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Souvenirs des Îles des Amis

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SOUVENIRS
DES ÎLES DES AMIS
EN 1827.

Ce fut le 20 avril, au point du jour, que nous découvrîmes la terre de Tonga-Tabou, nous l’avions déjà aperçue douze jours auparavant ; c’était un soir, et nous nous bercions de l’espoir de pénétrer le lendemain dans les baies paisibles de ce petit archipel, mais le sort en avait décidé autrement. Une brise contraire, légère d’abord, se changea dans la nuit en coups de vent furieux ; il fallut céder à sa violence et battre encore la mer pendant douze grands jours. De tels mécomptes sont communs dans la vie du marin.

Tonga-Tabou nous apparut donc au lever du soleil, et nous contemplions avec ravissement ce rivage si long-temps poursuivi. On mit le cap sur la terre, mais avant qu’on l’eût beaucoup rapprochée, un grain pesant vint encore assaillir la corvette, comme pour réprimer notre joie et nous avertir qu’une force supérieure à la nôtre pouvait encore nous repousser au large.

À dix heures, le temps s’était éclairci, un beau soleil dorait nos voiles, et l’Astrolabe faisait un chemin rapide vers l’île, qui semblait sortir de la mer toute brillante de verdure et de fraîcheur. Une pareille vue nous transportait d’aise, non que le site de Tonga-Tabou offre rien de remarquable en lui-même ; mais il s’embellissait à nos yeux par l’espoir de quelques instans de repos après trente jours si péniblement passés à la mer. Au reste, ce n’est pas dans les îles de l’Océan du sud qu’un artiste peut aller chercher des inspirations pittoresques. Là, presque toutes les terres, fondées sur d’immenses bancs de coraux, présentent à l’œil des lignes peu variées. La riche végétation de ces contrées s’élève d’un sol plat à une hauteur à peu près uniforme ; elle s’arrondit en masses épaisses que dominent d’innombrables cocotiers balancés au souffle des vents. Une île de la mer du Sud, aperçue de loin, n’est qu’une bande étroite de verdure couronnée par le beau ciel du tropique, tandis que la mer vient briser au pied des arbres sur un sable éclatant de blancheur.

Nous nous présentâmes devant le canal qui, par une route tortueuse au milieu des écueils, conduit au mouillage de Pangaï-Modou, autrefois visité par Cook et Dentrecasteaux, et nous nous vîmes bientôt engagés dans cette passe, entre le rivage où la mer brisait à grand bruit, et une longue bande de récifs qui nous prolongeait sur la droite. Nous goûtions ce charme inexprimable d’une navigation rapide sur des flots unis, tandis qu’une jolie brise se jouait dans nos voiles les plus hautes. Peu à peu cependant notre vitesse diminua, les voiles vinrent à battre sur la mâture, et un calme plat laissa notre navire à la merci d’un courant qui nous rapprochait des récifs.

Nul moyen de laisser tomber une ancre. Les énormes coraux qui surgissent du sein de ces mers construisent rarement leurs masses en pentes adoucies. Leurs murailles s’élèvent perpendiculairement du fond des eaux, et n’offrent aux navigateurs que des lames acérées pour briser les navires, et un abîme sans fond pour les engloutir.

Le courant nous emportait toujours. Du haut des mâts, les vigies apercevaient le banc de corail avec ses mille couleurs qui brillaient sous les eaux ; nous approchions lentement, mais avec une force irrésistible. Tout à coup le navire touche sur l’écueil, et un choc violent ébranle toute sa masse, l’avant était soulevé par les coraux, tandis que l’arrière flottait encore en roulant sur une eau profonde. Point d’avarie, point d’eau dans le bâtiment ; sa proue, en heurtant les coraux, en avait brisé la surface, et son excellent doublage avait heureusement résisté au premier choc.

Peu d’heures après, la perte du navire paraissait inévitable. Le vent du large, qui s’était élevé, soufflait avec force ; la mer s’était grossie, et la corvette inclinée sur les rochers semblait à chaque instant devoir céder aux efforts réunis des élémens.

Je ne dirai point comment s’écoulèrent quatre-vingts longues heures dans de continuelles angoisses ! C’était un triste spectacle que ce navire que nous aimions tant, qui était pour nous la patrie, qui nous avait déjà portés à travers tant d’écueils inconnus, se débattant maintenant contre sa perte, comme un noble animal qui frémit à l’aspect du danger. Et si les jours étaient longs et pesans, les nuits l’étaient bien davantage ! Comme elles s’écoulaient péniblement au milieu de ce désordre qui règne toujours sur un bâtiment en perdition ! avec quelle impatience nous attendions le jour, debout, au pied du mât d’artimon, suivant d’un œil inquiet la marche rapide des nuages noirs qui montaient sur nos têtes, tandis que chaque rafale nouvelle nous paraissait devoir ensevelir pour jamais sous les flots les flancs brisés de l’Astrolabe !

