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Souvenirs entomologiques/Série 2/Chapitre 6

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Librairie Delagrave (deuxième sériep. 77-98).

VI

LES ODYNÈRES


Le fil suspenseur et la gaine d’ascension des Eumènes sont rendus nécessaires par le grand nombre et l’incomplète paralysie des chenilles servies à la larve ; l’ingénieux système a pour but d’écarter le péril. C’est ainsi, du moins, que j’entrevois l’enchaînement des effets et des causes. Mais, tout autant qu’un autre, je me méfie du pourquoi et du comment ; je sais combien la pente est glissante sur le terrain des interprétations ; et avant d’affirmer les motifs d’un fait observé, je recherche un faisceau de preuves. Si réellement la singulière installation de l’œuf des Eumènes a pour raison d’être les motifs que j’invoque, partout où se présentent de semblables conditions de danger, multiplicité des pièces de l’approvisionnement et torpeur incomplète, doit se présenter aussi semblable méthode de protection, ou toute autre d’équivalent effet. L’acte répété témoignera de l’interprétation juste ; et s’il ne se reproduit pas ailleurs, avec les variations qu’il peut comporter, le cas des Eumènes restera un fait très curieux, sans acquérir la haute portée que je lui soupçonne. Généralisons pour mieux établir.

Or, non loin des Eumènes prennent rang les Odynères, les Guêpes solitaires de Réaumur. Mêmes costumes, mêmes ailes pliées en long, mêmes instincts giboyeurs, et surtout, condition par excellence, mêmes entassements de proie assez mobile encore pour être dangereuse. Si mes raisons sont fondées, si je prévois juste, l’œuf de l’Odynère doit être appendu au plafond de la loge comme l’œuf de l’Eumène. Ma conviction, basée sur la logique, est si formelle, que je crois déjà apercevoir cet œuf, récemment pondu, tremblotant au bout du fil sauveteur.

Ah ! je l’avoue, il me fallait une foi robuste pour nourrir l’audacieux espoir de trouver quelque chose de plus là où les maîtres n’avaient rien vu. Je lis et relis le mémoire de Réaumur sur la Guêpe solitaire. L’Hérodote des insectes est riche de documents ; mais rien, absolument rien sur l’œuf appendu. Je consulte L. Dufour, qui traite pareil sujet avec sa verve accoutumée : il a vu l’œuf, il le décrit ; mais quant au fil suspenseur, rien, toujours rien. J’interroge Lepelletier, Audoin, Blanchard : silence complet sur le moyen de protection que je prévois. Est-il possible qu’un détail de si haute importance ait échappé à de tels observateurs ? Suis-je dupe de l’imagination ? Le système de sauvegarde qu’une logique serrée me démontre n’est-il pas rêve de ma part ? Ou les Eumènes m’ont menti, ou mes espérances sont fondées. Et disciple insurgé contre ses maîtres, fort d’arguments que je crois invincibles, je me suis mis en recherches, convaincu de réussir. J’ai réussi, en effet ; j’ai trouvé ce que je cherchais, j’ai trouvé mieux encore. Racontons les choses par leur détail.

Diverses Odynères sont établies dans mon voisinage. J’en connais une qui prend possession des nids abandonnés de l’Eumène d’Amédée. Ce nid, construction d’une rare solidité, n’est pas masure lorsque son propriétaire déménage ; il perd seulement son goulot. La coupole, conservée intacte, est un réduit fortifié trop commode pour rester vacant. Quelque araignée adopte la caverne après l’avoir tapissée de soie ; des Osmies s’y réfugient en temps de pluie ou bien en font dortoir pour passer la nuit ; une Odynère la divise avec des cloisons d’argile en trois ou quatre chambres qui deviennent le berceau d’autant de larves. Une seconde espèce utilise les nids abandonnés du Pélopée ; une troisième, enlevant la moelle d’une tige sèche de ronce, obtient, pour sa famille, un long étui qu’elle subdivise en étages ; une quatrième fore un couloir dans le bois mort de quelque figuier ; une cinquième se creuse un puits dans le sol d’un sentier battu et le surmonte d’une margelle cylindrique et verticale. Toutes ces industries sont dignes d’étude, mais j’aurais préféré retrouver l’industrie rendue célèbre par Réaumur et L. Dufour.

