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Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre Premier

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Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 1-33).


Souvenirs du Baron Hüe




Chapitre Premier


(1787-20 juin 1792).


François Hüe au service du Dauphin. — Ses rapports journaliers avec le jeune prince. — L’abbé Davaux et madame de Tourzel. — Charité de la reine Marie-Antoinette. — Fidélité de la ville de Fontainebleau au Roi. — Les Journées d’octobre 1789. — Hüe assiste à la première communion de Marie-Thérèse de France. — Le retour de Varennes. — Journée du 20 juin 1792. — La Reine confie le Dauphin à Hüe. — Le garde national Drouet.

Attaché depuis l’année 1787 à la famille de l’infortuné roi Louis XVI, je ne saurais assez reconnaître les marques de bonté dont j’en fus toujours honoré. J’acquitterai donc une dette et je soulagerai mon cœur en révélant ici les scènes déchirantes dont souvent je fus témoin au cours de la Révolution et dans les années qui la suivirent. Je me dois de retracer les sentiments dont mon auguste maître me rendit souvent le dépositaire, mon but étant, dans ces lignes, de mettre ses vertus en opposition avec les crimes de ses ennemis.

Louis XVI, ce prince vertueux qui tenait d’une longue suite d’ancêtres le droit de régner sur la France, passa rapidement du trône à l’échafaud. La Reine, madame Élisabeth, expirèrent sous le couteau fatal. Louis XVII mourut dans les fers. Madame, sœur de l’enfant Roi, échappe seule à la rage de factieux ! De tous ces événements et de ceux qui suivirent, je fus le modeste témoin. Je me bornerai donc à la narration des faits qui se sont passés sous mes yeux. Quelques détails me seront personnels ; leur liaison avec les faits dont je dois parler exigeait qu’en traçant le tableau des malheurs de la famille royale, j’indiquasse les persécutions auxquelles le dévouement pour la personne du Roi et des siens expose ses serviteurs. En un mot, mes souvenirs seront le récit fidèle de faits, la plupart si diversement racontée, qu’ils ont dû laisser au public de grandes incertitudes sur leur cause et leur nature.

Ce fut à la personne du Dauphin que, sur la recommandation de M. le duc de Duras, je fus tout d’abord attaché et je voudrais, en commençant, rappeler quelques faits qui prouveront combien le royal enfant était digne de monter sur le trône de ses pères.

Louis XVII avait reçu en partage une figure céleste, un esprit précoce, un cœur sensible, et le germe des plus grandes qualités, Dans un âge encore tendre, ce prince faisait admirer la grâce et la finesse de ses réparties. Occupé journellement de sa personne, combien d’exemples n’en pourrais-je pas citer !

Un jour, entre autres, il s’était mis à siffler, alors qu’il étudiait sa leçon. On l’en réprimandait. La Reine survint et lui fit quelques reproches : « Maman, dit-il, je répétais ma leçon, si mal que je me sifflais moi-même ! »

Une autre fois, le Prince était au Bois de Boulogne, dans les jardins de Bagatelle, l’hôte de son oncle d’Artois. Emporté par son habituelle vivacité, il court se jeter dans un bosquet de rosiers, et comme, vivement ému, je lui faisais observer qu’une seule de ces épines pouvait lui déchirer le visage :

— Qu’importe, me répondit-il d’un air décidé, les chemins épineux mènent à la gloire.

Louis XVII se plaisait particulièrement à ménager à M. l’abbé Davaux[1], son précepteur, les surprises de son esprit éveillé. Une fois, le Dauphin, se rappelant une de ses leçons d’histoire, alluma furtivement une lanterne et feignit de chercher quelque chose qu’il avait perdu. Tout à coup, il se retourna vers l’abbé Davaux, et dit en lui prenant la main :

— Je suis plus heureux que Diogène ; j’ai trouvé un homme.

L’abbé Davaux, lors du départ du Roi pour Varennes, avait été quelque temps sans pouvoir donner de leçons à M. le Dauphin. Comme il les reprenait un jour, en présence de la Reine, le jeune Prince désira commencer par la grammaire.

— Volontiers, lui dit son instituteur. Votre dernière leçon avait eu pour objet, s’il m’en souvient, les trois degrés de comparaison : le positif, le comparatif et le superlatif… Mais vous aurez tout oublié !

— Vous vous trompez, répondit le Dauphin ; pour preuve, écoutez-moi. Le positif, c’est quand je dis : Mon abbé est un bon abbé, le comparatif, quand je dis : Mon abbé est meilleur qu’un autre abbé ; le superlatif, continua-t-il en fixant la Reine, c’est quand je dis : Maman est la plus tendre et la plus aimable de toutes les mamans !

La Reine prit le Dauphin dans ses bras, le pressa contre son cœur et ne put retenir ses larmes.

Le Prince avait un jardin qui faisait partie de l’enceinte des Tuileries. Un jour qu’il se disposait à partir pour s’y promener et qu’il s’exerçait au maniement d’un fusil, l’officier de la garde nationale de service lui dit :

— Monseigneur, puisque vous allez sortir, rendez-moi mon fusil.