Heureusement il n’en devait pas être ainsi : le 24 avril, la mer s’apaisa et nous permit de tenter quelque chose pour le salut commun. Plusieurs fois, à l’instant de réussir, nos espérances trompées nous plongeaient de nouveau dans le découragement. Enfin nous pûmes mettre à la voile en profitant d’un souffle favorable ; et laissant au fond de la mer plusieurs de nos ancres, nous mouillâmes la seule qui nous restât dans la baie tranquille de Pangaï-Modou, six jours après notre fatal échouage.

C’est alors que dégagés de toutes pensées sinistres, nous ne songeâmes plus qu’aux douceurs que nous promettait le délicieux climat que nous devions habiter quelque temps.

Je l’ai déjà dit, le pays est peu pittoresque ; cependant le tableau de ces îles nombreuses, dispersées au hasard sur une vaste étendue de mer, frappe toujours agréablement la vue. Tonga-Tabou, modeste métropole de cet archipel, s’étend sur un espace de douze lieues de longueur environ, tandis que sa largeur est très-resserrée par un lagon qui occupe le centre de sa surface. Devant l’entrée de ce lagon, une multitude d’îlots de grandeurs différentes se groupent au loin, séparés entre eux par des profondeurs inégales, ou par des bancs de ces perfides coraux qui rendent la navigation des mers du sud si périlleuse.

C’est dans le voisinage d’une de ces petites îles que l’Astrolabe avait jeté son ancre : les habitans la nomment Pangaï-Modou. Elle contenait à peine quelques cabanes sur un espace de plusieurs arpens, couverts d’une abondante végétation. La mer, toujours calme à l’abri de cette terre, nous permettait de fréquentes communications avec le rivage, et nous recherchâmes avidement les occasions de faire connaissance avec les naturels.

Déjà, pendant nos jours de malheur, des communications assez bienveillantes s’étaient établies entre nous et les insulaires. Mais il me faut reprendre de plus haut pour raconter l’origine et les progrès de nos relations avec ces sauvages.

Aussitôt que nous avions paru dans la passe de l’entrée, un indigène seul, montant une pirogue très frêle, nous avait apporté des fruits dont il s’était facilement défait pour quelques bagatelles. Cet homme nous avait suivis jusqu’à notre échouage. À l’instant même où nous donnions sur le récif, une autre pirogue acostait le navire ; elle portait un naturel d’une haute stature, qui, montant sur le pont, avec des manières fort libres, demanda le commandant, et se présenta comme un chef. La partie supérieure de son corps était nue et bien conformée ; ses reins étaient ceints d’une ample pièce d’étoffe roussâtre et luisante ; une chevelure noire et abondante tombait sur son cou, et, comme parure, sans doute, une natte très-fine de cheveux traversait son front d’une tempe à l’autre. En toute autre circonstance, l’apparition de cet échantillon d’une race nouvelle pour nous eût excité notre curiosité, mais au milieu du trouble et de la confusion du moment, il fut assez mal accueilli. Quoi qu’il en soit, il fit bonne contenance, et répétant d’un air de dignité qu’il était un grand chef, il alla se placer sur la dunette, qu’il occupa sans désemparer jusqu’à la fin de nos infortunes. Sa conduite fut étrange pendant ce temps d’épreuves. Dans les momens où notre perte paraissait imminente, Touboo-Dodaï (ainsi se nommait cet homme) était rayonnant de plaisir ; sa joie, qu’il ne cherchait pas à déguiser, mettait quelquefois notre patience à bout. Si le moment eût été plus favorable aux conceptions poétiques, il n’eût tenu qu’à nous de voir en sa personne le mauvais génie de l’Astrolabe assis sur la poupe, et applaudissant par son infernal sourire aux efforts de la mer pour dévorer sa proie.

Dans cette même soirée, nous vîmes avec étonnement trois Anglais arriver au milieu de nous : le premier était un jeune homme fort beau, qui différait bien peu par la couleur des naturels du pays, dont il portait le costume ; on le nommait John. Singleton et Ritchett, ses compagnons, avaient conservé des vêtemens européens. Ces trois hommes considéraient notre position comme désespérée ; vivant dans l’île, sous le patronage de Palou, l’un des principaux chefs, ils étaient venus pour nous assurer des bonnes dispositions de cet important personnage.

