sainte-Hélène/17

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Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 95-102).


XV

La maison Portions.


Le lendemain, 18 octobre, anniversaire de la première journée de Leipzig, il monta à cheval de grand matin, accompagné de l’amiral, pour aller voir Longwood, maison de campagne du lieutenant-gouverneur de la Compagnie.

Cette maison que l’on nous destinait, suffisante pour une famille, n’était pas assez grande pour nous et il fallait deux mois pour la mettre en état d’y recevoir l’Empereur. Il s’était exprimé sur la déplaisance qu’il éprouvait à rester en ville aussi mal logé, lorsque, en descendant de Longwood, qui est à 5 milles de James-Town, il aperçut une petite habitation nommée les Briars[1] ; il s’informa à qui elle était. On lui dit qu’elle était occupée par la famille Balcomb. Il témoigna le désir de la visiter et l’amiral s’empressa de l’y conduire. Il y avait un pavillon séparé qui se composait d’une seule grande pièce et de deux petites chambres au-dessus. L’Empereur demanda à y camper. On eut beau lui objecter que c’était beaucoup trop petit pour lui, rien ne put le faire renoncer à sa fantaisie. L’amiral s’y prêta et le bivouac fut établi à l’instant même. M. Marchand seul pouvait y recevoir place.

Nous fûmes fort étonnés en apprenant cette résolution soudaine ; nous restions tous forcément en ville, ainsi que le domestique, cuisine, etc. Les Briars ne sont qu’à un quart de lieue de James-Town ; on ne peut y aller qu’à cheval, comme dans toute l’île. Il fut décidé que l’on porterait à déjeuner et à dîner à l’Empereur.

L’amiral mit à la disposition du grand maréchal tout ce qui était nécessaire pour les transports qui eurent lieu le même jour. Le service se faisait dans de grands paniers. Il y avait dans le jardin des Briars une espèce d’abri ; on y établit ce qu’il fallait pour dresser fourneaux, boules, cloches, etc.

Le grand maréchal put s’apercevoir alors que la facilité qu’il avait mise à se contenter, pour l’Empereur, de la première maison venue mise à sa disposition, avait déplu. En effet, elle n’était pas convenable, surtout lorsqu’il y avait le château où l’Empereur aurait été très bien. Ce ne fut pas tout, ce bivouac dérangeait le service ; les gens de l’Empereur se plaignaient de ne plus recevoir d’ordre du grand maréchal et venaient en demander au général Montholon, qui ne pouvait en donner. Enfin tout, pour le moment, allait de travers.

Pour nous, nous étions bien servis quant à la table, puisque nous avions la cuisine à la maison ; mais l’Empereur l’était inévitablement fort mal.

On sait combien il était sobre et peu sensible au plaisir de la bonne chère ; cependant, pour de certaines choses, malgré la simplicité de ses goûts, il était assez difficile.

Ainsi, par exemple, il tenait à la soupe, à ce qu’elle fût chaude, et, à ce sujet, il disait que les prisonniers, qui supportaient les plus grandes privations, cédaient toujours à celle de recevoir la soupe absolument froide.

Un jour, il arriva justement qu’à son dîner, elle ne fut pas servie chaude, ce qui était assez simple avec l’arrangement de la faire venir de la ville ; il prit de l’humeur, gronda. Son service se plaignit alors qu’il ne recevait pas d’ordre. Le résultat de cet incident fut que les domestiques désertèrent notre maison Portions sans prendre d’ordre du grand maréchal ; cuisinier, maître d’hôtel, chef d’office se rendirent aux Briars et bivouaquèrent autour du pavillon.

Le 31, l’amiral fit dresser une tente ; elle était attenante à la chambre de l’Empereur et lui servit de salle à manger. L’Empereur fit demander M. de Las-Cases, qui prit la chambre de M. Marchand, et celui-ci s’arrangea comme il put.

Le grand maréchal, le général Gourgaud et le général Montholon, alternativement, allaient tous les matins aux Briars. L’Empereur dictait un peu et se promenait dans le petit jardin des Balcomb, surtout dans une espèce d’avenue qui conduisait à la maison.

Pour nous, on nous avait procuré un cuisinier qui nous faisait faire la plus mauvaise chère possible.