Le jeune prince le refusa brusquement… Madame de Tourzel l’ayant repris de sa vivacité :

— Si monsieur m’eût dit de lui donner, fort bien ! s’écria le Dauphin ; mais lui rendre !

Au reste, le Prince avait sous les yeux les exemples de la Reine qui contribuaient à fortifier ses nobles qualités. Une des principales vertus de l’infortunée princesse était la charité. On me permettra d’en citer le trait suivant :

En 1789, je me permis de lui demander si elle daignerait accorder quelques secours à la ville de Fontainebleau, dont plusieurs habitants étaient alors réduits à la plus grande indigence. La Reine me remit 8 000 livres, et, en m’annonçant ce bienfait :

« Le Roi et moi, me dit-elle, nous avons boursillé pour faire cette aumône. Puisse cette ville ne pas réaliser d’ingratitude avec quelques autres ! »

Fontainebleau demeura fidèle à la cause royale. Le Roi ayant envoyé dans cette résidence des chiens de meute pour les entretenir dans l’habitude de la chasse et ayant, peu de temps après, réformé sa vénerie, les habitants se disputèrent le plaisir de prendre ces chiens, de les nourrir et de les garder pour les rendre au Roi à une époque plus heureuse. Des indigents même en demandèrent. Ce trait fut connu du Roi. « Cela fait du bien », me dit-il en apprenant cet incident.

La même année, un officier de la chambre du Roi, M. de Chaumont et sa femme étant morts à peu de jours d’intervalle en laissant trois orphelines sans fortune, je fis connaître leur sort à la Reine.

— Je les adopte, s’écria Sa Majesté.

Et de suite, elle plaça les deux aînées au couvent et fit élever la dernière sous ses yeux.

Et c’est au moment où Leurs Majestés donnaient à leur peuple tant de témoignages de bonté que se tramait dans l’ombre le plus noir des complots : je veux parler des événements d’octobre 1789, dont je fus le malheureux témoin, et dont je dois rapporter ici quelques particularités.

On sait que, le 5 octobre, le bruit s’était répandu dans Paris que la milice arrivait avec un appareil formidable, que la famille royale était menacée et les têtes mises à prix.

Maillard, l’organe de la populace, était venu à la barre de l’Assemblée, conduisant une troupe de furieux qui réclamaient du pain. La séance avait été suspendue.

Le Roi était alors à la chasse dans une maison de plaisance.

Avant son départ pour Meudon, il n’avait reçu aucun avis de l’événement qui se préparait ; le comte de Saint-Priest[2] lui dépêcha un courrier, que, pour plus de sûreté, le marquis de Cubières, écuyer cavalcadour, s’offrit de remplacer. La lettre du ministre instruisait Sa Majesté de l’avertissement que M. de la Devèze venait de donner des mouvements séditieux de la capitale, de la marche des colonnes parisiennes sur Versailles, de l’arrivée des femmes et des brigands armés, enfin de l’agitation qui régnait dans l’Assemblée. Après avoir lu la lettre de M. de Saint-Priest, le Roi dit à M. de Cubières[3] et aux personnes qui étaient présentes : « J’apprends qu’il y a du tumulte à Paris, et que des troupes de femmes viennent me demander du pain. Peuvent-elles croire que, si j’en avais à ma disposition, j’attendisse leur demande ? » Aussitôt Sa Majesté reprit le chemin de Versailles.

À peu de distance de la ville, on l’avertit que l’armée parisienne approchait. Le Roi, étant arrivé au château, fit appeler ses ministres, et conféra avec eux. Des courriers furent dépêchés vers Paris ; ils trouvèrent les passages interceptés. On les arrêta, on les fouilla, on saisit sur eux les lettres du Roi et de ses ministres ; elles furent lues publiquement à l’Hôtel de Ville.

Entre cinq et six heures, à travers un brouillard épais, on entrevit, dans l’avenue de Paris, une multitude de femmes ; elles se dirigeaient vers le château. Sur la nouvelle de l’approche des troupes parisiennes, on battit la générale, on ferma les grilles des cours. Les gardes du corps reçurent l’ordre d’en défendre l’entrée. Le régiment de Flandre, celui des chasseurs des Trois-Évêchés, les hussards de Berchiny et la garde nationale furent rangés en bataille sur la place du château. Une députation de femmes se présenta à la grille de la cour royale. Le président de l’Assemblée s’y trouva avec elles : la grille leur fut ouverte.

Arrivée dans la pièce appelée l’Œil-de-Bœuf, la députation voulut parler au Roi : il était alors enfermé avec ses ministres. La députation se fit annoncer : le Roi permit que l’une de ces femmes fût introduite. Celle qui fut admise n’annonçait, par la figure et l’habillement, ni la misère, ni une condition abjecte. Elle fit une courte harangue et termina en disant que le peuple de Paris les avait députées au Roi pour lui demander du pain. Le Roi promit de faire donner aux directeurs des greniers de Corbeil et d’Étampes l’ordre de délivrer les grains et farines dont il serait possible de disposer. Cette femme sortit, et communiqua aux autres la réponse. Celles-ci refusèrent d’y croire, et demandèrent une réponse écrite de la main du Roi. Sa Majesté la donna.

