Aller au contenu

Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Quang-Tchéou-Wan

La bibliothèque libre.



QUANG-TCHÉOU-WAN
(CHINE MERIDIONALE)


Ce territoire a été cédé à bail à la France, pour une période de quatre-vingt-dix-neuf ans, à la date du 10 avril 1898 ; c’était au moment où l’Allemagne se saisissait de Kiao-Tchéou qu’elle transformait immédiatement en colonie sous l’autorité d’un gouverneur. De son côté l’Angleterre, installée à Wei-Haï-Wei, s’étendait jusqu’à Kow-Loon pour développer sa possession de Hong-Kong vers Canton. La France, surprise par ces annexions coloniales, demanda alors et obtint le territoire de Quang-Tchéou-Wan.

La superficie de ce territoire est estimée à 84 244 hectares par MM. Alby et Gautret, avec 183 346 habitants et 1 238 villages. La densité moyenne de la population par kilomètre carré est donc trois fois plus forte qu’en France. Avant notre prise de possession, ce territoire était gouverné par un vice-roi secondé par plusieurs gouverneurs. La population est un mélange de tribus de provenances diverses, des Laîs, des Malais, des autochtones de mœurs aventureuses et de caractère indépendant, vivant la plupart de piraterie sur mer. Le climat, comme dans les pays tropicaux, comporte deux saisons bien déterminées : la saison sèche et froide et l’autre, chaude et humide.

Cette population a des mœurs et des traditions étranges, comme il arrive souvent en Extrême-Orient. Elle fait cas des garçons pour les services qu’ils peuvent rendre ; mais les filles ne comptent guère, surtout dans la classe pauvre. Elles font, en grande partie l'objet d'un commerce honteux. Par troupeaux, des fillettes n'ayant pas encore atteint l'âge de quinze ans, sont envoyées dans les grandes villes chinoises pour être livrées au vice. C'est la misère qui engendre cet odieux trafic, car la mère n'a pas souvent les moyens de nourrir ses enfants.

Cependant, ce peuple possède une merveilleuse aptitude aux affaires commerciales et sait également tirer parti des ressources de son sol. Sa religion est le bouddhisme ; sa langue est formée du patois méridional de la Chine et la variété en est si grande que souvent, les habitants de deux villages voisins n'arrivent pas à se comprendre.

La saleté des villes et des villages est vraiment repoussante. La plupart des habitations sont construites en torchis ; beaucoup sont simplement en nattes, qu'on remplace lorsqu'il y a nécessité absolue. Les fenêtres, minuscules, donnent sur des cours, véritables dépotoirs où toutes sortes d'ordures sont jetées et s'accumulent indéfiniment. Dans chaque logement vivent pêle-mêle avec les habitants, poules, porcs, chiens et bœufs. Ce sont des foyers de pestilence. Aussi, les épidémies de peste, de choléra et de variole y sévissent et déciment parfois la population d'une manière effrayante. Cette situation est d'autant plus déplorable que les indigènes ont une confiance illimitée dans les sorciers qui pullulent et qui leur vendent des drogues sans aucun effet. Ils professent un profond dédain pour les médecins et les remèdes européens. Ainsi, pour se guérir de la fièvre, ils croquent des scorpions vivants et ne changent pas de linge ; contre la phtisie et les maladies d'yeux, ils boivent de l'urine concentrée d'enfant : comme médicaments merveilleux, ils emploient le nerf d'antilope, de la moustache et des griffes de tigre pulvérisées, et d'autres ingrédients tout aussi saugrenus.

Le riz et les patates sont pour eux ce qu'est pour nous le pain. Parfois, ils s'alimentent aussi de volaille et de porc séché, de poisson et de légumes salés.

Les cultures principales sont celles du riz, des patates, du manioc, de la canne à sucre, du maïs, etc. Les arbres fruitiers sont les mêmes qu’au Tonkin. Ils cultivent également l’indigo et le tabac. Ils pratiquent l’industrie des salines et de la pêche ; celle-ci surtout offre une importance considérable. C’est Hong-Kong qui absorbe presque tout le trafic du pays ; la douane n’est pas organisée. Les principales importations sont les cotonnades, toiles et tissus, l’opium, les allumettes, fournis par le Yunnan et Hong-Kong, et le pétrole qui vient d’Amérique.

Dès notre arrivée à Quang-Tchéou-Wan, nous commençâmes des reconnaissances un peu partout. Les habitants se montraient très hostiles ; ils nous regardaient d’un air menaçant, sans toutefois se livrer à des hostilités. Pour parer à une attaque soudaine, notre poste fut fortifié. Nous savions qu’un préfet chinois, le plus populaire et le plus écouté du pays, avait excité la population contre nous ; en même temps des lettres de menaces nous parvenaient de plusieurs grands mandarins, nous engageant à quitter au plus vite le territoire sous peine d’être tous massacrés.

Au début, nous n’étions qu’une compagnie. Nous éprouvions d’énormes fatigues du fait des travaux de fortification et d’un service de garde très chargé ; puis, la nourriture était plus que maigre, car on refusait de nous vendre quoi que ce soit. À l’arrivée d’un premier renfort, on créa immédiatement huit postes : Fort-Bayard, Fort-Baulmont, Hoï-Théou, Mont-Aou, Nha-Cham, Tzin-toï, l’île de Tanh-Haï avec deux postes. Tous les villages étaient montés contre nous et on ne pouvait pas se risquer à plus de cent mètres du poste, même en groupe. Le 9 octobre 1898, une reconnaissance fut dirigée vers Cheu-Cam (ville de cinq à six mille habitants). Nous étions en tout quatre-vingt-deux hommes, officiers compris, sous les ordres du capitaine Maitret auquel nous avons certainement dû la vie, car sans lui, nous étions pris comme dans un filet par une force très supérieure à la nôtre. Le capitaine Maitret, avec un sang-froid et une habileté remarquables, nous a tirés de ce guet-apens meurtrier, tout en faisant subir à l'adversaire des pertes énormes. Mais il fallut battre en retraite, car les ennemis étaient plusieurs milliers contre quatre-vingt-deux hommes n'ayant aucun espoir de renfort immédiat.

A propos du capitaine Maitret, je pourrais citer toute une longue liste d'officiers et soldats de cette valeureuse armée coloniale que j'ai vus, au cours de ma carrière, se signaler maintes fois par leurs actes de courage, sans vanité, sans fierté, avec une simplicité qui, à mes yeux, ne faisait que rehausser leur bravoure ; et cependant, presque aucun d'eux n'est connu en France. Dans cette journée du 9 octobre, par exemple, le sang-froid de notre capitaine évita seul un désastre ; nous opérâmes notre retraite par le fleuve, car sur terre elle nous était coupée. Nous étions littéralement entourés, et je me demande maintenant comment nous avons pu nous tirer à si bon compte de cette périlleuse aventure.

Dans cette journée un homme mérita l'admiration de tous ; ce fut notre clairon, nommé Heck, qui blessé deux fois, au dos et à l'épaule, refusa de se faire porter malgré l'insistance du capitaine, disant qu'en cette circonstance chaque fusil avait une valeur inestimable. Vers cinq heures du soir seulement, nous atteignions notre poste qui, à ce moment, était Pé-Sé. Nous étions dans un état plutôt lamentable, mouillés de part en part, exténués de fatigue, et n'ayant rien mangé de la journée. Le capitaine nous fit immédiatement distribuer un peu de vin et quelques biscuits, ainsi que cinquante cartouches par homme (nous avions épuisé toutes nos munitions, y compris celles des blessés). Puis, il fallut séance tenante nous remettre en route, car au poste on nous annonça qu'un renfort parti de Hoï-Téou venait à notre rencontre. De crainte qu'il ne tombât comme nous dans un guet-apens, nous allâmes au-devant de lui. Il faisait déjà nuit noire et nous suivions des sentiers tellement étroits qu'on avait grand'peine à avancer. Afin de raccourcir la colonne, on marchait tellement serrés que chacun touchait celui qui le précédait. Enfui, nous rencontrâmes le renfort qui avait pris un chemin différent du nôtre. On décida de rebrousser chemin et d'attendre des ordres de l'amiral Courrejolles. Dans cette journée, nous avons parcouru 40 kilomètres au minimum, dont une vingtaine au pas gymnastique ; et cela dans des champs cultivés, des rizières inondées et des marais. Pour mon compte j'avais tiré cent quarante cartouches ; aussi eus-je l'épaule droite enflée pendant plusieurs jours.

