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Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 7/03

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Tome 7


CHAPITRE III.


Les Polignac et les Chalençon. — La Comtesse Diane et les Dames-à-brevet. — La Comtesse Jules, depuis Duchesse de Polignac. — Parallèle et portraits de ces deux Belles-Sœurs. — Révélation du livre-rouge. — Bienfaits de la cour envers les Talleyrand. — Chiffre de leurs appointemens ou pensions en 1790. — 60 mille fr. assignés pour l’éducation de MM. de Lameth, et payés par la couronne. — Anecdote et citation littéraire de la Comtesse de Boufflers. — Ignorance de M. de Vaudreuil, et méprise de certains courtisans. — Explication donnée par Louis XVIII. — Couplet adressé par ce prince à Madame Elisabeth, sa sœur. — M. Papillon de la Ferté. — Sa dispute avec le poëte Sedaine. — Audience de la Reine, et sa réponse à M. le directeur des Menus. — M. de Sèze, et son début au barreau de Paris. — Succès qu’il obtient devant le Châtelet et scène judiciaire en 1784.

Les Vicomtes de Polignac, en Auvergne, étaient de grands seigneurs, dont la branche aînée tomba de lance en quenouille à la fin du XVme siècle, époque où l’héritière de cette maison voulut opiniâtrement se marier avec un gentilhomme de sa province, appelé M. de Chalençon. On dit présentement qu’il n’était pas de naissance inférieure à celle de sa femme, et voilà qui n’est pas facile à croire, attendu que l’histoire de France ni les chroniques du pays ne disent rien du tout de ces Chalençon, et surtout parce que ce gentilhomme auvergnat ne manqua pas d’échanger son nom contre celui de Polignac, et qui dénote assez qu’il y trouva quelque profit nobiliaire. Ceci fut au détriment des collatéraux du dernier Vicomte, et parce que la possession successive de sa vicomté n’était pas soumise au régime salique. À raison de plusieurs motifs que je ne saurais détailler ici, les généalogistes anciens et modernes ont toujours estimé que ces Vicomtes de Polignac et du Vélay devaient être issus de race gauloise, et c’était dans tous les cas une des plus antiques et des plus nobles familles de la chrétienneté. Il existe encore un ou deux rejetons de cette vieille souche, et le Marquis de Polignac dont j’ai dû vous parler à propos de la famille d’Orléans, était devenu t’aîné de ce rameau, lequel est positivement extrait de l’ancienne tige de Polignac. Il était de vos parens par les Blanchefort ; il a laissé des enfans mâles, et je n’ai pas autre chose à vous dire de lui. Les Polignac, dont il me reste à vous parler, ne sont que des Chalençon.

Cette malencontreuse famille était composée d’un Comte de Polignac qui n’avait qu’un fils ecclésiastique, et qui ne paraissait presque jamais à Versailles ; de son neveu, le Comte Jules, insignifiant personnage et mari d’une Demoiselle de Polastron qui était une jeune femme charmante ; enfin d’une sœur aînée de ce même Comte Jules de Polignac, fille majeure, à qui sa laideur et sa pauvreté n’aplanissaient pas les voies du mariage, et qui, du reste, était d’orgueilleuse et méchante humeur. Elle n’avait aucun. autre rapport avec la céleste et chaste sœur du Dieu du jour, sinon qu’elle s’appelait Diane et qu’elle était furieusement vindicative.

Cette Phœbé d’Auvergne avait la passion de s’établir à la Cour et comme elle ne pouvait s’y faire présenter, parce qu’elle ne pouvait être reçue ni titrée par aucun chapitre de Chanoinesses, à raison de ce qu’il se trouvait dans ses quartiers du côté, de sa grand’mère, une lacune à cause de mésalliance, on imagina de la faire sauter à pieds joints par-dessus cette case vide, et de la pousser à Dame au moyen d’un brevet de Comtesse. Le Roi voulut bien se prêter à cette innovation sans motif raisonnable et sans exemple ; c’est le diplome de cette Comtesse Diane qui a fait la planche, et voilà ce qu’on appelle un brevet-de-Dame, aujourd’hui[1].