À peine ces femmes, heureuses, disaient-elles, d’emporter l’ordre que leur bon Roi venait d’écrire, furent-elles hors du château, qu’un nouveau groupe de femmes força l’entrée des cours. Elles entraînèrent un brigadier des gardes du corps, et malgré toutes les résistances, pénétrèrent dans le cabinet du conseil ; le Roi n’y était plus. Elles s’exhalèrent en mauvais propos et s’obstinèrent à vouloir parler à Sa Majesté. On leur dit que la députation, qu’elles avaient dû rencontrer, avait un ordre écrit de la main du Roi pour l’approvisionnement de Paris : elles persistèrent. On ne parvint à s’en défaire qu’après de longs pourparlers. L’une d’elles en se retirant, commençait à crier : « Vive le Roi ! » Une de ses compagnes lui ferma brusquement la bouche : « Tais-toi, lui dit-elle ; ce n’est pas là ce qu’il nous faut ! » La demande de pain n’était, en effet, qu’un prétexte. À chaque instant arrivaient au palais de nouveaux rapports. D’après l’un, c’étaient des hommes ou des femmes de la cour à qui, dans leur route, les colonnes parisiennes avaient annoncé le projet de venir enlever le Roi et sa famille. Suivant un autre, c’étaient des députés du côté droit, évêques, curés, gentilshommes et membres du tiers-état, que les brigands, armés de piques, avaient insultés dans l’avenue. D’une autre part, c’était un garde du corps, qui, revenant à cheval, avait été apostrophé de ces mots par un groupe de femmes : « Va dire au château que bientôt nous y serons, pour couper la tête de la Reine. »

Le bruit du tambour battant la générale, le son lugubre du tocsin, les hurlements féroces des brigands et de ces mégères que les halles de Paris avaient vomies, les ténèbres de la nuit que la pluie et le brouillard rendaient encore plus épaisses, l’incertitude et l’irrésolution répandues dans le château, tout effrayait l’imagination et la remplissait des plus sinistres présages. Les gardes du corps étaient montés à cheval dès trois heures de l’après-midi.

Rangés sur la place d’armes, ils faisaient face à l’avenue de Paris et masquaient la grille. À droite, la garde nationale de Versailles occupait les anciennes casernes des gardes françaises ; à gauche, et au débouché de l’avenue, étaient le régiment de Flandre, les chasseurs des Trois-Évêchés et les hussards de Berchiny. Entre quatre et cinq heures, un coup de fusil tiré du milieu d’un peloton de séditieux cassa le bras d’un lieutenant des gardes du corps, M. le marquis de Savonnières. Le premier mouvement de la troupe fut de charger les rebelles ; mais quelques mots prononcés par l’un des officiers supérieurs, sur la position critique du Roi et sur le danger de le compromettre, arrêtèrent ce mouvement. Sur ces entrefaites, un capitaine de la garde nationale, M. Marrier, commissaire général de la maison de M. le Dauphin, s’étant détaché de sa troupe, aborda un officier des gardes du corps (M. le comte d’Albignac) : « Monsieur, lui dit-il, si un seul coup de pistolet part de vos rangs, il y sera répondu par une décharge générale. Les dispositions de la garde nationale sont atroces : dans ma compagnie, je compte à peine trois ou quatre honnêtes gens qui se feront tuer avec moi pour votre défense. Mon fusil est a deux coups, chacun tuera son homme ; mourir ensuite avec vous, c’est tout ce que je puis. »

Vers sept heures, après l’audience donnée par le Roi à la députation de l’Assemblée, et à celle des femmes de Paris, qui étaient descendues en s’écriant : « Vive le Roi ! nous aurons du pain ! »les gardes du corps se disposèrent à rentrer dans leurs quartiers. Le commandant en second de la garde nationale de Versailles, le marquis de Gouvernet, fils du marquis de la Tour-du-Pin, ministre de la guerre, vint lui-même les inviter à la retraite. « Messieurs les gardes du corps, leur dit-il, pourquoi ne pas vous retirer ? La garde nationale ne reste sous les armes qu’à cause de vous. — Nous attendons, répondirent les chefs, le retour de M. le duc de Guiche[4] qui est chez le Roi. — Mais pourquoi vos sabres nus ? cette attitude menaçante entretient la méfiance et l’inquiétude. » Aussitôt l’ordre fut donné de remettre les sabres dans le fourreau. Cependant le duc de Guiche arriva. Il mit la troupe en marche : elle défile devant la garde nationale. Lorsque les premières compagnies furent passées, quelques soldats de la garde nationale firent feu sur la dernière, tuèrent deux chevaux et blessèrent un garde du corps. La troupe rentra dans les murs du quartier, elle s’y rangea en bataille. Un particulier accourut : « Sortez vite de l’hôtel, s’écria-t-il ; il n’y a pas un moment à perdre ; j’ai vu les canonniers s’atteler aux canons et se diriger de ce côté. »

Sur cet avis, et par l’ordre du duc de Guiche, les gardes du corps revinrent au château ; mais, pour éviter une nouvelle provocation de la garde nationale, et le choc qui l’aurait infailliblement suivi, les escadrons sortirent par la porte de la rue de l’Orangerie, et allèrent se ranger en bataille dans la cour royale. Le duc de Guiche monta de nouveau chez le Roi, et lui rendit compte de ce qui s’était passé. Sa Majesté apprit avec satisfaction le retour de ses gardes du corps au château.