Palou lui-même arriva dans la matinée suivante, et dès ce moment la scène s’anima autour de nous beaucoup plus que nous ne l’aurions désiré. Plusieurs centaines de naturels entouraient sans cesse le navire, ils échouaient, à mer basse, leurs pirogues sur le récif. L’espoir qui les avait rassemblés n’était que trop facile à deviner pour nous, et nous comprîmes dès-lors qu’au moment de la crise qui devait décider de nous, la mer ne serait pas notre ennemi le plus redoutable.

Le chef était venu dans une baleinière anglaise, qui lui appartenait ; et sans doute il était fier d’une aussi belle propriété, car à peine avait-il fait connaissance avec nous, qu’il nous entraînait vers l’échelle, pour nous faire contempler son embarcation qui flottait près du bord, répétant sans cesse : See my boat, very fine, car il parlait un peu anglais. Palou, bien que d’une corpulence énorme, était pourtant leste et bien fait ; on pouvait lui donner plus de quarante ans ; un vaste jupon d’étoffe ceignait son corps ; aucun ornement n’indiquait son rang, et il portait les cheveux entièrement ras. Un autre chef, d’un pouvoir égal au sien, l’accompagnait : c’était Lavaka, homme d’une grande taille, mais à l’air stupide et lourd. Une suite peu nombreuse de personnages secondaires monta à bord avec les deux chefs. À l’aspect de cette troupe, notre premier hôte, Touboo-Dodaï, parut abandonner ses prétentions au suprême pouvoir, il alla sans façon se placer aux derniers rangs de la suite de Palou, qui lui témoignait peu de considération.

La fortune avait mis dans nos mains de précieux ôtages ; nous n’épargnâmes rien pour rendre leur séjour sur le navire aussi profitable pour eux, qu’il était rassurant pour nous. Jamais sauvages ne se virent chargés d’autant de richesses. Aussi les bonnes grâces de nos hôtes nous furent entièrement acquises, et si la perte du navire eût été consommée, nul doute que la protection de Palou n’eût amené le salut d’une partie de l’équipage.

Les chefs, lorsqu’ils n’étaient point en conférence avec notre commandant, passaient leur temps assis sur la dunette. C’est de ce poste élevé que Palou haranguait plusieurs fois par jour la meute avide de ses sujets, qui n’attendaient qu’avec impatience le moment où la mer les enrichirait de nos dépouilles. Souvent la voix du bon insulaire était tremblante et émue ; et quoique les trois Anglais nous assurassent de la puissance illimitée de Palou, nous sentions que ce chef lui-même prévoyait une circonstance où tout son pouvoir serait débordé par l’ardeur du pillage qui animait cette multitude jusqu’alors obéissante.

Heureusement, comme je l’ai dit, nous n’eûmes pas à supporter une aussi cruelle épreuve. Lorsque l’Astrolabe, favorisé par un temps plus doux, vogua enfin loin de ces tristes récifs, les naturels prirent assez gaiement leur parti, et résolurent dès-lors de se procurer, par un commerce d’échanges, ces richesses tant enviées qu’ils avaient espéré acquérir à meilleur marché.

Cette résolution, toute à notre bénéfice, reçut bientôt son exécution. À peine l’ancre eut-elle touché le fond devant Pangaï-Modou, qu’une foule de pirogues environna la corvette, convertie dès ce moment en un vaste marché. Avant la fin du jour, elle se remplit de vivres excellens que les naturels échangeaient en profusion contre des bagatelles brillantes ou des objets d’une utilité plus réelle. En très peu de temps, la prodigieuse activité de ce commerce fit naître entre ces insulaires et nous une intimité dont les deux peuples recueillaient également des fruits doux et solides.

Les habitans de Tonga observent religieusement l’usage, remarqué par les plus anciens navigateurs, de changer de nom avec l’ami qu’ils ont choisi ; dès l’origine de nos liaisons, ils le mirent en pratique à bord. Les deux chefs Palou et Lavaka, qui depuis notre échouage étaient restés nos fidèles commensaux, avaient adopté des amis parmi nos officiers, et les gens de leur suite avaient aussi placé leurs affections parmi le reste de l’équipage. Pour moi, occupé presque tout le jour à dessiner les sujets variés qui se présentaient en foule, j’avais eu peu de relations particulières avec les indigènes, lorsque deux jours après notre ancrage, l’anglais Ritchett, que j’avais eu occasion d’obliger quelquefois en renouvelant son acoutrement européen, m’aborda sur le pont, et me montrant un homme assis à l’écart sur le bastingage, me dit que cet homme voulait être mon ami. Je demandai à Ritchett quel était ce personnage que je n’avais pas encore aperçu parmi les autres insulaires. Oh ! monsieur, me répondit l’Anglais, c’est un grand chef et un grand guerrier ; cet homme est le Napoléon de Tonga-Tabou. À une aussi imposante dénomination, je ne balançai pas : je m’avançai vers le chef qui me tendit la main en souriant, j’appuyai mon nez contre le sien ; je lui dis mon nom, il m’apprit le sien, et dès ce moment, je devins pour toute la population de l’île un autre lui-même. Mon nouvel ami se nommait Tahofa.