Quelques jours après, l'amiral vint nous inspecter, accompagné du capitaine de vaisseau Philibert, le même qui plus tard devait jouer un rôle au Maroc comme amiral. Il nous adressa des félicitations qui nous touchèrent vivement ; puis il embrassa notre capitaine et lui dit qu'il le proposerait d'office pour la Légion d'honneur. Ce fut une joie pour nous, car outre que le capitaine Maitret était très bienveillant, nous l'avions considéré comme notre sauveur dans la journée du 9. Il y fut, je le répète, admirable de courage et de calme. Son éternelle cigarette aux lèvres, il s'est tenu, pendant toute la durée de l'action, aux endroits les plus exposés, donnant ses ordres avec le plus grand sang-froid.

Un missionnaire français qui résidait depuis vingt ans dans le pays et qui était bien au courant de tout ce qui s'y passait, nous renseigna sur la troupe qui nous attaquait, car nous étions bien convaincus que nous avions affaire à l'armée régulière. — Chaque compagnie, nous disait-il, se compose de deux cent cinquante hommes et possède trente drapeaux, moitié rouges et moitié blancs. Vous étiez en face de huit compagnies, c'est-à-dire de deux mille hommes environ avec plusieurs canons. Après la visite de l'amiral, le capitaine nous réunit pour nous dire encore que la journée du 9 était une des plus brillantes de l'histoire militaire coloniale. —Je suis fier, disait-il, de vous commander. Avec des soldats comme vous, le drapeau tricolore est en bonnes mains et on va gaiement partout, même au-devant de la mort.

Le poste de Pé-Sé, que nous occupions depuis peu de temps, était le plus avancé des postes français et nous n'y avions qu'une faible compagnie. Il fallut veiller jour et nuit. Le jour, tout le monde travaillait pour entourer le poste d'un fort parapet précédé d'un fossé de 3 mètres de large ; les hommes fatigués montaient la garde. Nos cases, des plus sommaires, furent construites à la hâte ; les murs en torchis et la toiture en paille ne nous garantissaient pas de la pluie. Nous n'avions qu'un matelas pour trois ; les hommes fatigués seuls s'en servaient ; quant aux autres, ils se contentaient du lit de camp ou couchaient par terre sur une couverture. La nourriture était exclusivement maigre et désespérément insuffisante, car on ne trouvait toujours rien à acheter. Les officiers partageaient notre sort ; personne ne sortait du camp dans la journée, car l'ennemi n'était qu'à 2 kilomètres du poste et nous guettait ; nous étions littéralement prisonniers. Les nuits étaient particulièrement pénibles. Pour assurer à peu près la sécurité du poste, il avait fallu placer un grand nombre de sentinelles à plusieurs centaines de mètres en dehors, de façon à donner l'alerte en cas d'attaque. Il en résultait une fatigue au-dessus de nos forces, car tout le monde, excepté les malades, montait la garde toutes les nuits. En tenant compte des nombreuses patrouilles que les sentinelles quittant leur poste étaient encore obligées de faire, il nous restait à peine deux heures de repos par nuit. Le ciel étant généralement très sombre, il fallait ouvrir l'œil et tendre les oreilles. Pour tout dire, nous n'étions pas à la noce, et cependant personne ne témoignait de mauvaise humeur. Au contraire, on riait, on plaisantait ; les officiers s'en mêlaient ; c'était une vie de famille, une misère commune gaiement supportée.

Enfin l'amiral Courrejolles comprit que cet état de choses ne pouvait durer. Il nous envoya du renfort avec de l'artillerie. J'ai entendu plus tard critiquer notre énorme dépense en munitions dans la journée du 9 octobre (75 fusils ont tiré 8000 cartouches). Il est vraiment inouï d'entendre émettre des avis de ce genre par des personnes qui ignorent complètement les conditions dans lesquelles nous avons dû combattre le 9 octobre à Na-Moun. Il s'agit ici d'un engagement complètement imprévu ; nous nous sommes trouvés dans une souricière, en face d'un ennemi d'une supériorité numérique écrasante, ayant en outre cet avantage qu'il était tout à fait chez lui. Il savait où se cacher, tantôt dans les maisons, tantôt dans les champs de cannes à sucre, pour ne paraître qu'au moment où il nous voyait dans l'impossibilité d'avancer ou de reculer. Il a donc fallu tirer chaque fois que les Chinois se sont montrés quelque part, et même alors, nous ménagions nos cartouches ; enfin, entourés de quelques milliers d'hommes, notre seule chance de salut était évidemment la supériorité de nos armes et de notre feu. Tenter un assaut dans ces conditions, c'eût été pure folie ; il fallait tirer, tirer sans relâche et cela jusqu'à la dernière cartouche.

Après cette affaire, la Chine nous envoya le célèbre maréchal Sou qui commandait le corps d'armée chinois sur la frontière du Tonkin. Il se disait l'ami de la France, ce qui ne l'avait pas empêché de fournir des chefs aux bandes pirates qui pendant de longues années firent tant de mal à nos soldats.

Cependant le maréchal Sou avait fini par mettre les pouces à la suite d'une aventure, bien connue au Tonkin, où le général Gallieni, alors colonel, lui rendit la monnaie de sa pièce et lui fit voir, pour une ruse, une ruse et demie. Des réguliers chinois, traversant chaque jour la frontière sous des déguisements de pirates, venaient piller jusqu’aux abords de nos postes. Le colonel Gallieni qui commandait le territoire se plaignit à diverses reprises au maréchal et le pria courtoisement d’y mettre bon ordre. Mais les déprédations continuaient et à chaque réclamation nouvelle, le malin Chinois répondait : « J’ai fait une enquête, elle n’a rien révélé. » Alors, à la suite d’un dernier incident, le colonel ne se plaint plus, mais fait déguiser en pirates une centaine de ses tirailleurs et les envoie piller sérieusement un village sur le territoire de Sou. Celui-ci s’émeut à son tour et télégraphie une réclamation pressante. La réponse arrive du tac au tac : «  J’ai fait une enquête, elle n’a rien révélé ». Le lendemain Sou vint rendre visite au colonel et lui dit en riant : « J’ai compris. » Et à dater de ce jour les pirates cessèrent leurs incursions.

La population de Quang-Tchéou-Wan accueillit Sou avec une froideur marquée. On était obligé de le faire accompagner par une compagnie baïonnette au canon. Aucun des mandarins influents ne vint lui souhaiter la bienvenue, comme c’est l’usage en Chine. J’ai remarqué qu’à son passage à Ché-Cam, les indigènes le regardaient de travers, d’un air manifestement hostile. Ils l’accusaient de pactiser avec les sauvages : les sauvages, lisez… les Français.

