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Souvenirs sur Jack London

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Commune de novembre 1934no 15 (p. 212-227).

SOUVENIRS SUR JACK LONDON

I


— Damnation ! Je suis un homme blanc avant d’être un socialiste !

Le visage courroucé et frappant de son poing solide la table autour de laquelle nous étions réunis, Jack London semblait avoir ainsi fourni son dernier argument sur la discussion qui nous trouvait tous coalisés contre lui. Cela se passait dans les locaux de la section socialiste de Oakland en Californie, vers l’automne 1904.

Jack London venait de revenir du Japon où il avait été envoyé comme correspondant de guerre sur le front russo-japonais par Hearst. Celui-ci, jeune millionnaire californien, était un des plus puissants propriétaires de journaux aux États-Unis. Il publiait des quotidiens dans toutes les grandes villes et prenait des attitudes « radicales », en prêchant un socialisme châtré à l’usage de la petite bourgeoisie américaine. Son entreprise journalistique avait comme piliers des millions de lecteurs.

Hearst avait choisi London à dessein, car son dernier succès littéraire faisait de lui l’écrivain américain le plus populaire. Il avait été muni des meilleurs lettres de créance, de tout un attirail technique des plus modernes (tente de camp, machine à écrire portative, lit pliant, etc.), et surtout d’un chèque en blanc. Jack London était parti avec l’ardeur d’un jeune journaliste conscient de remplir une grande mission. Il était, en effet, convaincu que le premier grand massacre impérialiste sur les rives du Pacifique allait lui donner l’occasion de reporter en traits magistraux le choc entre les deux capitalismes luttant pour la suprématie en Mandchourie. Cependant, une fois arrivé au camp japonais il avait dû rapidement se rendre compte qu’il n’en serait rien. En effet, l’état-major japonais avait bien lu ses recommandations, l’avait accueilli avec le cérémonial de politesse habituel, mais au lieu de le transporter au front, l’avait tenu, dès le premier moment, prisonnier en quelque sorte bien loin des lieux où se déployait l’offensive contre l’armée tzariste. Au bout de quelques semaines, quand il se fut aperçu que malgré ses protestations, et celles de Hearst, il n’arrivait pas à voir la ligne de combat et que les militaristes japonais se moquaient poliment de lui, il les envoya au diable et retourna à San Francisco. Cette fois, plus que jamais, il était chargé de haine contre les « Japs ».

À cette réunion de la section, il nous racontait ses mésaventures. Il semblait prendre plaisir à décrire l’astuce de ces « petits bouts d’hommes  » — comme il les appelait — et lançait de fortes invectives contre eux. Mais sa colère ne se déchargeait pas uniquement contre l’État-Major japonais ; c’était contre la « race » toute entière qu’il jurait furieusement. Les quelques camarades présents se trouvaient quelque peu déconcertés. La lutte contre la haine de race, spécialement contre la « haine des jaunes  » était une des activités quotidiennes des sections socialistes de la Côte du Pacifique, et on ne comprenait pas qu’un des membres les plus en vue de la section, comme Jack London, fit montre de chauvinisme blanc. Croyant l’avoir mal compris, quelqu’un lui parla alors des classes qui existaient au Japon, comme ailleurs. Un autre camarade se hasarda à lui montrer la devise qui pendait au mur, au-dessus du portrait de Marx : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Mais cela, au lieu de le faire se rétracter, accroissait sa colère.