L’Anglais ne m’avait pas trompé ; Tahofa jouissait réellement d’une autorité et d’un crédit fort étendus ; nous en eûmes plus tard des preuves qui nous coûtèrent malheureusement trop cher. Ce chef, qui eut une influence si fatale sur notre séjour à Tonga, pouvait avoir quarante-cinq ans ; sa taille n’excédait pas cinq pieds trois pouces. Ses belles formes accusaient une grande vigueur musculaire ; sur toute sa personne régnait une propreté remarquable ; comme tous les insulaires, il portait autour des reins un large jupon d’étoffe d’écorce, sans aucun ornement qui annonçât son rang suprême. Sa figure imposante empruntait un caractère singulièrement noble d’un front élevé qui allait s’élargissant vers les tempes, et que couronnaient des cheveux bruns, rares et frisés. Son regard était doux et vif en même temps ; ses lèvres minces et vermeilles affectaient souvent un sourire qui n’avait rien de franc. Enfin sa figure, sa voix insinuante, ses habitudes flatteuses, décelaient un homme infiniment plus avancé que ses compatriotes dans les voies de la civilisation, mais peut-être aussi de la perfidie. Tahofa était sans doute par sa bravoure le Napoléon ou l’Achille de ces parages, mais nous trouvâmes aussi en lui plus d’un rapport avec le sage Ulysse.

Dans l’état politique qui régissait alors Tonga, l’autorité suprême, partagée en apparence entre les trois chefs, se trouvait réellement réunie dans les seules mains de Tahofa. Lorsque les habitans de l’île eurent chassé la race antique de leurs rois, Palou, Lavaka et Tahofa furent conjointement investis de la souveraine puissance. Tahofa, doué de qualités guerrières, rendit au pays d’éminens services dans les combats, et dès-lors il s’éleva dans l’opinion des insulaires bien au-dessus de ses deux collègues, qui, à des goûts tout pacifiques, joignaient l’indolence et l’incapacité. Bien plus, par une politique qui dénote un degré peu commun d’intrigue et d’habileté, Tahofa, devenu père d’un garçon, réussit à le faire adopter par la Tamaha, mère du roi chassé, et la seule personne de la branche souveraine qui fût restée dans l’île. En vertu de cette adoption, nous pûmes voir le peuple de Tonga, et Tahofa lui-même, rendre humblement à un enfant de trois ans les honneurs dus au rang suprême et à la race vénérée des Touï-Tongas. On voit que pour un sauvage, Tahofa avait assez bien préparé l’avenir de sa famille.

N’était-il pas merveilleux de retrouver aux extrémités du monde, dans une île presque imperceptible sur la carte du globe, une parodie si vraie, si frappante des grands événemens qui, lorsque nous étions encore enfans, avaient agité l’Europe entière. Ainsi la mer du Sud avait aussi son Napoléon. Peut-être n’avait-il manqué au guerrier sauvage qu’un plus vaste théâtre pour remplir aussi un hémisphère de son nom et de sa renommée. N’est-il pas au moins étonnant de voir, aux deux points opposés de la terre, deux ambitions procéder par les mêmes moyens, et s’avancer vers un même but ? Entre Napoléon et Tahofa la distance est énorme sans doute ; mais aussi, entre la France et Tonga-Tabou !

L’incognito de mon illustre ami ne fut pas longtemps gardé à bord : Palou le présenta au commandant comme l’un des trois chefs de l’île, régnant plus particulièrement sur le district de Béa, grand village fortifié dans l’intérieur des terres. Tahofa reçut, comme ses collègues, des présens considérables, et devint, ainsi qu’eux, habitant du navire.