Quand sa famille eut obtenu la faveur de la Reine, ladite Comtesse Diane imagina de se faire colloquer la croix honoraire d’un grand chapitre de Lorraine avec dispense de fournir ses preuves, et ceci fut une autre sorte d’abus qui fit crier toute la noblesse du royaume. Les Chanoinesses ont toujours été des criardes à fendre la nue ; aussi firent-elles un si grand bruit de ce passe-droit, qu’il en arriva jusqu’aux oreilles du Roi qui finit par s’en offusquer, et qu’on alla faire entendre à cette Chanoinesse de grâce et de rémission, que Sa Majesté verrait avec plaisir qu’elle ne portât ni cordon ni croix chapitrale.

La Comtesse Diane était donc complètement dénuée de beauté, d’agrémens, de bonté, et même de simple politesse mais elle était pourvue d’un esprit d’intrigue et d’audace incomparable, et quant à la Comtesse Jules, elle était précisément l’opposé de sa belle-sœur. C’était une personne admirablement jolie, affectueusement polie, décente, obligeante et d’une exquise aménité. Je n’ai rien vu de plus parfaitement agréable que Mme Jules de Polignac, et je n’ai jamais connu rien de plus aimable, en apparence ainsi qu’en réalité. Elle avait toute la peau de la blancheur d’un narcisse, avec des yeux délicieusement doux, et ses lèvres charmantes ainsi que le bout de ses jolis doigts, étaient naturellement d’un incarnat et d’un éclat aussi vif que du satin ponceau. Quand on la vit paraître à la Cour avec sa belle-sœur, on aurait dit une de ces blanches et douces colombes de l’Atlas avec leurs becs et leurs pieds de corail, à côté d’une orfraie, d’une manière de chouette ébouriffée, ou si vous l’aimez mieux, d’une perruche à bec retors, avec des yeux ronds à deux cercles noir et blanc, franc-doubles, assez dépenaillée pour le corsage, avec la peau rougeâtre et la huppe hérissée (sans parler des griffes noires) ; enfin, pour avoir le naturel et l’apparence d’un oiseau de proie, je n’ai jamais vu demoiselle d’Auvergne ou d’autre pays qui fût comparable à cette Csse Diane de Polignac, sinistre Phœbé, cette lune rousse ! ainsi que l’appelait M. de Lauraguais.

Il était impossible de voir la Comtesse Jules sans la remarquer et sans désirer la connaître. Il était impossible de la connaître sans l’aimer, sans avoir envie d’employer son crédit pour elle et sans désirer l’occasion de lui témoigner un sentiment d’obligeance et d’empressement. Elle était du petit nombre de ces heureuses personnes qui n’ont besoin que de paraître en face de leurs ennemis pour désarmer la malignité jalouse et triompher de l’injustice ; aussi bien lorsqu’on apprit que la jeune épouse de Louis XVI avait l’air d’éprouver pour cette aimable jeune femme, une disposition de bienveillance et d’affection distinguée, je vous assure que les personnes judicieuses et les honnêtes gens n’en éprouvèrent pas plus d’étonnement que de contrariété.

La Cour a toujours été la source des faveurs, mais elle était devenue l’unique ressource de la noblesse pauvre. Mme de Polignac avait été mariée sans dot, ou peu s’en fallait, car une centaine de mille francs ne saurait être comptée pour une fortune, et celle de son mari n’allait guère à plus de vingt mille livres de rente. La vicomté de Polignac était possédée par leur oncle paternel : ainsi vous voyez que ce n’était pas sans nécessité ni sans raisons que Mlle Diane était venue s’embusquer à portée de la corne d’abondance.

On a tellement déclamé contrer la profusion des faveurs accumulée par le crédit de la Reine sur la famille de Polignac qu’il est bon de vous démontrer qu’il ne s’y trouvait pourtant rien d’excessif.

Le Comte Jules de Chalençon-Polignac était certainement un homme de quatité ; il était le petit-neveu d’un Cardinat-Archevêque, habile et mémorable négociateur ; il était petit-fils et arrière petit-fils de deux Chevaliers des ordres du Roi, Gouverneurs de province. On lui conféra le titre de Duc héréditaire et nompair, ce qui n’était pas déjà si rare et si merveilleux à partir du règne de Louis XIII.