Nous déjeunions tous ensemble, et ces messieurs partaient après le déjeuner.

Nous voyions assez de monde en ville. Le lieutenant-gouverneur colonel Skelton et sa femme, qui y étaient alors établis, nous donnèrent un dîner bien servi.

Nous voyions chaque jour l’amiral, son secrétaire le colonel Bingham, excellent homme, le docteur Warden, le docteur O’Meara, le capitaine Hamilton, de la Havane, d’autres capitaines de la flotte, plusieurs des officiers de marine et de terre, et les notabilités de l’île. La fille de la maison, miss Portions, nous présenta une de ses amies, miss Kneips, la plus jolie personne que l’on puisse voir : grande, blonde, d’une belle taille, figure polonaise ; sa fraîcheur, sa beauté l’avaient fait surnommer à juste titre : Bouton de rose. On ne l’appelait pas autrement. Sa mère était veuve d’un officier de la Compagnie et vivait là de quelque modique pension. Nous eûmes occasion de remarquer que les jeunes personnes de l’île avaient de très beaux cheveux, ce que l’on attribue à l’air de la mer.

Je passais alors beaucoup de temps seule. En arrivant à terre, j’avais été très souffrante par suite de la traversée ; mon fils l’avait très bien supportée.

Ma chambre donnait sur le jardin de la Compagnie. J’avais sous mes fenêtres des bananiers et ces deux palmiers dont la vue m’avait frappée en arrivant dans le port ; au delà, je voyais la mer.

Cette nature différente de notre Europe, ces noirs, ces Chinois, cette couleur locale et des colonies, tout cela me charmait.

Il faisait excessivement chaud. La température, dans cette vallée, s’élève à l’ombre à 80° (de Fahrenheit), ce qui fait environ 35° de Réaumur.

Le port est situé au nord-est et se trouve abrité de tout vent par les montagnes qui l’environnent de trois côtés, et la chaleur s’y concentre ; on nous disait qu’il faisait presque aussi chaud que dans l’Inde.

Ma chambre n’était meublée que de fauteuils de canne ; il y faisait une chaleur affreuse. Au lieu de rideaux, des paillassons chinois à figures étaient posés aux fenêtres pour garantir du soleil ; mais il n’importe, tout me plaisait. Je lisais beaucoup, nous nous promenions dans la rue, et notre distraction était d’entrer dans la seule boutique de la ville, chez le juif Salomon, qui alors n’avait rien.

Pour donner une idée de l’isolement de l’île avant notre arrivée, on saura que, depuis deux mois, on ne trouvait pas une épingle à acheter ; les dames étaient obligées de coudre leurs robes pour en remplacer l’usage.

L’amiral nous donna quelques dîners fort bien servis. Il avait mis grand soin et grande activité à envoyer à Benguéla, sur la côte d’Afrique, au Brésil et au Cap, pour en ramener des bœufs, de la farine et toutes sortes d’approvisionnements. L’île n’offre de ressource qu’en volailles, que l’on y élève pour fournir les vaisseaux lors du passage annuel de la flotte des Indes et de la Chine. On avait apporté beaucoup de tout ce qui se conserve en épiceries anglaises ; enfin, on pouvait s’en tirer avec de bons cuisiniers. Pour nous, Mme Portions, qui avait la direction de notre table, nous faisait faire pauvre chère.

On comprend la peine que donnait la fourniture des vivres nécessaires pour la table de l’Empereur et la nôtre, et l’accroissement qui se trouvait dans la consommation par notre arrivée, équipages des vaisseaux, troupes de terre, en ce pays où l’on ne tue un bœuf que par l’ordre du gouverneur.

Le bétail souffrait beaucoup de la traversée de la côte d’Afrique à Sainte-Hélène, il était en mer trois semaines ; on le mettait en pâture, mais il n’en devenait pas plus gros.

Comme il n’y a pas de moulin dans l’île, on transportait du Brésil le blé en farine ; elle prenait un mauvais goût à fond de cale et arrivait plus ou moins avariée. Il en résultait que nous avions toujours du mauvais pain. L’Empereur disait que c’était une grande privation pour des Français, et c’en était une grande pour lui.

  1. The Briars, les Ronces.