Chacun des chefs de Tonga-Tabou entretient une cour fort nombreuse, qui, comme cela se pratique dans d’autres contrées, dissipe largement avec le maître ce que le peuple récolte péniblement. Le nombre et le mérite personnel de ces courtisans rapportent au chef plus ou moins de considération ; ils sont en même temps les conseillers et les gardes-du-corps du patron qu’ils servent ; on les nomme mataboulais. Nos trois hôtes, qui ne quittaient pas la corvette, s’étaient fait accompagner d’un assez grand nombre de ces mataboulais, de sorte que nous possédions une quantité de convives que nous fêtions de notre mieux, pour répondre aux politesses des chefs. Aussitôt qu’on avait desservi nos tables, les cuisiniers se remettaient à l’œuvre pour nos hôtes et leur suite ; et ce n’était pas un spectacle peu récréatif pour nous que de voir ces messieurs assis gravement à table, imiter tant bien que mal nos usages, et se faire servir par nos domestiques, qui avaient ordre de ne leur rien refuser. Nous remarquions surtout le gros Palou, qui, ayant deux Anglais à son service, se piquait de savoir les belles manières, et qui, pour le prouver, tendait à chaque instant son verre, demandait du rum, et buvait tour à tour à la santé des convives, non sans faire quelques grimaces.

Pendant que nous menions à bord du navire cette vie tout à la fois tranquille et confortable, l’extérieur de la corvette offrait du matin au soir les scènes les plus variées. Dès que le soleil se montrait à l’horizon, une foule de pirogues nous entourait de toutes parts ; les naturels qu’elles apportaient grimpaient aussitôt contre les flancs du navire, et, malgré la protection de nos filets d’abordage qui étaient constamment hissés, les factionnaires ne pouvaient qu’avec peine empêcher les plus entreprenans de s’introduire sur le pont. Un triple rang d’hommes et de femmes chargeait nos porte-haubans, et leurs cris assourdissans ne laissaient pas de nous être parfois incommodes. C’était à travers les mailles du filet qu’avaient lieu ces échanges auxquels les indigènes et notre équipage se livraient avec une ardeur égale. Sans parler de l’extrême abondance des vivres que nous achetâmes, en peu de jours le navire fut rempli de curiosités, de coquilles, d’objets d’histoire naturelle, que l’équipage se procurait avec un empressement sans exemple. Les matelots, qui observaient le zèle infatigable de nos naturalistes, ne pouvaient se persuader que leurs collections n’eussent qu’une valeur purement scientifique. Dans l’idée qu’un intérêt plus réel s’attachait à des objets si soigneusement recherchés, l’équipage entier s’appliquait à en réunir la plus grande masse possible. Ces collecteurs éclairés travaillèrent de telle sorte, que, dans la suite du voyage, l’autorité des officiers dut arrêter cette fureur scientifique, et qu’on jeta quelquefois à la mer, au grand désappointement des propriétaires, une foule de ces ballots, qui encombraient réellement le navire.

Comme tous les insulaires de ces vastes mers, nous trouvâmes les naturels de Tonga-Tabou fort empressés de se procurer du fer ; mais une marchandise dont nous ne soupçonnions pas l’importance acquit tout à coup une valeur incroyable chez ces peuples : c’étaient les perles de verre bleu clair. Il est impossible de se figurer avec quelle avidité cette précieuse matière était recherchée à Tonga. Je ne crois pas exagérer en assurant que celui qui chez nous donnerait des diamans pour des épingles, n’aurait pas plus de gens à contenter. Les colliers de verre bleu excitaient l’envie de tous les habitans, depuis les chefs jusqu’aux derniers rangs du peuple. Dès qu’ils s’étaient procuré ce trésor, ils le cachaient avec un soin extrême, et revenaient à la charge pour tâcher d’ajouter encore à leurs richesses en nous offrant tout ce qu’ils pouvaient imaginer de plus tentant pour nous. Cette fureur d’acquérir nous valut quelques offres réellement singulières ; mais il n’était rien dont un insulaire ne pût faire le sacrifice pour ces beaux colliers bleus. Combien n’en ai-je pas vu réunir à grande peine quelques bagatelles qui faisaient tout leur bien, et solliciter à ce prix un seul grain du verre tant désiré ! Aussi de cet engoûment pour un objet particulier naissait-il une dépréciation considérable de tous les autres, et tel nous accordait pour une seule perle ce qu’il aurait refusé de livrer pour plusieurs ustensiles de fer d’une valeur incomparablement supérieure.

La plupart du temps je quittais, vers le milieu du jour, le bruyant bazar de l’Astrolabe, et j’allais chercher, au milieu des bois de cocotiers du voisinage, l’ombre, le silence et des sujets de dessins.


De Sainson,
Dessinateur de l’Astrolabe.