Sa famille était nécessiteuse, attendu qu’elle avait dépensé la plus grande partie de ses biens pour le service de S. M. comme toute la noblesse de France ; on lui donna la place de premier Écuyer, ce qui lui devenait profitable et n’avait rien d’exorbitant.

Il est vrai que la Duchesse de Polignac avait été pourvue de la charge de Gouvernante des Enfans de France, mais qui pouvait ou devait s’en fâcher, si ce n’étaient les Princesses de Rohan à qui l’on avait retiré, ce grand office et qui ne s’en plaignaient pas ? Mmes de Guémenée, de Brionne et de Marsan, m’ont dit cent fois que la Duchesse de Polignac s’occupait avec tant de sollicitude et s’acquittait si parfaitement bien de cette grande charge, qu’on n’aurait pu faire un choix plus satisfaisant.

Il faut pourtant convenir que la Comtesse-à-brevet avait été placée Dame d’honneur auprès de Madame Élisabeth, à l’époque où l’on forma la maison de cette Fille de France ; et je ne crois pas qu’on dût approuver un choix qui mettait cette chaste Diane à la tête de la maison d’une princesse âgée de quatorze ans. Voilà mon seul grief contre les Polignac.

L’ouverture du livre-rouge est venue révéler que toute cette famille ne touchait pas annuellement sur le trésor ou la cassette du Roi plus de cent vingt mille livres ; mais les Talleyrand, qui ne valaient pas les Chalençon, et qui n’étaient pas moins dépourvus de fortune en arrivant à la cour en 1742, je m’en souviens ! la famille des Talleyrand, vous dis-je, avait trouvé moyen de se faire adjuger en émolumens d’emplois, produits de charges et gouvernemens, bénéfices épiscopaux, abbayes en commande et brevets de retenue, pensions, assignations sur le domaine et autres bienfaits de la couronne à titre gratuit, dix-sept cent mille livres de rente ! La mère de ces trois Lameth avait touché du Roi, qu’ils ont abreuvé d’outrages et dont ils ont provoqué la déchéance, une somme de quarante-six mille écus pour arranger leurs affaires, et de plus, un cadeau de soixante mille livres, à l’intention de faire élever, entretenir convenablement et bien équiper ces petits gentilshommes : et c’étaient ces gens-là qu’on entendait vociférer contre les Potignac et les profusions de la cour !…

En écoutant ces folles criailleries, j’ai toujours pensé que le caractère et les autres inconvéniens de la Comtesse Diane étaient pour beaucoup dans cette injuste et générale exaspération contre son frère et sa belle-sœur, et par contre-coup, hélas ! contre notre malheureuse Reine qui les protégeait en suivant tout naturellement l’attrait de son cœur, sans irritation contre leurs ennemis, sans prévision sinistre et sans se douter de l’animadversion qu’elle excitait contre sa favorite et sa majesté[2].

La Duchesse de Polignac étant grosse, aurait désiré sortir de Versailles et ne pas s’éloigner de la cour, afin d’habiter la campagne et d’y rester à proximité de la Reine ; la Csse Diane se mit en recherche d’une habitation commode et voilà qu’elle écrivit sans compliment à la douairière de Boufflers, afin d’en obtenir sa jolie maison d’Auteuil à location. Celle-ci procéda toujours pédantesquement ; elle a toujours eu des intentions dramatiques, et bien qu’elle eût pu répliquer tout uniment qu’elle ne pouvait se décider à passer la canicule au milieu de Paris, ou bien qu’elle ne voulait pas louer sa maison, par exemple, elle aima mieux s’en acquitter avec recherche, à dessein de manifester son bel esprit, et voici comment elle imagina de répondre à ces Dames :

« Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;
« Vos jours, toujours sereins, coulent dans les plaisirs ;
« La cour en est pour vous l’inépuisable source,
« Ou si quelque chagrin en interrompt la course,
« Le courtisan, soigneux à les entretenir ;
« S’empresse à l’effacer de votre souvenir,
« Moi, je suis seule ici, dans l’ennui qui me presse ;
« Je n’en vois à mon sort aucun qui s’intéresse,
« Et n’ai pour tout plaisir que ces bois et ces fleurs
« Dont l’ombrage et l’éclat tempèrent mes douleurs. »

— C’est un refus poli, dit la Duchesse de Polignac, mais je n’en suis pas moins surprise et fâchée qu’on ait eu l’indiscrétion d’avoir fait pareille demande à mon insu.