L’attitude de ces braves escadrons en imposa aux phalanges de brigands et aux groupes de femmes, parmi lesquelles la procédure faite par le Châtelet prouve qu’il s’était mêlé des hommes travestis et même des députés. Dans la rage qui les animait ils lancèrent, à travers les grilles, des pierres aux gardes du corps, et les accablèrent d’invectives. L’ordre était donné, de la part du Roi, à tous les chefs, d’user de la plus grande modération et surtout d’empêcher qu’on ne tirât.

Pour mieux assurer l’exécution de cet ordre, chaque garde n’avait d’autres cartouches que celles dont son mousqueton et ses pistolets étaient chargés.

Le régiment de Flandre ne soutint pas dans cette journée la bonne conduite qu’il avait eue jusqu’alors. À son entrée à Versailles, invité par des officiers de la garde nationale à substituer la cocarde tricolore à la cocarde blanche : « Vive le Roi ! s’était-il écrié ; point d’autre couleur que celle de France. » Sa fidélité avait triomphé de toutes les attaques : mais, le 5 octobre, elle se démentit. Des prostituées arrivant de Paris s’étaient mêlées dans les rangs, distribuaient de l’argent aux soldats, et ne négligeaient aucun moyen de séduction. Des députés, armés de sabres et dispersés sur la place d’armes, haranguaient les soldats, provoquaient la révolte et le carnage : « Vive la liberté ! criaient-ils : vive le duc d’Orléans ! Que le duc d’Orléans soit régent du royaume. Nous sommes ici pour vous défendre : vos officiers et les gardes du corps veulent vous assassiner. » À ces provocations, le comte de Montmorin[5], colonel en second du régiment, opposa tout ce que lui suggéra son zèle. En vain, à plusieurs reprises, il rendit compte au château de ce qui se passait ; en vain il exposa que le régiment n’avait pas un coup à tirer, et sollicite un prompt envoi de cartouches : pour réponse, il reçut l’ordre de faire rentrer le régiment. Sur la place d’armes était aussi rangée, comme on l’a dit, la garde nationale de Versailles. Le comte d’Estaing, nommé son commandant, plusieurs fois demandé par sa troupe, et impatiemment attendu, ne parut pas. Mécontente de la conduite de son chef, cette milice, en grande partie mal disposée, quitta ses postes et se retira. Le comte d’Estaing perdit dans cette soirée la réputation de bravoure que, du moins jusqu’alors, il avait conservée intacte.

Ambitieux, mais faible, le comte d’Estaing passa tour à tour d’un parti à l’autre, selon que l’intérêt ou la crainte l’y déterminait. Peut-être crut-il au triomphe de la faction d’Orléans : du moins ne fit-il rien pour servir la cause royale. Tour à tour il fléchit le genou devant les différents partis constitutionnels, jusqu’à ce qu’enfin, victime lui-même de son irrésolution, il porta sa tête sur l’échafaud.

Tout contribuait à livrer, sans défenses, aux malintentionnés le Roi et sa famille. Le départ de Leurs Majestés fut proposé par les comtes de Saint-Priest et de la Luzerne ; ils en prouvèrent l’urgente nécessité : M. Necker combattit leur opinion. Toujours entraîné par la considération du bien, et surtout par le désir d’empêcher l’effusion du sang, le Roi, adaptant l’avis du principal ministre, déclara que, dans un moment où sa présence paraissait nécessaire, il ne voulait point s’éloigner. Cependant il s’était fait quelques apprêts de départ. Déjà les voitures avaient été attelées et conduites aux portes de l’Orangerie pour, de là, monter au château. Presque aussitôt, d’après un ordre du Roi, elles retournèrent aux écuries.

On proposa (et plût à Dieu que ce conseil eût été suivi) que du moins la Reine et ses enfants partissent pour Rambouillet. Déjà même sur la route, étaient disposés des piquets de gardes du corps et de troupe à cheval pour assurer la marche : mais la Reine rejeta ce conseil. « La personne du Roi, répondit-elle, est en danger. Jamais, non jamais je ne l’abandonnerai : je partagerai son sort, quel qu’il soit. Veulent-ils ma mort ? je saurai l’affronter. » Sur la demande de l’Assemblée nationale, et sur les instances de M. Mounier, qui conseilla de céder à l’orage, le Roi accorda son acceptation pure et simple aux articles de la constitution.

« J’accepte purement et simplement, écrivit-il de sa main, les articles de la constitution, et la déclaration des droits de l’homme, que l’Assemblée nationale m’a présentés. » Cette acceptation, lue à l’Assemblée, fut couverte d’applaudissements.