Un jour, notre chef de bataillon, le commandant Ronget, envoya son domestique, un Chinois, à Ché-Cam pour y acheter des provisions de bouche. Cet indigène, qui était du pays fut aussitôt entouré par ses compatriotes et conduit à Mac-Giang, ville qui servait de repaire à plusieurs bandes armées. Là on lui coupa la tête, on lui ouvrit le ventre et on jeta son cœur aux chiens. Je tiens le fait d’un témoin oculaire qui l’a raconté à notre interprète chinois. Servir les Français était le seul crime que ce malheureux avait commis. Le commandant ordonna néanmoins les plus grands ménagements dans nos relations avec cette population de tigres à face humaine. Le préfet de Chou-Kaï avait mis à prix, par voie d'affiches, la tête de notre interprète chinois nommé Cheng, celle de notre capitaine, ainsi que celle d'un caporal nommé Babey, qui parlait la langue chinoise. Ce caporal, soit dit en passant, était d'une bravoure et d'un sang-froid admirables. Il avait lui-même découvert et lu ces affiches. Il en riait, et, citant le chiffre : 2 000 piastres, il nous disait : « Je ne me doutais pas que ma tête valait si cher. »

Voici le rapport succinct que l'amiral Courrejolles adressa au ministre de la marine au sujet de l'engagement du 9 octobre.

« Monsieur le Ministre,

« J'ai l'honneur de vous transmettre avec croquis à l'appui le rapport de M. le capitaine Maitret (Marie-Joseph-Ernest), de l'infanterie de marine, sur l'affaire du 9 octobre, afin de vous permettre d apprécier la conduite de cet officier pour lequel je vous demande l'inscription d'office sur le tableau de concours pour la Légion d'honneur au titre des faits de guerre. Je vous demande à l'occasion de la même affaire de vouloir bien approuver la citation à l'ordre du jour pour M. le lieutenant Laurent (Jules-Marius-Nestor) ainsi que pour le clairon Heck (Henri-Eugène), de l'infanterie de marine. Ce dernier ayant reçu deux blessures, dont une très grave, a montré beaucoup d'énergie pendant la marche ; aussi je le propose pour la médaille militaire au titre des faits des guerre. J'ai adressé directement des félicitations aux deux autres blessés, Bourges et Saint-Etienne, que leurs blessures n'empêchaient ni de combattre ni de marcher, ainsi qu'aux caporaux Bruner et Babey (4) et aux soldats qui se sont particulièrement distingués par leur conduite à l'avant-garde.

Signé : COURREJOLLES. »

(4) Babey est aujourd'hui lieutenant dans l'infanterie coloniale. J'avais appris que le maréchal Sou était envoyé par le gouvernement chinois pour procéder avec nous à la délimitation du territoire et nous avons vu comment ce personnage officiel fut reçu par la population. D'autre part, nous savions que nos adversaires étaient des soldats réguliers chinois et qu'ils avaient résolu de nous massacrer sans merci. Adoptant notre système, ils élevaient des ouvrages à 2 kilomètres de notre poste, sur la hauteur du Ché-Cam, où nous les voyions distinctement avec des jumelles. Ils creusaient aussi des tranchées dans une vaste plaine à l'extrémité de champs de cannes à sucre dont les hautes touffes les dissimulaient. Il était visible qu'ils cherchaient à nous tendre des pièges et que nous avions en face de nous l'armée régulière. Cependant nous étions là en vertu d'un traité. Comprenne qui pourra cette supercherie !

Dans un laps de temps très court, notre compagnie avait diminué de quarante hommes, tombés malades par suite de fatigues excessives et de privations ; d'autres, quoique souffrants, ne le déclaraient pas de peur d'être évacués. Dans l'ensemble, nous étions si mal en point qu'il fut question de nous réexpédier. On ne le fit pas, parce que l'amiral que notre capitaine renseignait sur l'état d'esprit de ses hommes, savait que nous ferions notre devoir jusqu'au bout. Dans notre misère, les Dames de France ne nous oubliaient pas. Un envoi de quelques caisses contenant du papier à lettre, du savon, des bougies et du chocolat, nous était parvenu et nous rendait grand service. Entre temps, on créait deux autres postes, Sin-Tzin et Point-Nivet. Le nôtre fut aussi renforcé de deux canons de 65 m/m et de deux canons-revolvers à tir rapide.

Malgré l'hostilité générale du pays, quelques indigènes habitant les alentours commençaient à venir vers nous ; quelques-uns s'étaient installés près des postes, sous notre protection, et vendaient quelques victuailles. Les alertes de nuit étaient toujours très fréquentes. Les Chinois n’abandonnaient pas l’idée d’enlever notre poste. Ils attaquaient également les commerçants indigènes qui étaient devenus nos voisins. Ils les pillaient sans cependant les tuer, et cela se passait avec une rapidité telle qu’on avait beau envoyer immédiatement une patrouille sur les lieux, elle ne trouvait plus personne, excepté la victime, ligottée et, le plus souvent, lardée de coups de couteau. La situation était devenue vraiment intolérable, et cela, malgré la présence du maréchal Sou qui se promenait à Hoï-Téou et à Fort-Bayard, en distribuant des sourires diplomatiques à chaque soldat qu’il rencontrait. Enfin nous apprîmes avec plaisir que l’amiral envoyait au chef des troupes chinoises un ultimatum, auquel celui-ci répondit qu’il s’en moquait. Comme l’amiral était homme d’action, on pouvait s’attendre à quelque chose. Et en effet, ordre fut donné d’organiser une colonne forte de trois compagnies et quatre pièces d’artillerie de 65 m/m empruntées aux navires de guerre en rade de Fort-Bayard. Le rassemblement de cette colonne, dont faisait également partie le consul français de Pac-Hoï, eut lieu dans la cour de notre poste. Une compagnie fut aussitôt envoyée en reconnaissance sur la droite de Ché-Cam où elle fut attaquée par des réguliers chinois en nombre supérieur. N’ayant pas la mission d’engager un combat, elle se retira jusqu’au pied du mamelon que notre poste dominait et y prit une position d’attente. L’amiral lui envoya de l’artillerie. En même temps, tous les rapatriables et libérables étaient retenus à Quang-Tchéou-Wan jusqu’à nouvel ordre. Des compagnies de débarquement prirent possession des postes que les marsouins abandonnaient pour former la colonne. Jamais notre poste n’avait vu pareil spectacle : matelots, artilleurs et marsouins campés pêle-mêle, au milieu de la petite cour où la circulation devenait presque impossible. On chantait et on fraternisait en criant : Vivent les marins, vivent les marsouins, vive la France ! La satisfaction d'aller au feu éclatait sur tous les visages ; d'avance on s'excitait pour la lutte.

L'amiral Courrejolles qui vint nous adresser des paroles d'encouragement, semblait enchanté de la bonne tenue et du bel élan des hommes. Il nous fit savoir que désormais les vivres ne manqueraient plus et qu'il avait pris des dispositions énergiques à ce sujet. A cet effet, il fit installer un magasin de vivres en face de notre poste, au bord du fleuve, et le fit garder par une canonnière. Mais il nous manquait des effets d'habillement ; les nôtres étaient presque en lambeaux ; nos chaussures également s'en allaient en morceaux à la suite de nos travaux de terrassement.

A la colonne, on adjoignit une fraction de linh chinois (ces hommes sont recrutés au Tonkin parmi les Chinois qui y sont nés) ; on la compléta enfin par un détachement de télégraphie optique.