— Allons donc, repartit notre solliciteuse arrogante, toute autre femme que cette ridicule Boufflers aurait été fort heureuse et bien empressée de nous témoigner une sorte d’obligeance en cette occasion-ci, et ce n’était pas gratuitement qu’on lui demandait sa maison du reste ! Elle en aurait eu ce qu’elle aurait voulu ; je comptais lui faire un pont d’or !

— Mais les ennuis du dérangement ne sauraient être payés à certaines personnes, ma Sœur, et que voudriez-vous qu’une indemnité de quelques cents louis pût faire à Mme de Boufflers ayant cinquante mille écus de rente ?

— Oh ! d’abord il est bien connu que si l’on s’en rapportait à votre exemple et vos avis, on ne demanderait et n’obtiendrait jamais rien, ma chère petite mais heureusement pour vous et pour notre maison que je suis là ! Vous pouvez pardonner à cette Comtesse de Boufflers qui est une ennuyeuse, une insupportable, une assommante, et qui plus est, une insolente ; mais elle me paiera la sottise qu’elle vient de nous faire, elle ne l’emportera pas en terre, et je vous réponds !… Arrivez donc, s’écria-t-elle en apercevant ses bons amis, le Duc de Guines et M. de Vaudreuil, arrivez donc, que je vous montre une composition poétique et philosophique de l’idole du Temple !… On décida sans la moindre hésitation que ces vers étaient détestables, et comme on s’en divertissait à beau renfort de moqueries, on ne laissa pas de se trouver un peu déconcerté par Monsieur, qui déclara que c’était des vers de Racine, en sa tragédie de Britannicus. On disait que tous ces familiers de la Comtesse Diane étaient des illettrés qui ne savaient rien de rien si ce n’était sur les magots et sur le vieux laque, et voici qui me rappelle que lorsque la vieille Mme de Vaudreuil se plaignait de son fils, elle allait disant toujours, — ne m’en parlez donc point, il se ruine et nous fait mourir de faim pour acheter des chinoiseries ! il ne s’acquitte seulement pas de me payer de mon douaire ; il est tombé comme un hébété qu'il est, dans la manie des chats bleus et des maraboux. C’est un Chinois ! il est dans les Chinois ; je vous dis qu’il est dans les Chinois ! Mais comme elle ne disait pas qu’il fût dans les mandarins lettrés, on n’y pouvait contredire.

En vous parlant de Madame Elisabeth, et vous reparlant de Monsieur, frère du Roi, je me suis souvenue qu’il avait fait pour elle un couplet que cette admirable et naïve princesse avait eu la bonté de me chanter, et dont elle éclatait de rire, ainsi qu’une pensionnaire.

Votre patrone au bon vieux temps
Et durant sa froide vieillesse
A senti ces jours du printemps
Comme on les sent dans sa jeunesse.
Dans l'almanach des bonnes gens
Je voudrais qu'on vous mît ensemble
Et vous voir à quatre-vingts ans
Faire un poupon qui vous ressemble.

Toutes choses étaient devenues si mal ordonnées à la cour de France, qu’on y supportait l’usurpation du nom de La Ferté par un intendant des Menus-Plaisirs du Roi, qui n’aurait dû s’appeler que M. Papillon. À la vérité, Messieurs de la Ferté-Seneterre ou Saint-Nectaire et de la Ferté-Meun nous disaient-ils en ricanant que l’opinion publique en ferait toujours suffisante et bonne justice, et pour en obtenir satisfaction, ces honnêtes gens comptaient sur l’effet du ridicule. Monsieur disait qu’on n’était pas en droit d’empêcher ce M. Papillon de porter le nom d’un petit fief appelé la Ferté.

— Mais vraiment, répondais-je à S. A. R., on pourrait toujours le lui défendre sous peine de lui retirer son intendance des Menus, ce qui serait dans l’intérêt de la Noblesse et par conséquent dans les intérêts de la Couronne. Le Roi n’aurait qu’un mot à faire dire et je ne vois pas de quel avantage il est pour l’État de souffrir une sorte de confusion qui porte atteinte à la considération de ces gens de qualité ?