Sur un talus vertical de terre rouge argileuse, je découvre enfin, en petit nombre, les indices d’une bourgade d’Odynères. Ce sont les cheminées caractéristiques dont parlent les deux historiens, c’est-à-dire les tubes courbes façonnés en guillochis, qui pendent à l’entrée de l’habitation. Le talus est exposé aux ardeurs du midi. Un petit mur le surmonte, tout délabré ; derrière est un profond rideau de pins. Le tout forme un chaud abri, comme l’exige l’établissement de l’hyménoptère. En outre, nous sommes dans la seconde quinzaine du mois de mai, précisément l’époque des travaux, suivant les maîtres. L’architecture de la façade, l’emplacement, la date, tout s’accorde avec ce que nous racontent Réaumur et L. Dufour. Aurais-je réellement fait rencontre de l’une ou de l’autre de leurs Odynères ? C’est à voir, et tout de suite. Aucun des ingénieurs constructeurs de portiques en guillochis ne se montre, n’arrive ; il faut attendre. Je m’établis à proximité pour surveiller les arrivants.

Ah ! que les heures sont longues, dans l’immobilité, sous un soleil brûlant, au pied d’un talus qui vous renvoie des réverbérations de fournaise ! Mon inséparable compagnon, Bull, s’est retiré plus loin, à l’ombre, sous un bouquet de chênes verts. Il y trouve une couche de sable dont l’épaisseur conserve encore quelques traces de la dernière ondée. Un lit est creusé ; et dans le frais sillon, le sybarite s’étend à plat ventre. Tirant la langue et fouettant de la queue la ramée, il ne cesse de viser sur moi son regard, aux douces profondeurs. — « Que fais-tu là-bas, nigaud, à te rôtir ; viens ici, sous la feuillée ; regarde comme je suis bien. » C’est ce qu’il me semble lire dans les yeux de mon compagnon. — « Oh ! mon chien, mon ami, te répondrais-je si tu pouvais me comprendre, l’homme est tourmenté du désir de connaître ; tes tourments, à toi, se bornent au désir de l’os, et de loin en loin au désir de ta belle. Cela fait entre nous, quoique amis dévoués, une certaine différence, bien qu’on nous dise aujourd’hui quelque peu parents, presque cousins. J’ai le besoin de savoir, et volontairement me rôtis ; tu ne l’as pas, et te retires au frais. »

Oui, les heures sont longues à l’affût d’un insecte qui ne vient pas. Dans le bois de pins du voisinage un couple de Huppes se poursuivent avec les agaceries amoureuses du printemps. Oupoupou ! fait le mâle sur un ton voilé, Oupoupou ! L’antiquité latine appelait la Huppe Upupa, l’antiquité grecque la nommait Εποπος (ΕποΨ). Mais Pline de u faisait ou et devait prononcer Oupoupa, comme me l’enseigne le cri imité dans le nom. Rarement j’ai reçu leçon de prononciation latine mieux autorisée que la tienne, bel oiseau qui fais diversion à mes longs ennuis. Fidèle à ton idiome tu dis Oupoupou comme tu le disais du temps d’Aristote et de Pline, comme tu le disais lorsque ta note sonna pour la première fois. Mais les idiomes à nous, les idiomes primitifs, que sont-ils devenus ? L’érudit ne peut même en retrouver la trace. L’homme change, l’animal est immuable.

Enfin, enfin nous y voici ! l’Odynère arrive, d’un vol silencieux comme celui de l’Eumène. Il disparaît dans le cylindre courbe du vestibule et rentre chez lui avec un vermisseau sous le ventre. Une petite éprouvette en verre est disposée à la porte du nid. Quand l’insecte sortira, il sera pris. C’est fait, il est pris et aussitôt transvasé dans le flacon asphyxiateur à bandelettes de papier et sulfure de carbone. Et maintenant, mon chien, qui tire toujours la langue et frétille de la queue, nous pouvons partir : la journée n’a pas été perdue. Demain nous reviendrons.

Renseignement pris, mon Odynère ne répond pas à ce que j’attendais. Ce n’est pas l’espèce dont parle Réaumur (Odynerus spinipes) ; ce n’est pas davantage l’espèce étudiée par L. Dufour (Odynerus Reaumurii) ; c’en est une autre (Odynerus reniformis Latr.), différente quoique adonnée à la même industrie. Déjà le naturaliste des Landes s’était laissé prendre à cette parité d’architecture, de provisions, de mœurs ; il croyait avoir sous les yeux la Guêpe solitaire de Réaumur lorsqu’en réalité son constructeur de tubes différait spécifiquement.