Nous nous mîmes en route le 5 novembre 1899 à six heures du matin, dans la direction de Mac-Giang. Pendant ce temps, deux navires de guerre s'avançaient sur le fleuve un peu en arrière de Ché-Cam. Avant notre arrivée devant un mamelon où nous devions commencer l'action, les deux navires de guerre ainsi que les canons de notre poste envoyèrent par-dessus nos têtes leurs obus à mélinite sur la ville où les Chinois donnaient asile à des bandes de pirates. Aussi, lorsque nous atteignîmes le mamelon, nous assistâmes à un spectacle terrifiant. Le fort chinois dégringolait et la ville prenait feu ; les canons faisaient un tapage d'enfer et lorsque les navires et le poste cessaient de tirer, c'était notre artillerie qui recommençait. Ce bruit assourdissant étouffait les transmissions d'ordres et la fumée était telle qu'un épais brouillard nous cachant tout se forma vite devant nos yeux. Cependant, nous prenions la formation de combat ; mais cette fois nous étions lestés par un déjeuner froid pris avec nos officiers à qui nous avions offert sans façons des œufs durs et un peu de viande froide. La plus grande familiarité régnait entre tous, sans que jamais la discipline en ait souffert. Et ceci s'explique d'un mot : les soldats aimaient leurs chefs et les chefs aimaient leurs soldats.

Pendant que notre capitaine se découpait en riant un morceau de viande et s'apprêtait à le porter à la bouche... zzzin, zzzin, pan, pan... une vraie pluie de balles arrivant de toutes parts tombe autour de nous. « Couchez-vous », tonna-t-il, et la sarabande commença. Les Chinois, qu'on croyait démolis après un tel bombardement, avaient pris solidement position dans des tranchées qu'ils avaient creusées au milieu des ravins en avant de la ville et nous y attendaient de pied ferme.

Aussitôt, nous nous déployâmes en lignes de tirailleurs et l'on prit la position du tireur couché. Nous commençâmes alors un feu à volonté sur les tranchées. A en juger au sifflement des balles, l'ennemi devait être beaucoup plus en nombre qu'au combat de Na-Moun. Un camarade auprès de moi eut la crosse de son fusil cassée par une balle. Un adjudant, nommé Rozier, fut mortellement blessé. Dans mon escouade, un soldat nommé Pister poussa un cri déchirant ; ce brave garçon avait aussi son compte. Quelques instants après, ce fut le tour de mon sergent de section. Les balles pleuvaient avec rage. Je voulus à un moment donné allonger le bras pour en ramasser une et la garder comme souvenir. Aussitôt, une autre tomba à quelques centimètres de ma main. Il faut dire, à l'honneur des camarades qui n'avaient pas encore vu le feu, que malgré le péril auquel on était exposé, une véritable gaieté ne cessa de régner dans les rangs des tirailleurs. On riait, on plaisantait, on se jetait les balles aplaties qui tombaient à nos côtés. Personne ne songeait au danger. Les officiers encourageaient tout le monde par un ton de familiarité et par l'exemple de leur entrain. C'est en campagne qu'on peut le mieux reconnaître l'intérêt que les chefs portent à leurs hommes ; c'est là qu'on voit et qu'on apprécie la force des liens dans cette grande famille qu'est l'armée, où les uns se dévouent pour les autres jusqu'à se faire tuer pour eux.

Vers dix heures, le feu de l'ennemi nous arrosait de front et sur les deux flancs. C'est alors que notre réserve entra en scène. L'artillerie avait épuisé ses munitions jusqu'au dernier obus, tandis que l'ennemi avait reçu du renfort. Le jeu des Chinois était facile à deviner ; ils cherchaient, comme à Na-Moun, à nous couper la retraite et à nous entourer. Devant cette situation critique, force nous fut bien de nous replier et d'attendre des renforts venant du Tonkin. On tint bon cependant jusqu'à quatre heures de l'après midi, jusqu'à notre dernière cartouche, après quoi il fallut évacuer. Les Chinois, sortant alors de leurs tranchées, nous envoyèrent une grêle de balles qui blessèrent encore plusieurs hommes, mais ils n'osèrent pas nous poursuivre à fond et nous reprîmes la route de Pé-Sé où nous pûmes arriver dans la soirée. Dans cette journée, nos canons avaient tiré près de cinq cents obus. J'ignore ce qui fut brûlé de cartouches en tout, mais mon escouade seule en avait tiré 1 263 pour treize tireurs. Curieuse coïncidence ! cette journée était l'anniversaire de notre débarquement sur le territoire de Quang-Tchéou-Wan. Il y avait un an, jour pour jour, que ma compagnie s'était installée seule au milieu d'une population hostile, prête à tout, mais se demandant ce que le sort lui réservait.

Le lendemain, le capitaine nous félicitait de notre conduite au feu et il blâmait un soldat qui avait changé de place pendant l'action, sous prétexte que les balles pleuvaient trop autour de lui.

Dans la même journée, l'amiral envoya la canonnière Le Stock à la poursuite de jonques qui allaient à Hong-Kong chercher un chargement d'armes. Le lendemain, l'adjudant Rozier et le soldat Pister mouraient de leurs blessures. L'adjudant Rozier était un serviteur modèle, d'une énergie et d'une vaillance connues de tous. Bien que mortellement blessé, il ne voulait pas quitter le lieu du combat. « Faites-moi un pansement, disait-il au médecin, et laissez-moi reprendre ma place. » Il ne paraissait pas se douter que la mort allait l'emporter aussi vite.

Un homme fut aussi vraiment admirable pendant cette journée du 5, je veux parler du P. Ferrand, missionnaire français en Chine ; pendant son long séjour sur ce territoire, ce prêtre-soldat avait déjà subi plusieurs attaques, non pas des indigènes, car il était le seul Européen que les Chinois respectaient, mais des bandes de voleurs nomades qui, à plusieurs reprises, l'avaient complètement pillé en incendiant sa maison. Ce missionnaire, qui nous rendit d'immenses services comme interprète, se montra héroïque au feu. Pendant toute la durée de l'action, il fut partout, aux endroits les plus exposés. Il allait chercher de l'eau dans les bidons des soldats, sous la mitraille et au risque d'être pris par l'ennemi. Il circulait avec une musette de pansement, soignait les blessés, les encourageait et les entourait de soins paternels. En fait de tonsure, il portait, à la manière des Chinois, une longue tresse de cheveux qui lui tombait jusqu'aux pieds.

L'enterrement de l'adjudant et du soldat se fit en grande pompe. Le capitaine adjudant-major Capdeboscq y prononça un discours touchant jusqu'aux larmes. — Oui, braves Rozier et Pister, vous avez tous deux payé à la France l'impôt le plus généreux, en donnant votre vie pleine de jeunesse et de force pour l'honneur du drapeau et le bien de la civilisation. Vous avez suivi l'exemple de milliers de camarades de l'armée coloniale qui sont morts pour la même cause. Adieu, chers amis, nous nous inclinons devant vos tombes avec un profond respect ; vos noms resteront vivants parmi nous et seront sacrés pour tous. — Ces paroles nous firent sentir une fois de plus qu'à tous ces camarades, les uns morts sur les champs de bataille dans le farouche décor du combat, les autres tués par les fièvres et la dysenterie, nous devons un pieux souvenir, fait de regrets et d’admiration.

Après le combat de Mac-Giang, tous les commerçants et autres indigènes qui demeuraient à proximité du poste n’osèrent plus rester la nuit chez eux. Ils prièrent le capitaine de leur permettre de coucher au poste, ce qui leur fut accordé. Les attaques contre les sentinelles redoublèrent, nos veillées aussi. Tout le territoire était soulevé contre nous. Des bandes armées s’organisaient, tout comme après la guerre du Tonkin. Elles pillaient et tuaient tous ceux qu’elles soupçonnaient d’avoir des relations avec nous. Le 12 novembre, deux enseignes de vaisseau, MM. Gourlanen et Koun, qui se promenaient sur un mamelon à côté du Mont-Aou, furent aperçus par des soldats chinois, saisis et décapités séance tenante. Les auteurs de ce double assassinat en informèrent eux-mêmes l’amiral, ajoutant que les corps des deux officiers avaient été ouverts, leurs cœurs arrachés et jetés aux chiens, et qu’ils en feraient autant avec tous les Français qui leur tomberaient sous la main.