– Vous n’approuveriez pas non plus me dit-il une fois, qu’un de mes gentilshommes…

– Ah je supplie Monsieur de ne pas me faire parler devant lui de ses Montesquiou ni de leur généalogie carlovingienne ! c’est un crime de lèse-haute-noblesse au premier chef, et c’est une affaire dont vous répondrez devant Dieu Monseigneur !

Il en riait imprudemment, sans prévoir aucune lâcheté dans l’ingratitude de ces gentilshommes ; il ignorait apparemment que les encouragemens qu’on donne à la prétention déraisonnable et l’exaltation vaniteuse, ont toujours un effet pernicieux ; mais il s’est trouvé des Montesquiou et des Talleyrand-Périgord qui n’ont pas manqué de lui faire expérimenter la chose, au mépris de son extrême bonté pour eux.

Je sais bien qu’on attaque injustement tous les gens favorisés ; mais les princes ne savent jamais opposer au dénigrement que l’engouement, et pourtant les princes devraient bien se tenir en garde contre le favoritisme, en prenant la peine d’observer qu’il a presque toujours un résultat perversif. Le proverbe romain disait : « Il est traître comme le fils d’un affranchi. » J’ai remarqué que les héritiers d’un favori sont toujours d’une ingratitude affreuse. Mais nous voici bien loin du sieur de la Ferté-Papillon, dont je voulais vous citer une historiette.

On venait de jouer sur le théâtre du château de Fontainebleau, en présence de LL. MM. et sans aucune approbation de leur cour, un nouvel opéra-comique de M. Sédaine, qui se promenait à grands pas sur ledit théâtre, et qui s’en prenait de la chute de sa pièce à la mesquinerie de ce qu’il appelait la mise en scène. Il disait que son ouvrage aurait eu le plus grand succès si l’on avait fait les dépenses indiquées par le programme, et comme il ajouta que le Roi n’en paierait pas moins les mêmes dépenses, il se trouva là quelque valet subalterne, employé des Menus, qui s’en alla dénoncer ce mauvais propos à l’intendant de service. Il arrive en s’écriant : — Où est Sédaine ? — Papillon ! (car je ne vous appellerai pas la Ferté) lui répondit l’autre, M. Sédaine est ici, que lui voulez-vous ?…

Je vous ferai grâce de leur colloque, et je vous dirai seulement qu’il s’ensuivit des choses très-fortes de la part de Monsieur Sédaine. — Et qu’est-ce que c’est donc qu’un Papillon qui met le poing sous le nez du monde et qui se refuse à dire Monsieur, quand il parle d’un Pensionnaire du Roi, Membre de l’Académie française et Sous-Greffier de la ville de Paris !

L’hôtel-de-ville et les gens de lettres en étaient dans une colère abominable : — Sédaine a très-bien fait, disait Monsieur, et s’il ne s’agissait que de prendre le nom d’une famille ducale pour se croire en droit de traiter les académiciens et les franc-bourgeois de Paris du haut en bas, ce serait un abus criant !

M. Papillon de la Ferté sollicita une audience de la Reine, afin de lui rendre compte de sa dispute avec cet académicien, ce qu’il ne manqua pas d’arranger de manière à lui donner tous les torts possibles. La Reine écoula patiemment cet ennuyeux et long récit, après quoi lui répondit Sa Majesté : — Je Je crois bien que vous n’avez pas fait porter en ligne de compte les décorations nouvelles, les costumes, les soldats, et tous les autres accessoires qui, suivant l’auteur, ont dû manquer à la représentation de son ouvrage. Je vous dirai, Monsieur l’intendant, que lorsque nous avons, le Roi et moi, l’occasion d’adresser la parole à un homme de lettres, ou lorsqu’il nous arrive de parler de lui, nous l’appelons Monsieur. L’intention du Roi ne saurait être que, pour les choses de son service, les employés de sa maison ne s’expriment pas avec autant de bienséance que lui-même. Le reste de votre différend ne me regarde pas. Je vous conseillerai seulement d’être plus honnête à l’avenir avec les gens de lettres, et notamment à l’égard de M. Sédaine, en vous rappelant que Messieurs de l’Académie française ont l’honneur de siéger au premier rang des littérateurs européens. Comptez sur ma protection.