L’ouvrier nous est connu ; reste à connaître l’œuvre. L’entrée du nid s’ouvre dans la paroi verticale du talus. C’est un trou rond sur le bord duquel est maçonné un tube courbe dont l’orifice est tourné vers le bas. Construit avec les déblais de la galerie en construction, ce vestibule tubulaire se compose de grains terreux, non disposés en assises continues et laissant de petits intervalles vides. C’est un ouvrage à jour, une dentelle d’argile. La longueur en est d’un pouce environ, et le diamètre intérieur de cinq millimètres. À ce portique fait suite la galerie, de même diamètre et plongeant obliquement dans le sol jusqu’à la profondeur d’un décimètre et demi à peu près. Là, ce couloir principal se ramifie en brefs corridors, qui donnent chacun accès dans une cellule indépendante de ses voisines. Chaque larve a sa chambre, dont le service peut se faire par une voie spéciale. J’en ai compté jusqu’à dix, et peut-être y en a-t-il davantage. Ces chambres n’ont rien de particulier ni pour le travail ni pour l’ampleur ; ce sont de simples culs-de-sac terminant les corridors d’accès. Il y en a d’horizontales, il y en a de plus ou moins inclinées, sans règle fixe. Quand une cellule contient ce qu’elle doit contenir, l’œuf et les vivres, l’Odynère en ferme l’entrée avec un opercule de terre ; puis elle en creuse une autre dans le voisinage, latéralement à la galerie principale. Enfin la voie commune des cellules est obstruée de terre, le tube de l’entrée est démoli pour fournir des matériaux au travail de l’intérieur, et tout vestige du logis disparaît.

La couche extérieure du talus est de l’argile cuite au soleil, presque de la brique. C’est avec peine que je l’entame en me servant d’une petite houlette de poche. Par-dessous, c’est beaucoup moins dur. Comment fait ce frêle mineur pour s’ouvrir une galerie dans cette brique ? Il emploie, je ne peux en douter, la méthode décrite par Réaumur. Je reproduirai donc un passage du maître pour donner à mes jeunes lecteurs un aperçu des mœurs des Odynères, mœurs que ma très petite colonie ne m’a pas permis d’observer dans tous les détails.

« C’est vers la fin de mai que ces Guêpes se mettent à l’ouvrage, et on peut en voir d’occupées à travailler pendant tout le mois de juin. Quoique leur véritable objet ne soit que de creuser dans le sable un trou profond de quelques pouces, et dont le diamètre surpasse peu celui de leur corps, on leur en croirait un autre ; car, pour parvenir à faire ce trou, elles construisent en dehors un tuyau creux qui a pour base le contour de l’entrée du trou, et qui, après avoir suivi une direction perpendiculaire au plan où est cette ouverture, se contourne en bas. Ce tuyau s’allonge à mesure que le trou devient plus profond ; il est construit du sable qui en a été tiré ; il est fait en filigrane grossier ou en espèce de guillochis. Il est formé par de gros filets grainés, tortueux, qui ne se touchent pas partout. Les vides qu’ils laissent entre eux le font paraître construit avec art ; cependant il n’est qu’une sorte d’échafaudage au moyen duquel les manœuvres de la mère sont plus promptes et plus sûres.

« Quoique je connusse les deux dents de ces insectes pour de fort bons instruments, capables d’entamer des corps très durs, l’ouvrage qu’elles avaient à faire me paraissait un peu rude pour elles. Le sable contre lequel elles avaient à agir, ne le cédait guère en dureté à la pierre commune ; du moins les ongles attaquaient avec peu de succès sa couche extérieure, plus desséchée que le reste par les rayons du soleil. Mais étant parvenu à observer ces ouvrières au moment où elles commençaient à percer un trou, elles m’apprirent qu’elles n’avaient pas besoin de mettre leurs dents à une aussi forte épreuve.

« Je vis que la Guêpe commence par ramollir le sable qu’elle veut enlever. Sa bouche verse dessus une ou deux gouttes d’eau qui sont bues promptement par le sable : dans l’instant, il devient une pâte molle que les dents ratissent et détachent sans peine. Les deux jambes de la première paire se présentent aussitôt pour le réunir en une petite pelote, grosse environ comme un grain de groseille. C’est avec cette première pelote détachée que la Guêpe jette les fondements du tuyau que nous avons décrit. Elle porte sa pelote de mortier sur le bord du trou qu’elle vient de faire en l’enlevant ; ses dents et ses pattes la contournent, l’aplatissent et lui font prendre plus de hauteur qu’elle n’en avait. Cela fait, la Guêpe se remet à détacher du sable et se charge d’une autre pelote de mortier. Bientôt elle parvient à avoir tiré assez de sable pour rendre l’entrée du trou sensible, et avoir fait la base du tuyau.