Aussitôt que l’amiral eut appris cette lugubre nouvelle, il ordonna au commandant du poste du Mont-Aou de braquer ses canons sur la canonnière chinoise mouillée dans le fleuve et de déclarer prisonnier de guerre tout le personnel du bord. Dans le nombre, se trouvaient le préfet de Sou-Kaï, le sous-préfet de Haïnam et quelques autres hauts personnages. En même temps, ou donnait l’ordre à deux canonnières de bombarder Ma-Tchéoung, village situé à proximité du lieu où l’assassinat avait été commis, et dont la population se montrait particulièrement hostile envers nous. La canonnière chinoise fut prise à la baïonnette par nos matelots, et son état-major envoyé à bord du d’Entrecasteaux. Le bâtiment fut désarmé et on démonta les principales pièces de sa machine. L’équipage fut laissé à bord, mais surveillé de près ; enfin on mit la main sur cent cinquante fusils trouvés au fond des cales.

Deux canonnières et un croiseur chinois qui se trouvaient en rade de Fort-Bayard, autorisés par l'amiral, reçurent l'ordre de ne pas quitter la rade sans permission, sous peine d'être coulés. En même temps, quelques prisonniers qui avouèrent avoir participé à l'assassinat de nos deux officiers furent condamnés à mort et exécutés. D'autres, reconnus innocents, furent relâchés, sauf quelques-uns qui avaient d'autres méfaits à se reprocher et qu'on garda prisonniers ; la cangue au cou, ils furent employés aux travaux du bord les plus pénibles. Enfin, une compagnie de débarquement s'empara de la ville de How-Hoï, située sur le fleuve et où de nombreux agitateurs étaient signalés.

Un jour, en faisant une patrouille dans la direction de Hoï-Téou, et en sortant d'une petite forêt, une dizaine de soldats chinois nous apparurent subitement. Les entourer et les désarmer fut l'affaire d'un instant. Ils avaient l'air ahuris et ne voulaient pas nous suivre. Après tout ce qui venait de se passer, nous étions très montés contre eux ; aussi commença-t-on à les bousculer et à les tirer par leurs tresses. Mais, arrivés au poste avec nos prisonniers, nous fûmes fraîchement reçus par le capitaine, et récompensés par... une forte algarade. Notre capture, c'était... l'escorte du maréchal Sou ! — Possible ! répondit le chef de patrouille, mais il est dans la nature humaine de se tromper.

Le 16 novembre, l'amiral ordonna une nouvelle attaque. Cette fois, nous étions deux bataillons d'infanterie de marine, une demi-batterie d'artillerie, une fraction de linh chinois et les canons de la flotte. Nous nous mîmes en route vers six heures du matin, sous les ordres du colonel Marot. L'état-major lui avait adjoint le commandant Leblois, officier d'un très haut mérite, aussi brave que bon. Dans l'espace de vingt-quatre heures, ces deux chefs surent se faire connaître et aimer par tous les soldats de Quang-Tchéou-Wan.

Deux navires de guerre, le Descartes et la Surprise s'embossèrent devant Ché-Cam et ouvrirent le feu, dès cinq heures du matin, sur Mac-Giang, principal foyer d'agitation. Pour ne pas gêner le tir, on nous fit appuyer à droite. Nous arrivâmes jusqu'aux portes de la ville et nous allions tâcher de les enfoncer quand on nous fit faire demi-tour et traverser le fleuve pour couper au plus court. Vers neuf heures du matin, nous traversâmes le champ de bataille du 9 octobre et, à dix heures, nous nous déployâmes en tirailleurs à trois pas d'intervalle, ma compagnie en avant comme toujours ; les autres compagnies s'établirent en échelon à gauche, avec une réserve masquée par un champ de cannes à sucre. L'artillerie se plaça, moitié sur l'aile droite, moitié sur l'aile gauche. Pendant que nous prenions la formation de combat, les réguliers chinois descendaient des hauteurs, se dissimulant dans les tranchées. Ils avaient un grand nombre de drapeaux jaunes ; seul, celui du chef était blanc et rouge. Le P. Ferrand estima leur nombre à sept ou huit mille.

Pendant un quart d'heure, nous nous regardâmes comme chiens et chats, à une distance d'environ 800 mètres, dans la position à genou et sans tirer. Enfin, les premières balles commencèrent à siffler et quelques camarades... saluèrent ; il faut dire que c'étaient des jeunes, venant du Tonkin, qui au début n'étaient pas très rassurés.

Mais bientôt des feux de salve partirent des deux côtés, avec une violence et une intensité que je n'avais encore vues nulle part. Ce tir dura près d'une demi-heure. Après quoi, la réserve vint nous rejoindre, et nous avançâmes avec sa protection, sous une pluie de balles, jusqu'à une distance d'environ 500 mètres. Le capitaine Maitret lança alors sa compagnie, baïonnette au canon, vers les tranchées. Les autres compagnies nous emboîtèrent le pas et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, les tranchées furent enlevées d'assaut, de concert avec nos linh chinois du Tonkin, qui firent preuve de la plus grande bravoure. L'ennemi s'enfuyait de tous côtés, poursuivi par notre fusillade et nos obus.

A midi précis, nous entrions dans ces fameuses tranchées que les Chinois disaient imprenables, aux cris de : Vive la France ! Vive le colonel ! Vive le capitaine Maitret ! Le colonel fit mettre un drapeau au bout d'une perche et le clairon sonna au drapeau. J'ai maintes fois entendu cette sonnerie, mais jamais elle ne m'a plus profondément ému que ce jour-là. Elle était accompagnée d'un cri qui sortait de plusieurs centaines de poitrines : Vive la France ! Le colonel y répondit : « Mes enfants, je suis content de vous. »

Les tranchées, creusées selon toutes les règles de l'art moderne, prouvaient bien que nous avions en face de nous des troupes aguerries. Le coup d'œil à l'intérieur était effrayant. Des cadavres, dont les visages étaient contorsionnés et ensanglantés (ce qui me fit supposer que c'étaient des hommes blessés mortellement qu'on avait achevés à coups de crosse pour ne pas nous les abandonner vivants), étaient allongés sur les parapets et au fond des tranchées, les uns face au ciel, les autres tournés vers le sol comme s'ils mordaient la poussière ! L'ennemi avait abandonné quatre canons ainsi qu'un grand nombre de fusils de plusieurs systèmes, entre autres des fusils dits de rempart dont les canons ont de 3 à 4 mètres de longueur.

Cependant la journée n'était pas achevée pour nous. Le colonel nous laissa reposer pendant deux heures ; ensuite nous marchâmes sur Van-Luoc, principal point d'appui de l'armée chinoise de Quang-Tchéou-Wan, après avoir encloué les quatre canons et détruit tous les fusils. Cette demi-journée nous avait malheusement coûté deux tués et douze blessés, dont un officier. Plusieurs mulets de l'artillerie étaient également blessés. Le P. Ferrand, toujours avec nous, s'était de nouveau distingué dans cette affaire. Suivant lui, l'ennemi avait dû perdre environ quatre cents hommes, tant tués que blessés.

Nous prîmes le chemin de Van-Luoc dans l'ordre de déploiement du bataillon, les compagnies à intervalle de plusieurs centaines de mètres ; la colonne s'avançait ainsi sur un front de plusieurs kilomètres. Une fois sur la crête, nous aperçûmes l'ennemi sur nos flancs. C'étaient des fuyards qui s'étaient reformés et dont le tir essaya vainement de nous inquiéter.