Ce fut à l’occasion d’un procès entre votre père et ce M. Papillon que nous fîmes connaissance avec M. de Sèze qu’il avait choisi pour conseil et qui ne voulut pas se charger de sa cause. C’était à propos de la mouvance et du rachat d’un droit féodal de ce domaine de la Ferté que mon fils ne voulait pas laisser périmer, ni retraire ; mais je pense bien que c’était parce que le nouveau seigneur de la Ferté ne s’y prenait pas honnêtement, car je ne vois pas de quelle utilité pouvait être pour nous la maintenue d’une censive, isolée, minime, et détachée du reste de nos fiefs ?

M. de Sèze est un homme de bonne condition dans le Bordelais, lequel avait embrassé la profession d’avocat, à laquelle il devait donner un si beau relief en 1793. Avec un talent dialectique et d’éloquence absolument hors de ligne, et comme il avait la réputation d’un homme intègre et courageux, il ne pouvait manquer d’illustrer sa robe, et je ne doute pas que, sans la révolution, il ne fût parvenu aux premières dignités de la magistrature[3]. On n’avait pas l’idée d’un succès pareil, à celui qu’il Romain de Sèze, Conte et Pair de France, Grand-Officier-Commandeur et Trésorier de l’ordre du St.-Esprit, obtint le jour de son début au barreau de Paris, et voici ce que j’en ai retrouvé dans mes notes.

« Avant-hier, mercredi 4 août, un gentilhomme de Guyenne, appelé M. de Sèze a débuté comme avocat devant le Châtelet de Paris ; c’était dans une cause absolument dénuée d’intérêt, et pour un partage entre les héritiers du philosophe Helvétius. Il a plaidé pour Mme d’Andlaw avec un éclat sans exemple, et pendant son plaidoyer, qui a duré plus de cinq quarts d’heure, on a remarqué qu’il n’avait pas été besoin de faire crier silence par les huissiers, si ce n’est une seule fois, où le public avait fait entendre un murmure approbateur. Il a trouvé moyen de mêler du pathétique à la sécheresse de cette discussion ; les juges avaient les yeux arrêtés et fixés sur ce jeune orateur avec une expression d’étonnement et de considération singulière ; enfin l’auditoire et le jeune barreau ont fini par l’applaudir, ainsi qu’on le fait au théâtre, à plusieurs reprises, avec transport, et sans que les magistrats aient entrepris de réprimer un pareil mouvement, ce qui témoigne assez quelle était leur émotion. »

« Le jeune de Sèze a gagné sa cause, et lorsque M. le Lieutenant civil, (c’était le vénérable Angran d’Alleray) a eu prononcé le jugement, il a dit, avant de se rasseoir et tenant son bonnet galonné. dans sa vieille main : — Maître de Sèze, n’avez-vous pas une autre cause à plaider ?

« Le jeune avocat, étonné de la demande inusitée de ce magistrat, a répondu : — Non, Messire ; et dans toute la salle on a paru très-surpris de cette apostrophe de M. d’Alleray.

« De Sèze, a repris le Lieutenant civil après s’être mis à siége et recouvert, le plus beau privilége de cette capitale est celui d’attirer et de retenir dans son sein tous les sujets qui se sont distingués par la vivacité de leurs lumières et l’éclat de leurs talens dans les provinces de ce grand royaume. C’est vous témoigner assez, Maître de Sèze, avec quelle satisfaction la Cour vous a entendu, et combien elle désire vous voir fixé au barreau de Paris. »

« Attendri jusqu’au fond de l’âme, et comme étourdi de ce compliment sans exemple, M. de Sèze a répondu, les larmes au yeux, qu’il ne pouvait reconnaître en ce moment une faveur aussi touchante et aussi glorieuse pour lui, que par un profond silence. »

« Hier jeudi, M. de Sèze est allé rendre ses devoirs à M. le Lieutenant civil, qui n’a pas manqué de l’accueillir avec une bonté parfaite en lui disant. : – Mon enfant, si je vous ai complimenté comme je l’ai fait publiquement, c’était pour ma satisfaction personnelle ; un homme tel que vous n’a pas besoin d’encouragement. »