Quelques émissaires, chargés d’aller reconnaître les forces qui se dirigeaient sur Versailles, n’apportèrent aucun renseignement positif. Vers sept heures du soir, le duc de Fronsac arriva à pied, et confirma que Paris était dans la plus violente agitation et que les barrières en étaient fermées. « Je n’ai pu sortir, ajouta-t-il, qu’à l’aide d’un travestissement et avec de grandes difficultés. Une fois sorti, j’ai cherché, en suivant des chemins de traverse, a côtoyer l’armée parisienne et à juger de sa force : je la crois d’environ dix mille hommes, la plupart régulièrement armés ; elle a des canons et marche en assez bon ordre. » Peu d’heures après, la tête des colonnes déboucha dans l’avenue du château. En cet endroit, M. de la Fayette fit faire halte à sa troupe, la rangea en bataille, lui fit réitérer le serment de fidélité à la nation et au Roi : il entra ensuite dans la salle de l’Assemblée. Les brigands armés de piques, des femmes venues de Paris, y faisaient des pétitions horribles ; les députés factieux y répondaient par des motions analogues.

À l’arrivée des colonnes parisiennes, le président proposa à l’Assemblée de se transporter auprès du Roi. Le côté gauche s’y refusa ; cette démarche lui parut contraire à sa dignité. « Malgré les événements dont le château est menacé, dit le comte de Mirabeau, le vaisseau de l’État ne voguera pas moins vers le port. » Le président, quelques secrétaires et des députés du côté droit, se rendirent chez le Roi, déterminés à lui faire un rempart de leurs corps. Ce président était M. Mounier : il aimait le Roi et le prouva dans cette circonstance. S’il conspira contre la constitution de son pays, il faut en accuser son esprit plutôt que son cœur. Loin de prendre aux crimes et aux horreurs de la Révolution aucune part active, M. Mounier a constamment paru les détester.

Entre dix et onze heures du soir, M. de la Fayette poussa son avant-garde jusqu’aux grilles du château : il y monta, accompagné d’officiers de son état-major et de quelques membres de la municipalité de Paris. L’antichambre du Roi était remplie de ses plus fidèles serviteurs, accourus pour le défendre. Introduit dans le cabinet du conseil, le commandant trouva le Roi environné de ses ministres, lui parla d’un ton respectueux, l’assura de la pureté de ses intentions et de celles de la garde nationale parisienne, demanda que les postes occupés par des troupes de ligne depuis la défection des gardes-françaises lui fussent confiés, et promit, à ce prix, de maintenir le bon ordre. Sa Majesté crut à ces assurances ; Elle consentit à la demande qui lui était faite. Après quelques minutes, M. de la Fayette sortit de l’appartement avec un air satisfait ; en passant, il serra la main à quelques gardes du corps. « Messieurs, leur dit-il, tout est arrangé : les anciens gardes-françaises vont reprendre leurs postes au château. Le Roi veut que demain vous arboriez la cocarde nationale. » Descendu de l’appartement, le général fit la distribution des postes que les circonstances avaient forcé le Roi de lui remettre. De là, retournant à l’Assemblée, il alla se concerter de nouveau avec ses partisans.

Le soir de cette sinistre journée, dès que le Roi fut seul, il me fit appeler. « Allez chez la Reine, dites-lui de ma part d’être tranquille sur la situation du moment et de se coucher. Je vais en faire autant. »

Vers deux heures après minuit, M. de la Fayette, revenant au château, apprit que le Roi était couché. Il assura que la tranquillité régnait dans la ville. Je veillai ainsi que plusieurs officiers à la porte de Sa Majesté.

Le lendemain ne fut qu’une série d’horreurs. Des hurlements épouvantables emplirent le palais de nos rois ; — des bandits criaient pour avoir la tête de la Reine, — des gardes furent massacrés. Les assassins vomirent par tout le palais les imprécations les plus horribles.

Ces scènes de carnage, dont on ne saurait parler sans effroi, furent suivies d’une longue suite d’événements chaque jour plus douloureux pour la famille royale.

Des scènes touchantes et intimes offraient à l’intérieur du palais un contraste frappant avec la furie de ces scélérats, et le Roi, malgré ses préoccupations politiques, ne cessa pendant tout le cours des mois suivants de s’occuper de ses enfants.

Quelle consolation et quel courage je puisais dans le spectacle de ses vertus journalières ! C’est ainsi qu’en l’année 1790 j’eus le bonheur d’assister, alors que la France se couvrait d’imprécations contre son Dieu et contre son roi, à une cérémonie à jamais inoubliable : la première communion de Madame Royale. J’étais présent quand, le matin de cette cérémonie solennelle, la Reine l’ayant conduite dans la chambre du Roi, lui dit de se prosterner aux pieds de son père pour lui demander sa bénédiction. Louis XVI la bénit et la releva en prononçant ces paroles que je ne saurais oublier :