Sans s'arrêter, on continua la marche sur Van-Luoc et, vers cinq heures du soir, nous entrâmes, baïonnette au canon, dans ce réduit de la défense chinoise. Nous y trouvâmes dans presque toutes les maisons des quantités de poudre, des fusils, des sagaies et des arquebuses. Outre l'armée régulière qui l'occupait, la ville était un véritable repaire de pirates et d'autres bandes de voleurs armés que les mandarins employaient contre nous.

Si le résultat de cette journée était avantageux pour nous, il ne le fut pas moins pour le peuple de Quang-Tchéou-Wan. Le commerce se rétablit comme par enchantement, les travaux de culture reprirent, les marchés furent de nouveau fréquentés. Les Chinois nous vendaient les produits de la terre et du travail. Jamais, pendant mon séjour sur ce territoire, il ne s'éleva une plainte quelconque de la population que nous traitions non en ennemi vaincu, mais avec indulgence et bonté. Les mandarins eux-mêmes, qui étaient auparavant nos adversaires acharnés, vinrent au nouvel an rendre hommage à nos chefs et leur apporter les cadeaux d'usage. Mais pour en arriver là, il avait fallu beaucoup de sang versé des deux côtés par la faute des instigateurs de la révolte. Il est certain que, dans les mêmes circonstances, les soldats de certaines autres nations civilisées n'auraient pas montré une pareille mansuétude. Qu'on se rappelle le siège de Magdebourg et tant d'autres ! La France, elle, s'est toujours montrée généreuse et bonne envers ses ennemis de la veille, et elle tient à cœur de conserver sa haute réputation de bienveillance et d'humanité.

Le lendemain, d'après les ordres de l'amiral arrivés dans la nuit, on nous fit rebrousser chemin. Une flancgarde se heurta encore à une fraction chinoise qui fut dispersée après un quart d'heure d'engagement. Vers dix heures, nous entrions à Ché-Cam qui, la veille, nous avait fermé ses portes et qui maintenant s'empressait, et pour cause, de les ouvrir toutes grandes à notre approche. Nous la traversâmes avec les drapeaux que nous avions pris à l'ennemi (pour mon compte, j'en avais un en soie rouge avec une inscription en blanc). Au son des clairons, les hommes, à l'exclusion des femmes, accouraient devant leurs maisons et, en bons apôtres, prenaient un air affable, souriaient et se courbaient devant nos chefs. Vers midi, nous faisions notre entrée à Pé-Sé où les matelots qui nous avaient remplacés pendant notre absence se précipitèrent vers nous et nous embrassèrent avec transport. Puis, nous commençâmes à accrocher des drapeaux aux quatre coins du poste.

Le lendemain, l'amiral vint nous apporter ses félicitations. Il nous dit qu'avec nos chefs et des hommes comme nous on pouvait tout oser. — Vous avez longtemps souffert, ajouta-t-il, mais c'est la fin qui couronne l'œuvre. Avec un travail opiniâtre, on vient à bout de tout. Le ministre ne tardera probablement pas à vous envoyer ses félicitations personnelles. En attendant, j'ai demandé que la médaille coloniale avec l'agrafe de la colonie soit donnée à tous ceux qui ont combattu ici.

D'autre part, les officiers de la flotte en rade de Fort-Bayard adressèrent à notre capitaine une lettre dans laquelle ils exprimaient leur admiration pour lui et pour sa compagnie. — Vous voyez, nous dit celui-ci, combien votre bravoure est admirée de tous. Quant à moi, je vous ai déjà remerciés sur le champ de bataille ; aujourd'hui je vous remercie encore, et non pas seulement ceux qui survivent, mais aussi ceux qui sont morts dans l'accomplissement de leur devoir. — En prononçant ces dernières paroles, il nous quitta, presque les larmes aux yeux ! Et je sentis à ce moment que ce qui m'a toujours entraîné à servir aux colonies, malgré la misère, les fatigues et les dangers, ce sont les chefs sous les ordres desquels j'ai eu l'honneur de marcher et de combattre. C'est un long volume qu'il me faudrait écrire pour relater d'après ce que j'ai vu moi-même, tous les exemples qu'ils ont donnés, toutes leurs belles actions de guerre, toute leur humanité et tout leur dévouement aux soldats qui partageaient leurs souffrances ! Et si, en garnison, l'intimité entre officiers et soldats est quelquefois moindre par la faute de quelques chenapans qui arrivent à se glisser dans les troupes coloniales, nous savons du moins qu'on sait faire la distinction et que les autres, les vrais soldats coloniaux, possèdent la sincère estime de leurs chefs.

Le lendemain, les officiers de la flotte envoyèrent au capitaine une caisse contenant quatre-vingt-douze paquets de tabac à distribuer à la compagnie ; cette aimable attention nous fit grand plaisir et nous montra une fois de plus que dans l'armée, tout le monde s'estime et tout le monde se tient. Le même jour, deux camarades grièvement blessés mouraient à l'ambulance. Cela portait à quatre le nombre des victimes du combat du 16.

Deux jours après, les mandarins de Mac-Giang, ville où les habitants nous avaient montré le plus d'hostilité, vinrent nous apporter leur soumission. Les gens qui les accompagnaient nous dirent que dans la journée du 16 novembre, à Van-Luoc, nous leur avions tué plus de quatre cents hommes. C'est certainement très regrettable. Mais, qui avait provoqué cette tuerie ? N'en étaient-ils pas eux-mêmes responsables ? Ne nous avaient-ils pas fait toutes les misères possibles, allant jusqu'à tuer deux de nos officiers en promenade et se vantant d'avoir jeté leurs coeurs aux chiens ?

Le capitaine de vaisseau Philibert, « le bon père Philibert », comme l'appellent les matelots, vint également nous visiter. Il demanda au capitaine de nous réunir pour nous adresser ses félicitations. Enfin, après notre victoire, nous commencions à jouir d’un peu de tranquillité. Dans nos reconnaissances, nous lancions des proclamations pour le maintien de la paix et pour engager la population à venir à nous avec confiance. Toutefois, pour plus de sûreté, nous établissions des avant-postes, car nous connaissions les Chinois, aussi bien par la guerre du Tonkin que par ce que nous venions d’éprouver nous-mêmes.

Pour l’exemple, le village où nos deux officiers avaient été assassinés fut bombardé le 23 novembre et complètement détruit.

Enfin, après quatorze mois d’un pénible labeur, aussi bien du côté des marins que de l’infanterie de marine, on arriva à établir la délimitation du territoire qu’on appelle « possession française dans la Chine méridionale ». À cet effet, l’amiral et le maréchal Sou se rendirent en chaises à porteurs et en grande pompe à Ché-Cam, où une parade officielle devait avoir lieu. Bien qu’il y eût déjà deux compagnies dans la ville et que nous fussions sur le point de partir pour aller créer et occuper un nouveau poste sur la rive gauche, l’amiral décida que la compagnie Maîtret assisterait à cette parade en tenue blanche, tandis que les autres compagnies prendraient la tenue de route. Devant le maréchal chinois, l’amiral serra cordialement la main du capitaine et, avec un bon sourire, nous dit à haute voix : « Mes amis, je vous accorde une ration de vin ; vous l’avez bien gagnée. »

Arrivés devant Ché-Cam, on nous fit mettre baïonnette au canon et entourer complètement le maréchal qui était notre hôte et dont nous étions responsables. On envoya également des patrouilles dans toutes les directions, car on savait qu’il régnait encore une certaine animosité contre lui et l’on craignait une démonstration hostile des indigènes.