« Mais l’ouvrage ne peut aller vite qu’autant que la Guêpe est en état d’humecter le sable. Elle est obligée de se déranger pour renouveler sa provision d’eau. Je ne sais si elle allait simplement se charger d’eau à quelque ruisseau, ou si elle tirait de quelque plante ou de quelque fruit une eau plus gluante ; ce que je sais mieux, c’est qu’elle ne tardait pas à revenir et à travailler avec une nouvelle ardeur. J’en observai une qui parvint dans une heure environ à donner au trou la longueur de son corps et éleva un tuyau aussi haut que le trou était profond. Au bout de quelques heures, le tuyau était élevé de deux pouces et elle continuait encore à approfondir le trou qui était au-dessous.

« Il ne m’a pas paru qu’elle eût de règle par rapport à la profondeur qu’elle lui donne. J’en ai trouvé dont le trou était à plus de quatre pouces de l’ouverture, d’autres dont le trou n’en était distant que de deux ou trois pouces. Sur tel trou on voit aussi un tuyau deux ou trois fois plus long que celui d’un autre. Tout le mortier enlevé du trou n’est pas toujours employé à sa prolongation. Dans le cas où elle lui a donné à son gré une longueur suffisante, on la voit simplement arriver à l’orifice du tuyau, avancer la tête par delà le bord et jeter aussitôt sa pelote, qui tombe à terre. Aussi ai-je observé souvent une quantité de décombres au pied de certains trous.

« La fin pour laquelle ce trou est percé dans un massif de mortier ou de sable ne saurait paraître équivoque : il est clair qu’il est destiné à recevoir un œuf avec une provision d’aliments. Mais on ne voit pas de même à quelle fin cette mère a bâti le tuyau de mortier. En continuant à suivre ses travaux, on saura qu’il est pour elle ce qu’un tas de moellons bien arrangé est pour les maçons qui bâtissent un mur. Tout le trou qu’elle a creusé ne doit pas servir de logement à la larve qui doit naître dedans ; une portion lui suffira. Il a été cependant nécessaire qu’il fût fouillé jusqu’à une certaine profondeur, afin que la larve ne se trouvât pas exposée à une chaleur trop grande, quand les rayons du soleil tomberont sur la couche extérieure de sable. Elle ne doit habiter que le fond du trou. La mère sait la capacité qu’elle doit laisser vide et elle la conserve ; mais elle bouche tout le reste, et elle fait rentrer dans la partie supérieure du trou tout ce qu’il faut du sable qu’elle en a ôté, pour le boucher. C’est pour avoir ce mortier à sa portée, qu’elle a formé ce tuyau. Une fois l’œuf déposé et la provision d’aliments mise à sa portée, on voit la mère venir ronger le bout du tuyau, après l’avoir mouillé, porter cette pelote dans l’intérieur, et revenir ensuite en prendre d’autres de la même manière, jusqu’à ce que le trou soit bouché jusqu’à l’orifice. »

Réaumur continue en parlant des vivres amassés dans les cellules, des vers verts comme il les appelle, insoucieux de l’affreuse consonance. N’ayant pas vu les mêmes choses parce que mon Odynère est d’espèce différente, je reprends la parole. Je n’ai fait le dénombrement des pièces de gibier que pour trois cellules : la colonie était pauvre ; il fallait la ménager si je voulais jusqu’au bout suivre l’histoire. Dans l’une d’elles, avant que les provisions fussent entamées, j’ai compté vingt-quatre pièces ; dans chacune des deux autres, également intactes, j’en ai compté vingt-deux. Réaumur ne trouvait que huit à douze pièces dans le garde-manger de son Odynère ; et L. Dufour, dans le magasin à vivres de la sienne, constatait une brochée de dix à douze. La mienne exige la double douzaine, deux fois plus, ce qui peut s’expliquer par un gibier de moindre taille. Aucun hyménoptère déprédateur à ma connaissance, à part les Bembex, qui approvisionnent au jour le jour, n’approche de cette prodigalité en nombre. Deux douzaines de vermisseaux pour le repas d’un seul. Que nous sommes loin de l’unique chenille de l’Ammophile hérissée ; quelles délicates précautions doivent être prises pour la sécurité de l’œuf au milieu de cette foule ! Une scrupuleuse attention est ici nécessaire si nous voulons bien nous rendre compte des dangers auxquels l’œuf de l’Odynère est exposé et des moyens qui le tirent de péril.