« C’est du fond du cœur, ma fille, que je vous bénis en demandant au Ciel qu’il vous fasse la grâce de bien apprécier la grande action que vous allez faire. Votre cœur est innocent et pur aux yeux de Dieu, vos vœux doivent lui être agréables. Offrez-les-lui pour votre mère et moi. Demandez-lui qu’il vous donne les grâces nécessaires pour faire le bonheur de ceux sur lesquels il m’a donné l’empire et que je dois considérer comme mes enfants. Demandez-lui qu’il daigne conserver dans ce royaume la pureté de sa religion, et souvenez-vous bien, ma fille, que cette religion est la source de la vie. Ne croyez pas que vous soyez à l’abri des malheurs. Vous êtes bien jeune, mais vous avez déjà vu votre père affligé plus d’une fois. Vous ne savez pas à quoi, ma fille, vous destine la Providence, si vous resterez dans ce royaume ou si vous irez en habiter un autre. Dans quelque lieu que la main de Dieu vous pose, souvenez-vous que vous devez édifier par vos exemples, faire le bien toutes les fois que vous en trouverez l’occasion. Mais surtout, mon enfant, soulagez les malheureux de tout votre pouvoir. Dieu ne nous a fait naître dans le rang où nous sommes que pour travailler à leur bonheur et les consoler dans leurs peines. Allez aux autels où vous êtes attendue et conjurez le Dieu de miséricorde de ne jamais vous laisser oublier les avis d’un père tendre. »

Quelque temps plus tard, j’étais auprès du Roi, en un jour mémorable, au retour de Varennes. Malgré la consigne qui interdisait à qui que ce soit d’entrer dans le jardin des Tuileries, j’étais parvenu à m’y introduire. Il avait été réglé que la famille royale serait reçue par la garde nationale, les armes renversées, et par le peuple, chapeau sur la tête. L’ordre fut exécuté ; seuls M. de Guilhermy, député de Castelnaudary et aussi, m’assura-t-on, MM. Bertrand de Montfort et Ménager, députés du Dauphiné et de Seine-et-Marne, eurent le courage d’avoir, au milieu de la foule, la tête découverte.

Une multitude immense mais silencieuse remplissait tous les lieux que traversa le cortège. Dans la voiture du Roi étaient la famille royale, la marquise de Tourzel et Barnave ; les deux autres commissaires, La Tour-Maubourg et Pétion, suivaient dans une voiture séparée. On a dit que le courage et le calme de la famille royale avaient fait sur Barnave une telle impression que, dès lors, il était revenu à de meilleurs sentiments : au moins, est-il certain que, pendant la route, ayant habituellement tenu M. le Dauphin sur ses genoux, il lui avait prodigué des soins empressés et respectueux.

Les voitures étant arrivées par le jardin devant la terrasse du château, trois gardes du corps, MM. de Moutiers, de Maledent et de Valon, vêtus en courriers, descendirent d’abord du siège de la première voiture : ils n’étaient point garrottés, comme le bruit s’en est répandu. Quelques forcenés, s’étant ouvert le passage à travers la foule qui remplissait le jardin, voulurent se porter contre eux à des actes de violence, la garde nationale contint leur fureur. Pour moi, traversant la foule, je parvins à temps auprès de la voiture et tendis les bras pour recevoir le fils de mon maître. Accoutumé aux soins que je mettais à seconder les jeux de son âge, M. le Dauphin m’aperçut à peine que ses yeux se remplirent de larmes. Malgré mes efforts pour me saisir de ce jeune prince, un officier de la garde nationale s’en empara, l’emporta dans le château et le déposa sur la table du cabinet du conseil. J’arrivai dans l’appartement aussitôt que cet officier.

Quelques minutes après, entrèrent le Roi, la Reine et les princesses. Le Roi, voyant un groupe de députés, s’approcha et leur dit :

— Lorsque j’ai cru devoir m’éloigner de Paris, mon intention n’a jamais été de quitter la France, j’ai voulu m’établir sur l’une de ses frontières et me rendre le médiateur des différends qui, chaque jour, se multiplient dans l’Assemblée. J’ai voulu, surtout, travailler avec toute liberté et sans aucune distraction au bonheur de mon peuple, objet continuel de mes soins. »

Accablé de fatigue, le Roi se retira ensuite dans l’intérieur de ses appartements avec la famille royale.

Dans ce moment un officier de la garde nationale allait s’emparer de M. le Dauphin pour le conduire à ses appartements. Louis XVI s’y opposa et me fit signe de l’emmener. En présence des officiers, le prince était à peine couché, qu’il m’appela pour me conter son voyage.

— Comprenez-vous, me dit-il, qu’à peine arrivés à Varennes on nous a renvoyés ! Je ne sais vraiment pas pourquoi. Et vous, le savez-vous ?

Je représentai alors au prince la nécessité de ne parler de ce voyage à personne. Depuis, il ne s’est plus permis d’en rien dire, au moins devant ceux qu’il pouvait soupçonner.

Mais, le lendemain, à son lever, il me dit, en présence des gardes que M. de la Fayette avait placés auprès de lui, qu’il avait fait un rêve affreux, qu’il s’était vu entouré de loups, de tigres, de bêtes féroces qui voulaient le dévorer…

Chacun se regarda sans oser proférer une parole, les mêmes gardes le traitèrent cependant avec égard pendant tout le temps qu’ils demeurèrent auprès de ce personnage.

Madame de Tourzel, qui se trouvait présente, Sans se dissimuler le danger qu’elle avait à remplir ses fonctions, mais qui, par son zèle, méritait les paroles dont l’avait honorée la Reine en lui remettant ses enfants après la retraite de la duchesse de Polignac : « Je donne en dépôt à la vertu ce que j’avais confié à l’amitié », nous pris, sur ces entrefaites, de vouloir bien aller demander à Madame Élisabeth un livre que la Princesse lui avait promis. Je fus très frappé en regardant le titre de cet ouvrage. C’étaient des Pensées sur la Mort. Madame de Tourzel, prévoyant en effet qu’elle serait arrêtée, voulait se préparer à tout événement[6].