En sortant de Ché-Cam, nous marchâmes dans la direction de Phu-Kien où nous avions reçu les premiers coups de fusil dans la journée du 9 octobre. Nous nous arrêtâmes devant un ruisseau et là, après de longues discussions et contestations de part et d'autre, le maréchal planta de ses propres mains un long piquet tout près du ruisseau. Ce devait être pour lui le premier poteau-frontière. Mais l'amiral protesta : « Voilà notre frontière à l'eau » s'écria-t-il. Et tout le monde partit d'un éclat de rire. Après cette première séance, l'amiral présenta au maréchal le commandant Ronget qu'il déléguait pour les travaux de délimitation. Le maréchal présenta de son côté trois officiers chinois. À ce personnel vinrent s'ajouter un ingénieur français et trois consuls français résidant en Chine, dont l'un délégué de M. Pichon, notre ministre à Pékin. Le maréchal était accompagné d'une garde de soldats chinois, en tenue fantaisiste, armés de fusils allemands et belges à répétition, avec chargeurs à cinq cartouches. Leurs armes étaient belles, bien entretenues, mais contrastaient singulièrement avec leurs pieds nus.

Après les salamalecs d'usage en Chine, les délégués entrèrent immédiatement en fonctions, chacun une carte en main. Nous avancions en obliquant à droite et en plantant successivement des poteaux-frontières provisoires. A chaque poteau, on discutait beaucoup et on gesticulait encore plus. Pour gagner quelques pieds de terrain, l'officier chinois tirait notre commandant par le bras droit et celui-ci tirait l'officier chinois par le bras gauche. Ce spectacle qui rappelait le jeu des quatre coins nous amusait fort. Vers quatre heures de l'après-midi, tout le monde était exténué de fatigue par une marche qui durait depuis le matin, sous une chaleur accablante, au travers des rizières et des ruisseaux. Nous rentrâmes à Pé-Sé.

Le même jour, nous apprenions que le maire de Ché-Cam, qui était venu nous apporter la soumission de cette ville, avait été assassiné.

La moitié du mois de décembre se passa en travaux de délimitation. Les poteaux-frontières que nous avions posés le premier jour furent enlevés le lendemain par des mains invisibles. Les troupes qui ne participaient pas aux travaux étaient consignées dans leurs postes afin d'être prêtes à marcher au premier signal. Pendant que nous poursuivions nos opérations, je ne pouvais me lasser d'admirer la beauté du pays et la richesse des cultures. Nous traversâmes une plaine splendide où plusieurs corps d'armée pourraient bivouaquer et où chaque village important est entouré d'un mur très haut et très épais. Un jour, les Chinois nous conduisirent à 2 kilomètres en arrière de l'endroit désigné par la carte ; c'était autant de terrain qu'ils voulaient nous rogner. En même temps, nous apercevions sur notre gauche de nombreuses bandes armées, ce qui signifiait clairement : si vous ne consentez pas à prendre ce qu'on vous offre, nous vous ferons votre affaire ici. Le commandant s'aperçut aussitôt du traquenard, mais ne se sentant pas assez fort, il nous fit rebrousser chemin et nous rentrâmes au poste de Po-Daou, où se trouvait une compagnie française. L'amiral fut aussitôt informé de ce qui venait de se passer. Notre interprète nous raconta un peu plus tard que si nous avions fait cent mètres de plus, les bandes chinoises qui nous suivaient avaient l'ordre de tirer sur nous.

A peine notre travail de délimitation était-il terminé qu'un fonctionnaire civil vint prendre le commandement suprême du territoire, avec le titre pompeux d' « administrateur en chef ». Il s'installa magnifiquement à Ché-Cam et commença à distribuer des ordres aux officiers qui venaient, au prix de quels efforts ! de conquérir ce territoire à la France. Je ne fais pas ici le procès des administrateurs des colonies. Je reconnais même que ce rouage est nécessaire, à condition d'y mettre de l'huile. J'ai connu d'ailleurs dans ma carrière des administrateurs pleins de tact et d'amabilité dans leurs relations avec les militaires, mais ce n'est pas toujours le cas. Et je me mets à la place des officiers qui viennent de conquérir un pays au prix de mille dangers et qui, aussitôt après la victoire, doivent obéir à un personnage qui ne les a pas vus à l'œuvre, qui en sait beaucoup moins qu'eux sur le pays, qui ne possède pas leur instruction générale et qui pourtant les traite en quantité négligeable.

Vers la Noël, nous partîmes pour une région encore peu sûre où nous allions construire un poste. Nous nous installâmes dans une pagode où nous devions loger jusqu'à l'achèvement des travaux. Le soir, nous fermions toutes les portes en mettant à chacune d'elles une sentinelle ; la précaution n'était pas inutile, car, à peine la nuit était-elle tombée, surtout quand elle était noire, qu'on nous tirait des coups de fusil à jet continu. La veille de Noël, le capitaine fit monter huit hommes sur le toit de cette pagode ; et nous y passâmes toute la nuit, jouant ainsi le rôle du bonhomme Noël près de la cheminée et tenant nos jouets (fusils et baïonnettes) à la main. Nous étions prêts pour une distribution, mais les Chinois n'en voulurent pas et, cette nuit-là, nous n'aperçûmes âme qui vive. Le lendemain, le chef du village vint se présenter à nous. Il nous prévint que plusieurs bandes de pirates nouvellement formées opéraient dans les environs. En effet, quelques jours après, notre sergent-major revenant de Fort-Bayard où il avait été envoyé pour affaires de service, recevait des coups de fusil, toujours d'ennemis invisibles. A 2 kilomètres de notre pagode, il se vit obligé de se cacher toute la nuit avec sa faible escorte pour éviter d'être dévalisé d'une importante somme d'argent qu'il rapportait.

Un commerçant français, un sieur B..., qui s'intitulait colon, mais dont l'œuvre colonisatrice consistait à débiter l'absinthe, l'amer Picon et le vermouth aux soldats de Fort-Bayard, fut également attaqué une nuit par une bande de Chinois qui chercha à enlever sa moitié, sans toutefois y réussir. M. B... estima que cette tentative irrévérencieuse valait 25 000 francs et il le fit savoir par les soins de l'amiral au gouvernement chinois. Celui-ci, il faut le croire, fut aussi de cet avis, car il accorda cette somme sans discuter. Un camarade me dit en riant qu'après tout le sieur B... s'était montré peu exigeant et qu'il aurait bien pu, pardessus le marché, réclamer la croix de la Légion d'honneur. Dame ! C'est un titre que de posséder une femme qui en une nuit rapporte 25 000 francs, alors que, tout à côté, de pauvres soldats ne touchent même pas l'indemnité de vivres pour les jours où ils ne mangent pas, pas plus que l'indemnité de couchage pour les nuits où ils dorment par terre et à la belle étoile. Je serais bien étonné si à l'heure où j'écris ces lignes, ce colon de marque et de contremarque n'était pas devenu un personnage. Car c'est ainsi que cela se passe ordinairement dans nos nouvelles colonies. Le soldat s'y bat, y meurt, est oublié ; cela semble naturel ; mais le civil qui y débarque... quand le canon s'est tu, qui y est en parfaite sûreté, qui s'enrichit en empoisonnant les troupiers avec des alcools frelatés, celui-là, quelques années après la pacification, vient parler de ses services, de ses titres exceptionnels à une récompense et, si on ne l'arrête pas, il est prêt à s'embarquer sur le chemin de la postérité. C'est, tout craché, le Tartarin de la colonisation.