Et d’abord, le gibier, quel est-il ? Il consiste en vermisseaux de la grosseur d’une aiguille à tricoter et d’une longueur un peu variable. Les plus grands mesurent un centimètre. La tête est petite, d’un noir intense et luisant. Les anneaux sont dépourvus de pattes, soit vraies, soit fausses comme celles des chenilles ; mais tous, sans exception, sont munis, pour organes ambulatoires, d’une paire de petits mamelons charnus. Ces vermisseaux, quoique de même espèce d’après l’ensemble des caractères, varient de coloration. Ils sont d’un vert pâle, jaunâtre, avec deux larges bandes longitudinales d’un rose tendre chez les uns, d’un vert plus ou moins foncé chez les autres. Entre ces deux bandes règne, sur le dos, un liséré d’un jaune pâle. Tout le corps est semé de petits tubercules noirs, portant un cil au sommet. L’absence de pattes démontre que ce ne sont pas des chenilles, des larves de lépidoptère. D’après les expériences d’Audoin, les vers verts de Réaumur sont les larves d’un curculionide, le Phytonomus variabilis, hôte des champs de luzerne. Mes vermisseaux, roses ou verts, appartiendraient-ils aussi à quelque petit Charançon ? C’est fort possible.

Réaumur qualifie de vivants les vers dont se composaient les provisions de son Odynère ; il essaya d’en élever espérant en voir provenir une mouche ou un scarabée. L. Dufour, de son côté, les appelle des chenilles vivantes. Aux deux observateurs n’a pas échappé la mobilité du gibier servi ; ils ont eu sous les yeux des vermisseaux qui s’agitent et donnent les signes d’une pleine vie.

Ce qu’ils ont vu, je le revois. Mes petites larves se trémoussent ; roulées d’abord en forme d’anneau, elles se déroulent, puis s’enroulent encore si je fais seulement tourner avec lenteur le petit tube de verre où je les ai renfermées. Au contact d’une pointe d’aiguille, elles se démènent brusquement. Quelques-unes parviennent à se déplacer. En m’occupant de l’éducation de l’œuf de l’Odynère, j’ouvrais la cellule suivant sa longueur, de façon à la réduire à un demi-canal ; puis dans cette rigole maintenue horizontale, je disposais un petit nombre de pièces de gibier. Le lendemain j’en trouvais habituellement quelqu’une qui s’était laissée choir, preuve d’une agitation, d’un déplacement alors même que rien ne troublait le repos.

Ces larves, j’en ai la ferme conviction, ont été blessées par l’aiguillon de l’Odynère, car celle-ci ne doit pas porter épée uniquement pour la parade. Possédant une arme, elle s’en sert. Toutefois la blessure est si légère, que Réaumur et L. Dufour ne l’ont pas soupçonnée. Pour eux, la proie est vivante ; pour moi, elle l’est à très peu près. Dans ces conditions, on voit à quels périls serait exposé l’œuf de l’Odynère sans les précautions d’une prudence exquise. Ils sont là, ces remuants vermisseaux, au nombre de deux douzaines dans la même cellule, côte à côte avec l’œuf qu’un rien peut compromettre. Par quels moyens ce germe, si délicat, échappera-t-il aux dangers de la cohue ?

Comme je l’avais prévu, guidé par l’argumentation, l’œuf est suspendu au plafond du logis. Un très court filament le fixe à la paroi supérieure, et le laisse pendre libre dans l’espace. À la vue de cet œuf, tremblotant au bout de son fil pour la moindre secousse, et affirmant par ses oscillations la justesse de mes aperçus théoriques, j’eus, la première fois, un de ces moments de joie intime qui dédommagent de bien des ennuis. Je devais en avoir bien d’autres, ainsi qu’on le verra. Suivre avec amour, patience et coup d’œil exercé les investigations dans le monde des insectes, nous réserve toujours quelque merveille. L’œuf, disons-nous, se balance au plafond, retenu par un fil très court et d’une extrême finesse. La cellule est tantôt horizontale et tantôt oblique. Dans le premier cas, l’œuf est disposé perpendiculaire à l’axe de la cellule, et son extrémité inférieure arrive à une paire de millimètres de la paroi opposée ; dans le second cas, l’œuf, qui suit la verticale, fait avec cet axe un angle plus ou moins aigu.

J’ai voulu suivre à loisir, avec les commodités d’observation du chez soi, les progrès de cet œuf pendulaire. Pour l’œuf de l’Eumène d’Amédée, c’est presque impraticable, à cause de la cellule non transportable avec le bloc qui lui sert le plus souvent de base. Pareil domicile exige l’observation sur les lieux mêmes. La demeure de l’Odynère n’a pas le même inconvénient. Une cellule étant mise à jour et se trouvant dans l’état que je désire, je cerne le logis avec la pointe du couteau, de manière à détacher un cylindre de terre où cette cellule est comprise, mais réduite à un demi-canal pour ne rien cacher de ce qui doit s’y passer. Les provisions sont extraites pièce par pièce avec tous les ménagements, et transvasées à part dans un tube de verre. J’éviterai ainsi les accidents que la foule grouillante des vers pourrait occasionner pendant les inévitables secousses du trajet. L’œuf reste seul, se balançant dans l’enceinte vide. Un fort tube reçoit le cylindre de terre, que je cale avec des coussinets de coton. Le butin est mis dans une boîte de fer-blanc, que je porte à la main et dans la position convenable pour que l’œuf garde la verticale sans heurter les parois.