« Tant que dura cette captivité qui suivit le retour de Varennes, j’admirais avec quelle résignation la famille royale supportait son nouveau malheur. La vie de Charles Ier était l’objet des lectures du Roi. La Reine consacrait une partie de sa journée à l’éducation de M. le Dauphin, de Madame Royale et d’une jeune orpheline, Ernestine Lambriquet, fille d’une femme de service de Marie-Thérèse, élevée auprès de la jeune princesse. Cette tendre mère se livrait aux détails de l’instruction et se donnait elle-même pour exemple de l’instabilité de la fortune et des grandeurs humaines.

Après quelques semaines d’une captivité tyrannique, il fut enfin permis à la Reine de se promener avec M. le Dauphin au jardin des Tuileries. Un jour qu’elle était moins surveillée, elle me fit l’honneur de me dire : « Le Roi et moi venons de refuser un secours de soixante mille hommes que l’Empereur mon frère nous proposait d’envoyer en France. Patienter encore, retarder, autant que possible, l’emploi de pareils moyens, nous parait préférable. L’irruption subite de troupes étrangères causerait d’inévitable désordres. Les sujets du Roi, bons et mauvais, en souffriraient infailliblement. L’assistance des étrangers, quelque amis qu’ils paraissent, est une de ces mesures qu’un roi sage ne doit employer qu’à la dernière extrémité.

Jusqu’à la journée du 20 juin, rien de saillant n’apparut sous mes yeux ; mais en cette journée néfaste je fus mêlé de près à ces événements sanglants qui portèrent un coup dont elles ne se relevèrent pas, à la royauté et à la famille royale.

Tandis que la foule des séditieux s’était précipitée dans les grands escaliers du château et demeurait en présence du Roi et de Madame Élisabeth, j’étais enfermé avec la Reine, le Dauphin et quelques fidèles du trône, dans la chambre de la Reine. Tout à coup l’infortunée souveraine entend le tumulte qui redouble dans la pièce des Nobles, investie par la populace. Elle s’élance vers la porte en me criant : « Sauvez mon fils ! »

Je portai le jeune prince dans la chambre de Madame Royale. Mais bientôt j’apprends par madame de Tarente, dame du palais, que la reine s’est retirée dans l’appartement de son fils. J’y conduis aussitôt M. le Dauphin. À peine l’ai-je remis dans les bras de la reine que des coups redoublés se font entendre à la porte d’une chambre voisine. À ce bruit, je me précipitai vers un passage qui, de la pièce où la Reine se trouvait, communiquait avec la chambre où couchait le Roi. Je l’ouvris, la Reine et sa suite s’y réfugièrent. Coupée artistement dans la boiserie, cette pièce n’avait rien qui la décélât. Les hordes séditieuses pénétrèrent jusqu’à cet endroit. En un moment, tomba sous la hache le lambris contigu à cette porte, mais, quoique le mur restât à nu, la porte ne fut pas découverte. Sans cette méprise, le dernier asile de la Reine était violé.

Toute correspondance entre le Roi et la Reine étant interceptée, ils furent quelque temps sans pouvoir rien apprendre de leur situation respective. En butte aux insultes de la populace, le Roi s’était vu réduit à la dure nécessité de laisser mettre sur sa tête l’infâme bonnet de laine rouge, coiffure et signal de ralliement des Jacobins.

Enfin l’ordre fut rétabli dans le château par la garde nationale, et Santerre, qui se trouvait présent, s’écria de dépit : « Le coup est manqué ! » Puis, étant monté à l’appartement : « Princesse, dit-il à la Reine, en frappant avec violence sur la table qui le séparait de Sa Majesté, Princesse, on vous trompe. Le peuple ne veut pas attenter à vos jours, je vous le dis en son nom.

— Ce n’est pas d’après vous que je veux juger le peuple français, c’est d’après les braves gens que voilà, répliqua la Reine, montrant de la main les grenadiers de la garde nationale, rangés auprès de la table et qui, presque tous, faisaient partie d’un bataillon du quartier des Filles-Saint-Thomas demeuré fidèle à la Royauté.

Ce témoignage de confiance les toucha vivement, plusieurs s’approchèrent avec respect et obtinrent de la Reine la permission de lui baiser la main.

Pour mettre le comble aux outrages, les séditieux jetèrent sur la table un bonnet rouge. Ils exigèrent qu’il fût placé sur la tête de la Reine. M. de Witinghoff[7], maréchal de camp au service de France, le prit d’une main tremblante et le posa un moment sur la tête de cette Princesse. Pour satisfaire à la multitude, il fallut encore que cette dégoûtante coiffure souillât la tête de M. le Dauphin. La Reine me fit signe de céder à la volonté de la multitude : j’obéis. Mais M. de Montjourdain[8] et plusieurs officiers et gardes nationaux ayant observé que l’excessive chaleur ne permettait pas de laisser plus longtemps un pareil poids sur la tête du jeune Prince, je lui ôtai le bonnet rouge.