Au mois de janvier 1898, des affiches furent apposées sur les murs de tout le territoire de Quang-Tchéou-Wan annonçant la nomination du prince Li Hung-Tchang comme vice-roi de la province de Canton contiguë au territoire de Quang-Tchéou-Wan. Cette nomination fut un véritable événement dans le pays, car Li-Hung-Tchang était partisan du progrès européen et, à ce titre, assez détesté de ses compatriotes. Or, la province de Canton possédait de nombreuses sociétés secrètes, riches et puissantes, qui entretenaient des bandes de pirates bien commandées, bien armées, agissant avec audace et rapidité et très difficiles à surprendre.

Après la cessation des hostilités, on renvoya les rapatriables et les libérables qu'on avait retenus par nécessité. Je les vis quitter la compagnie avec une émotion et des regrets sincères, car beaucoup étaient mes amis. J'avais bien de temps à autre échangé des mots assez vifs avec quelques-uns des partants, mais ces paroles venaient seulement des lèvres et non pas du cœur. Dans les pays exotiques, où la vie n'est pas toujours drôle, on devient parfois grincheux sans s'en apercevoir. Mais peut-on sérieusement s'en vouloir, quand on a combattu côte à côte sous le feu de l'ennemi, chargé ensemble à la baïonnette et partagé les mêmes joies dans la victoire ? Non, et en voyant mes camarades se séparer de moi, en voyant partir aussi notre lieutenant Lorin qui changeait de compagnie, je sentais une vraie tristesse s'emparer de tout mon être. Cela se passait le matin et, pendant toute cette journée, je restai dans mon coin, grognon, maussade et sans appétit.

Le 4 février 1900, nous reçûmes la visite du gouverneur général de l'Indo-Chine, M. Doumer, qui nous adressa des compliments. Il se montra fort satisfait et fut très aimable pour nous. Il fit réunir tous les chefs de village pour leur donner des instructions. Je remarquai que les indigènes le regardaient avec surprise. L'interprète avait probablement annoncé l'arrivée d'un vice-roi de France. Ils s'attendaient à le voir chamarré d'or, entouré de pompe et de magnificence. Aussi furent-ils déçus en se trouvant en présence d'un personnage habillé comme tout le monde. Tous ces Orientaux n'en revenaient pas ! Conclusion : pour assurer leur prestige dans nos nouvelles colonies, les gouverneurs devraient porter un brillant uniforme, même quand ils n'en ont pas le goût ! La visite de M. Doumer fut cependant bienvenue, car il décida que la population ne payerait la première année qu'un impôt très minime.

La semaine suivante, ce fut le tour du général Borgnis-Desbordes commandant en chef des troupes de l'Indo-Chine. Il avait pris des mesures très populaires, telles que la création de bibliothèques dans les postes ainsi que le transport gratuit des colis pour les militaires. Il améliorait notre sort par tous les moyens en son pouvoir. Lorsqu'il visita notre poste et qu'il vit les hommes couchés par terre, sans aucune fourniture de literie, il demanda au capitaine depuis combien de temps nous vivions ainsi, privés de matériel de couchage. « Depuis seize mois », lui fut-il répondu. Le général ne répliqua rien, mais se croisa les bras sur la poitrine et nous regarda avec compassion. Il savait bien que ce n'était la faute de personne, excepté des Chinois. De notre côté, personne ne songeait à se plaindre car l'essentiel : vaincre l'ennemi, avait été réalisé. Et, à ce propos, je crois qu'il faudrait bien obtenir le même état d'esprit en France, où l'on commence à dorloter beaucoup trop le soldat et à l'exposer à être désagréablement surpris par les fatigues et les privations d'une campagne.

Peu de temps après, nous recevions des matelas et des paillasses. Aussi, fallait-il voir notre joie ! Le matin, quand le réveil sonnait, personne ne voulait plus se lever. On était si bien sur les matelas ! Et il y avait si longtemps qu'on en avait perdu l'habitude !

Au nouvel an chinois (notre mois de février), les mandarins apportèrent au capitaine les cadeaux d’usage, qu'on ne doit jamais refuser sous peine de se créer des ennemis. Les habitants s'attachaient de plus en plus à nous. D'autre part, nous faisions notre possible pour les gagner à la cause française ; tout semblait donc marcher à souhait et l'année s'ouvrait sous de favorables auspices.

Dès que notre poste fut terminé (il coûtait juste 4 000 francs), nous nous y installâmes. Le capitaine nous ménageait et nous disait gaiement : « Il y a temps pour tout, quand on a trimé, il faut se refaire ! » Cependant quelques actes de piraterie, pas bien graves, se produisirent encore et motivèrent de temps à autre des reconnaissances et des coups de fusil.

Au mois de mai 1900, nous embarquâmes sur la Caravane pour retourner au Tonkin.

A peine arrivé, je fis une demande pour accomplir une quatrième année de séjour. Elle me fut accordée. Un camarade de l'état-major m'avait prévenu que quelque chose d'anormal se passait en Chine, du côté de Pékin, et que fort probablement le corps d'occupation du Tonkin y enverrait du monde. Comme les troupes revenant de Quang-Tchéou-Wan ne devaient pas participer aux opérations prévues, je me mis aussitôt en instance pour changer de régiment. Je réussis, mais non sans peine, à faire aboutir ces démarches.

En arrivant au 9e régiment à Hanoï, je demandai au capitaine de ma nouvelle compagnie de vouloir bien me faire comprendre parmi les hommes désignés pour la Chine. — C'est de la folie, me dit-il ; vous tenez donc à vous crever de fatigue ? — Non, mon capitaine, répondis-je ; je connais mon tempérament et une campagne de plus, ce n'est pas cela qui m'effraye. — Oui, répliqua-t-il, mais tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse. — Néanmoins, je plaidai si bien ma cause, qu'il m'inscrivit sur la liste des partants en ajoutant : — C'est vous qui l'aurez voulu, tant pis pour vous. — C'était la quatrième ou cinquième fois que j'entendais cette phrase, et je suis encore de ce monde.

Je remplaçais un camarade malade et, comme le détachement devait partir le lendemain pour Haïphong, j'eus vite fait mon ballot. Avec les camarades, je quittai Hanoï le cœur joyeux, en répétant la phrase de César lorsqu'il franchit le Rubicon : Alea jacta est. On nous embarqua sur le Cachar, de cette fameuse compagnie dite Nationale, qui traite si mal les soldats de la nation. Le croiseur Friant nous accompagnait. Trois jours après, nous touchions à Hong-Kong, ville anglaise bâtie sur le versant d’une montagne, bien fortifiée et très commerçante. Un navire de guerre russe était en rade. A notre approche, sa musique joua la Marseillaise et les matelots poussèrent des hourrahs. Le Friant répondit en tirant des coups de canon. Un grand nombre de navires de guerre étrangers se trouvaient également dans la rade.

En sortant de Hong-Kong, la mer, cette célèbre mer d’Orient que les poètes ont chantée avec tant de lyrisme, était tellement mauvaise que notre bâtiment dansait sur place sans pouvoir avancer. On fut obligé de s’arrêter jusqu’au soir. Le navire, où on avait entassé à refus treize cents soldats, roulait et tanguait tout à la fois ; le service des marins était diabolique. Les passagers pirouettaient avec le navire, et cette sarabande dura jusqu’au 19, à la hauteur de Shanghaï. Le 23, nous débarquions à Takou, où j’eus la curiosité de compter les navires en rade. Ils étaient plus de cent : cuirassés, croiseurs et canonnières. Le soir, cette rade offrait un coup d’œil splendide. Tous ces navires, éclairés à l’électricité et dont les projecteurs fouillaient l’horizon dans tous les sens, formaient réellement un spectacle unique. On eût dit une ville flottante en fête.