Jamais je n’avais opéré de déménagement qui nécessitât pareilles délicatesses. Un faux mouvement pouvait faire rompre le fil suspenseur, si délicat qu’il fallait la loupe pour le distinguer ; des oscillations d’ampleur trop grande pouvaient meurtrir l’œuf contre les parois de la cellule ; il fallait se garder d’en faire une sorte de battant de clochette heurtant son enceinte de bronze. Je cheminais donc avec une raideur automatique, tout d’une pièce, à pas méthodiquement combinés. Quelle mauvaise rencontre s’il était survenu quelque connaissance avec qui il convient de s’arrêter un moment, de causer un peu, d’échanger une poignée de main : une distraction de ma part ruinerait peut-être mes projets ! Quelle rencontre plus mauvaise encore si Bull, qui ne peut supporter un regard de travers, se trouvait nez à nez avec quelque rival, et, lui gardant rancune, se jetait sur lui ? Il eût fallu mettre fin à la bagarre pour éviter le scandale d’un chien bien élevé intolérant pour le chien villageois. La querelle faisait crouler tout mon échafaudage expérimental. Et dire que les vives préoccupations d’une personne non tout à fait dépourvue de sens se trouvent parfois sous la dépendance d’une querelle de roquets !

Dieu soit loué ! la route est déserte, le trajet se fait sans encombre ; le fil, mon grand souci, ne se rompt pas ; l’œuf n’est pas meurtri ; tout est en ordre. La petite motte de terre est mise en lieu sûr, avec la cellule dans une position horizontale. À proximité de l’œuf, je dispose trois ou quatre des vermisseaux recueillis : la totalité des provisions serait une cause de trouble maintenant que la cellule n’a que la moitié de sa paroi et se trouve réduite à un demi-canal. Le surlendemain, je trouve l’œuf éclos. La jeune larve, de couleur jaune, est appendue par son extrémité postérieure, la tête en bas. Elle en est à son premier ver, dont la peau déjà devient flasque. Le cordon suspenseur consiste dans le court filament qui soutenait l’œuf, plus la dépouille de celui-ci, dépouille réduite à une sorte de ruban chiffonné. Pour rester invaginée dans le bout de ce ruban creux, l’extrémité postérieure du nouveau-né s’étrangle d’abord un peu, puis se renfle en bouton. Si je la trouble dans son repos, si les vivres remuent, la larve se retire en se contractant sur elle-même, mais sans rentrer dans une gaine ascensionnelle comme le fait la larve de l’Eumène. Le cordon d’attache ne sert pas de fourreau de refuge, où la larve puisse rentrer ; c’est pour elle une chaîne d’ancre, qui lui donne appui au plafond et lui permet de se garer en se contractant à distance du tas de vivres. Le calme fait, la larve s’allonge et revient à son ver. Ainsi se passent les débuts d’après les observations faites, les unes chez moi dans mes bocaux à éducation, les autres sur les lieux mêmes lorsque j’exhumais des cellules contenant une larve assez jeune.

En vingt-quatre heures, le premier ver est dévoré. La larve alors m’a paru éprouver une mue. Du moins quelque temps elle reste inactive, contractée ; puis elle se détache du cordon. La voilà libre, en contact avec l’amas de vermisseaux, et dans l’impossibilité désormais de se mettre à l’écart. Le fil sauveteur n’a pas eu longue durée ; il a protégé l’œuf, défendu l’éclosion ; mais la larve est bien faible encore et le péril n’a pas diminué. Aussi allons-nous trouver d’autres moyens de protection.

Par une exception bien étrange, dont je ne connais pas encore d’autre exemple, l’œuf est pondu avant que les provisions soient déposées. J’ai vu des cellules ne contenant encore absolument rien en fait de vivres, et au plafond desquelles l’œuf cependant oscillait. J’en ai vu d’autres, toujours munies de l’œuf, qui n’avaient encore que deux ou trois pièces de gibier, début de la copieuse brochée de vingt-quatre. Cette précocité de la ponte, qui fait disparate complet avec ce qui se passe chez les autres hyménoptères giboyeurs, a sa raison d’être, nous allons le voir ; elle a sa logique, qu’on ne se lasserait d’admirer.