Cependant le peuple continuait de défiler devant la Reine avec assez de tranquillité. Diverses bandes se distinguaient par de petites bannières chargées d’emblèmes ou d’inscriptions. Sur l’une, on lisait : « Tremble, tyran, ton heure est venue » ; sur l’autre : « Rappel des ministres patriotes » ; une troisième portait une guillotine au bas de laquelle était écrite : « Justice nationale pour les tyrans. À bas Veto et sa femme !… » De distance en distance, on pouvait remarquer les guides de ces hordes séditieuses ; c’étaient des hommes couverts de haillons, mais portant de beau linge : de gros numéros écrits en craie blanche sur le derrière de leurs chapeaux les faisaient reconnaître.

Par un contraste si commun dans les temps de révolution, tandis que parmi les séditieux, les uns ne semblaient respirer que le carnage, d’autres s’attendrissaient à la vue de la Reine et laissaient échapper des larmes. Quelques-uns osaient adresser à cette auguste mère et à ses enfants des hommages mêlés de bénédictions. Tout le temps que dura cette pénible scène, la Reine resta debout derrière la table du conseil et traita le peuple avec affabilité. Enfin accourut Madame Élisabeth : « Tout va bien, dit-elle à la Reine ; tout va bien : le Roi est en sûreté ; la garde nationale l’entoure, et répond de sa personne. »

Le soir de cette terrible journée, un garde national entra dans l’appartement du Dauphin. C’était un de ceux qui avaient montré le plus de zèle à garantir les jours du Roi. En le voyant, ce fut à qui lui adresserait la parole. M. le Dauphin s’en aperçut :

— Comment se nomme, me dit-il, ce garde qui a si bien défendu mon père ? C’est un nom que je veux savoir, pour ne plus l’oublier.

— Monseigneur, lui répondis-je, je ne le sais pas ; il serait flatté si vous lui demandiez vous-même.

Aussitôt, M. le Dauphin me quittant, courut faire sa question au garde national. Celui-ci refusa de le satisfaire. Le Prince insista mais ne put rien obtenir. Alors, abordant ce particulier, je lui demandai son nom :

— Je dois le taire, me répondit-il, les larmes aux yeux ; il est, malheureusement pour moi, le même que celui d’un homme exécrable.

Ce généreux Français s’appelait Drouet[9].

Je rappellerai aussi la question ingénue que M. le Dauphin fit à la Reine le 21 juin. De nouveaux attroupements s’étaient formés dans les cours des Tuileries : « Maman, lui dit-il, est-ce encore hier ?… »

Peu de temps après cette journée, la Reine me fit venir. Instruite qu’on informerait sur les faits du 20 juin, elle avait prévu que je serais appelé en témoignage.

— Mettez dans votre déposition, me dit Sa Majesté, toute la réserve que permet la vérité. Oubliez, je vous le recommande de la part du Roi et de la mienne, que nous étions les objets de ce mouvement populaire. Il faut écarter tout soupçon que le Roi, ni moi, gardions le moindre ressentiment de ce qui s’est passé : ce n’est pas le peuple qui est coupable, et quand il le serait, il trouverait toujours, auprès de nous, le pardon et l’oubli de ses erreurs.

Après la fatale journée du 20 juin je quittai de moins en moins la famille royale. L’été de l’année 1792 s’écoula dans de cruelles angoisses. Nos craintes n’étaient pas vaines, et nos tristes prévisions devaient se réaliser pendant la nuit du 10 août.

  1. On sait que Marie-Antoinette ne partageait pas les sentiments que l’abbé Davaux inspirait au Dauphin. « L’abbé d’Avaux, écrit-elle le 24 juillet 1789, peut être fort bon pour apprendre les lettres à mon fils, mais il n’a ni le ton, ni même ce qu’il faudrait pour être auprès de mes enfants… » (Marie-Antoinette, par MM. de Goncourt. Paris, 1860, 2e éd.).
  2. Ministre de la maison du Roi.
  3. François, marquis de Cubières, premier écuyer du Roi, frère du fameux démagogue Dorat-Cubières, dont il ne partageait aucune des convictions et qu’il traitait de frère « éloigné ».
  4. Plus tard duc de Gramont, capitaine des gardes de Louis XVIII qu’il suivit pendant toute l’émigration.
  5. Fils du marquis de Montmorin-Saint-Hérem, gouverneur de Fontainebleau, et ami personnel de Hüe, massacré en septembre 1792.
  6. Ces détails sont reproduits, d’après Hüe, dans Louis XVII, sa vie, son agonie et sa mort (t. I, pp. 136 et suiv.) par M. de Bauchesne, qui a beaucoup emprunté aux Dernières années de Louis XVI. Nous devons aussi à M. le duc des Cars de précieux renseignements concernant les rapports de madame de Tourzel et de Hüe.
  7. Officier général d’origine autrichienne.
  8. Un des quarante-huit commandants de bataillons de la garde parisienne qui mourut révolutionnairement en 1794 et composa une romance avant de monter à l’échafaud.
  9. On sait que c’est là le nom du trop fameux maître de postes de Varennes.