« Il est à savoir aussi que l’avocat adversaire appelé maitre Hardouin, s’était trouvé si pleinement confondu, qu’il n’avait pas voulu répliquer à M. de Sèze, et qu’il avait prétexté d’un gros rhume avec une extinction de voix subite. M. le premier Avocat du Roi, Hérault de Séchelles, en prit occasion de prophétiser au jeune de Sèze qu’il en enrhumerait bien d’autres, et du reste, il avait été le féliciter à la fin de l’audience au nom de Messieurs du Parquet. »

Il me parait équitable et prudent de consigner ici ces anecdotes sur la jeunesse de M. de Sèze, attendu qu’on n’en prendra peut-être pas note. Il est surprenant que dans cet ordre des avocats on n’ait pas encore eu l’idée ni la précaution de se constituer un historiographe, ou, si l’on veut, un simple greffier, ainsi qu’un dépôt d’archives et tout au moins un registre de documens relatifs à la corporation.

J’aurai l’occasion de vous parler une autre fois de M. de Sèze, et ce sera, s’il est possible, encore plus honorablement pour lui ; mais ce sera douloureusement pour moi, pour la France, et pour vous, mon Enfant, je n’en doute pas. Ne faudra-t-il pas vous dire aussi comment la malheureuse Duchesse de Polignac est morte de saisissement en apprenant en émigration le supplice de la Reine et comment ce misérable Héraut de Séchelles (il était l’oncle des Polignac) a trouvé la punition de ses lâchetés.

  1. Voici le verbal de ce diplôme, ainsi qu’il est minuté sur les registres de la Maison du Roi, où M. de Breteuil avait eu la complaisance de le faire copier pour moi :
    LOUIS, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous ceux qui les présentes verront, Salut. Voulant donner à notre amie, la Damoiselle de Polignac, une marque de notre protection royale et de notre dilection, comme aussi temoigner des sentimens de satisfaction qui sont éprouvés par nous à l’égard des services rendus à l’État sous les Rois nos prédécesseurs, par aucunes personnes de sa famille, et notablement par le feu Cardinal de Polignac, oncle d’icelle, avons résolu de lui concéder et lui concédons par les présentes lettres qui seront signés de notre main et scellées de notre scel, les qualifications de Dame Comtesse Diane de Polignac ; ensemble la prééminence d’icelui rang de Comtesse en toutes choses de cérémonies ou plaidoiries sur toute autre Damoiselle noble non qualifiée, comme également pouvoir timbrer ses armoiries de la couronne qu’il appartient à ladite qualité de Comtesse, et ce mandons à nos justiciers, juge-d’armes et tous autres nos officiers à ce commis, pour qu’ils ne s’ingèrent d’y mettre contrôle, empêchement ni toute autre sorte d’impédiment ; car tel est notre bon plaisir. Donné à Versailles, etc. Signé LOUIS, et plus bas Phélippeaux. Scellé du sceau privé sur lacs de soie verte, et registré le 4 avril 1777.
  2. On a trouvé dans le même livre rouge que le Roi Louis XVI y avait mis sur les marges, en regard de toutes les propositions de dépenses qui devaient lui être personnelles. — Il n’y a rien de pressé, ou bien, — approuvé, à condition que cela ne sera pas d’habitude, et pour cette fois seulement. On y voyait aussi que cet excellent prince avait fait payer, de ses deniers, la somme de 950 mille livres aux créanciers du Prince Maximllien de Bavière-Deux-Ponts, auquel il faisait en outre une pension de quarante mille francs. Le lendemain du jour où l’on apprit à Manheim la funeste mort de Louis XVI, cet ancien pensionnaire du Roi donnait un bal où il dansa toute la nuit. C’est lui qui, par la grâce de Buonaparte, avait été créé Roi de Bavière en 1806. Chacun sait combien sa famille a montré de gratitude envers la maison royale de France qui l’avait toujours protégée et pensionnée.
    (Note de l’Éditeur)
  3. Premier Président de la Cour de Cassation, Membre de l’Académie française, etc. Il est suffisamment connu que M. de Sèze avait eu le courage et l’honneur d’aller plaider la cause du Roi martyr, en face de la Convention régicide. M. le Comte de Sèze est mort à Paris le 2 mai 1828, âgé de 81 ans.
    (Note de l’Éditeur.)