Cet œuf, pondu dans la cellule vide, n’est pas fixé au hasard, sur un point quelconque de la paroi, libre de partout ; il est appendu non loin du fond, à l’opposé de l’entrée. Réaumur avait déjà remarqué cet emplacement de la larve naissante, mais sans insister sur ce détail dont il ne soupçonnait pas l’importance. « Le ver, dit-il, naît sur le fond du trou, c’est-à-dire sur le fond de la cellule. » Il ne parle pas de l’œuf, qu’il paraît ne pas avoir vu. Cette position du ver lui est si bien connue que, voulant essayer l’éducation dans une cellule vitrée, ouvrage de ses doigts, il place la larve au fond et les vivres au-dessus.

Pourquoi vais-je m’arrêter sur un menu détail que raconte en quatre mots le célèbre historien des Odynères ? — Petit détail, oh ! non ; mais bien condition majeure. Et voici pourquoi. L’œuf est pondu au fond, ce qui exige que la cellule soit vide et que l’approvisionnement se fasse après la ponte. Maintenant les vivres sont emmagasinés, une pièce après l’autre et couche par couche, en avant de l’œuf ; la cellule est bourrée de gibier jusqu’à l’entrée où, finalement, les scellés sont mis.

Parmi ces pièces, dont l’acquisition peut durer plusieurs jours, quelles sont les plus vieilles en date ? Celles qui avoisinent l’œuf. Quelles sont les plus récentes ? Celles qui sont vers l’entrée. Or, il est d’évidence, l’observation directe, du reste, le prouve au besoin ; il est d’évidence, dis-je, que les vermisseaux entassés diminuent d’un jour à l’autre de vigueur. Il suffit des effets d’un jeûne prolongé, sans compter les désordres d’une blessure s’aggravant. La larve qui naît au fond a donc à côté d’elle, dans son âge tendre, les vivres de péril moindre, les plus vieux, les plus débilités par conséquent. À mesure qu’elle avance dans le tas, elle trouve un gibier plus récent, plus vigoureux aussi, mais l’attaque se fait sans danger parce que les forces sont venues.

Ce progrès du plus mortifié à celui qui l’est moins, suppose que les vermisseaux ne troublent pas leur ordre de superposition. C’est ce qui a lieu en effet. Mes prédécesseurs dans l’histoire des Odynères ont tous remarqué l’enroulement en forme d’anneau qu’affectent les vers servis à la larve. « La cellule, dit Réaumur, était occupée par des anneaux verts, au nombre de huit à douze. Chacun de ces anneaux consistait en une larve vermiforme, vivante, roulée et appliquée exactement par le côté du dos contre la paroi du trou. Ces vers ainsi posés les uns au-dessus des autres, et même pressés, n’avaient pas la liberté de se mouvoir. »

Je constate, à mon tour, des faits semblables dans mes deux douzaines de vermisseaux. Ils sont enroulés en forme d’anneau ; ils sont empilés l’un sur l’autre, mais avec quelque confusion dans les rangs ; de leur dos, ils touchent la paroi. Je n’attribuerai pas cette courbure annulaire à l’effet du coup d’aiguillon très probablement reçu car jamais je ne l’ai constatée dans les chenilles opérées par les Ammophiles ; je crois plutôt que c’est une pose naturelle du ver pendant l’inaction, de même que l’enroulement en volute est naturel aux Iules. Dans ce bracelet vivant, il y a tendance au retour vers la configuration rectiligne ; c’est un arc bandé qui fait effort contre l’obstacle qui l’entoure. Par le fait même de son enroulement, chaque ver se maintient donc à peu près en place, en pressant un peu du dos contre la paroi ; et il s’y maintient alors même que la cellule se rapproche de la verticale.

D’ailleurs la forme de la loge a été calculée en vue de pareil mode d’emmagasinement. Dans la partie voisine de l’entrée, partie que l’on pourrait appeler la soute aux vivres, la cellule est cylindrique, étroite, de façon à ne présenter que le moindre large possible aux anneaux vivants, ainsi retenus en place sans pouvoir glisser. C’est là que les vermisseaux sont empilés, serrés l’un contre l’autre. À l’autre bout, vers le fond, la cellule se renfle en ovoïde pour laisser à la larve ses coudées franches. La différence est très sensible dans les deux diamètres. Vers l’entrée, je trouve quatre millimètres seulement ; vers le fond, j’en trouve six. Au moyen de cette inégalité d’ampleur, le logis comprend deux pièces : en avant, le magasin à vivres ; en arrière, la salle à manger. La spacieuse coupole des Eumènes ne permet pas semblable aménagement : les pièces de gibier y sont entassées en désordre, les plus vieilles pêle-mêle avec les plus récentes, et toutes non enroulées, mais seulement infléchies. La gaine ascensionnelle remédie aux inconvénients de cette confusion.

Remarquons encore que le tassement des vivres n’est pas le même d’une extrémité à l’autre de la brochée de l’Odynère. Dans les cellules dont les provisions ne sont pas encore entamées ou commencent à l’être, je constate ceci : au voisinage de l’œuf ou de la larve récemment éclose, en cette partie que je viens d’appeler la salle à manger, l’espace est incomplètement occupé ; quelques vermisseaux s’y trouvent, trois ou quatre, un peu isolés du tas et laissant du large pour la sécurité tant de l’œuf que de la jeune larve. Voilà le menu des premiers repas. S’il y a péril aux bouchées du début, les plus chanceuses de toutes, le cordon sauveteur fournit un appui de retraite. Plus avant, le gibier s’entasse à rangs pressés, la pile des vermisseaux est continue.

La larve, maintenant un peu forte, s’insinuera-t-elle sans prudence dans l’amas ? Oh ! que non. Les vivres sont consommés par ordre, des inférieurs aux supérieurs. La larve tire à elle, dans sa salle, un peu à l’écart, l’anneau qui se présente, le dévore sans danger d’être incommodée par les autres, et de couche en couche consomme ainsi la brochée de deux douzaines, toujours dans une parfaite sécurité.

Revenons sur nos pas et finissons par un court résumé. Le grand nombre de pièces servies dans une même cellule et leur paralysie très incomplète, compromettent la sécurité de l’œuf de l’hyménoptère et de sa larve naissante. Comment le péril sera-t-il conjuré ? Voilà le problème, à solutions multiples. L’Eumène, avec son fourreau qui permet à la larve de remonter au plafond, nous en donne une ; l’Odynère à son tour, nous donne la sienne, non moins ingénieuse et bien plus compliquée.

Il convient d’éviter à l’œuf ainsi qu’à la larve venant d’éclore, le périlleux contact du gibier. Un fil de suspension résout la difficulté. Jusque-là, c’est la méthode adoptée par les Eumènes ; mais bientôt la jeune larve, un premier vermisseau mangé, se laisse choir du fil qui lui donnait appui pour se contracter à l’écart. Alors commence, pour son bien-être, un enchaînement de conditions.

La prudence exige que la très jeune larve attaque d’abord les vermisseaux les plus inoffensifs, c’est-à-dire les plus mortifiés par l’abstinence, enfin les vermisseaux mis en cellule les premiers ; elle exige, en outre, que la consommation progresse des pièces les plus vieilles aux pièces les plus récentes, pour avoir jusqu’à la fin du gibier frais. Dans ce but, une étrange exception est faite à la règle générale : l’œuf est pondu avant de procéder à l’approvisionnement. Il est pondu au fond de la cellule ; de cette manière les vivres entassés se présenteront à la larve dans l’ordre d’ancienneté.

Ce n’est pas assez ; il importe que les vermisseaux ne puissent, en se mouvant, changer leur ordre de superposition. Le cas est prévu : la soute aux vivres est un cylindre étroit où le déplacement est difficile.

Cela ne suffit pas : la larve doit avoir assez d’espace pour se mouvoir à l’aise. La condition est remplie : en arrière, la cellule forme salle à manger relativement spacieuse.

Est-ce tout ? Pas encore. Cette salle à manger ne doit pas être encombrée comme le reste de la loge. On y a veillé : un petit nombre de pièces compose le service du début.

Sommes-nous à la fin ? Pas du tout. En vain le garde-manger est un étroit cylindre, si les vermisseaux s’étirent, ils glisseront en long et viendront troubler le nourrisson dans sa retraite de l’arrière-logis. On y a paré : le gibier choisi est une larve qui d’elle-même se roule en bracelet, et par sa propre détente se maintient en place.

Voilà par quelle série de difficultés ingénieusement levées, l’Odynère parvient à laisser descendance. Ce que nous lui reconnaissons d’exquise prévoyance confond déjà l’esprit ; que serait-ce si rien n’échappait à nos regards obtus !

L’insecte aurait-il acquis son savoir-faire, petit à petit, d’une génération à la suivante, par une longue suite d’essais fortuits, de tâtonnements aveugles ? Un tel ordre naîtrait-il du chaos ; une telle prévision, du hasard ; une telle sapience, de l’insensé ? Le monde est-il soumis aux fatalités d’évolution du premier atome albumineux qui se coagula en cellule ; ou bien est-il régi par une Intelligence ? Plus je vois, plus j’observe, et plus cette Intelligence rayonne derrière le mystère des choses. Je sais bien qu’on ne manquera pas de me traiter d’abominable cause-finalier. Très peu m’en soucie : l’un des signes d’avoir raison dans l’avenir, n’est-ce pas d’être démodé dans le présent ?