« Les militaristes japonais ont fait de Jack un chauviniste », s’exclama débonnairement le secrétaire de la section socialiste quand Jack fut sorti. Mais ni lui, ni personne, n’aurait songé à demander une sanction contre Jack. Il en fallait bien plus alors pour être exclus du parti ! D’ailleurs contre Jack qui était considéré comme l’ornement de la section, on s’en serait bien gardé. Jack London comptait bien plus que nos autres « hôtes » occasionnels — pas encore illustres, comme Sun-Yat Sen Kotokou[1] etc. Cela malgré que son activité pratique fut presque nulle. Occupé entièrement de son travail littéraire, aimant le recueillement et l’isolement, il n’allait pas souvent aux masses, comme le faisaient alors ces deux douzaines à peine de militants, membres de la section, tous plus ou moins pris de la sainte passion du prosélytisme. Pour agiter les masses, la section se portait presque tous les soirs, lorsque le temps le permettait, sur une des places publiques. On emportait une caisse vide, qui servait d’estrade, et des brochures « marxistes » que l’on vendait pendant le discours des propagandistes. Leur prix modique (5 ou 10 cents) faisait qu’on en vendait pas mal. Les prolos américains se refusaient rarement à contribuer de quelques cents à la cause socialiste, même s’ils ne lisaient pas toujours notre littérature. Quant à s’enrôler dans notre parti, c’était une autre chose… Notre public se composait en grande partie d’ouvriers nomades. C’étaient des prospecteurs, des bûcherons, des mineurs. Les ouvriers résidant à San Francisco ou à Oakland venaient plutôt aux meetings du dimanche, dans des salles fermées. Les premiers étaient invariablement pris de la fièvre des voyages ou de l’« or ». Quand ils voyaient notre rassemblement, ils s’arrêtaient et écoutaient non sans sympathie pour notre cause, qui était aussi la leur, mais ils restaient généralement insaisissables du point de vue de l’organisation. Des seconds, (les ouvriers sédentaires), la section recevait aide matérielle et… les votes au moment des élections.

Pour attirer les auditeurs auprès de l’estrade improvisée, un des camarades, parmi les anciens, montait sur la caisse et brandissant un journal déployé qu’il tenait à la main, il gesticulait, montrant les titres sensationnels de la première page. La curiosité des promeneurs oisifs était ainsi attirée vers notre groupe. La masse une fois tassée autour de l’orateur socialiste, le meeting commençait. D’ordinaire, la réunion en plein air se prolongeait plusieurs heures, et les orateurs se succédaient. Les jeunes propagandistes avaient ainsi l’occasion de faire leur travail pratique. À dire la vérité, leur bagage marxiste n’était pas lourd. Il n’y avait alors aucune école du parti et de Marx et d’Engels il n’y avait, en traduction anglaise, que bien peu de chose. La seule œuvre des grands maîtres que nous traduisîmes en commun, grâce à la bonne volonté d’un ancien, ce fut le Manifeste Communiste. Mais la guerre russo-japonaise nous offrait tout un champ de critique de la société capitaliste, surtout contre l’impérialisme américain, alors à peine naissant.

Nous avions sur la place publique, un sérieux concurrent. C’était cette grande mystificatrice des pays anglo-saxons qu’on appelle l’Armée du Salut. Elle possédait un orchestre bruyant et grâce à sa musique aux marches martiales elle réussissait à rassembler bien vite un nombreux auditoire. Parfois, il arrivait aussi que quelques-uns de nos auditeurs, qui nous écoutaient avec ennui, nous quittaient pour aller entendre les salutistes. Leur meeting commençait par le chant de quelque hymne ; après quoi chacun d’eux s’avançait au milieu du cercle pour faire sa profession de foi. Les hommes comme les femmes étaient habillés d’un uniforme bleu foncé avec des liserés rouges, et sur les bras ils portaient l’insigne de leur grade. On pouvait entendre le récit, merveilleux de leur « sauvetage ». L’ancien ivrogne expliquait comment, grâce à Jésus, il s’était à jamais sauvé de la boisson, la prostituée du vice, le voleur du crime, et tous invitaient les présents à se donner à Jésus, à suivre la voie de la rédemption. Le chef de la bande, pendant qu’on glorifiait l’œuvre de Jésus, invitait les assistants à faire le sacrifice de leur obole, qu’un salutiste, un tambourin à la main, recueillait.

Tant que la propagande socialiste n’obtenait que de maigres résultats et que les affaires de l’Armée du Salut allaient mieux que les nôtres, la police fermait les yeux. Mais dès que commençait une période de crise et qu’il y avait accroissement de chômage ou que, comme dans la période dont je parle, une certaine effervescence commençait à se faire sentir dans les masses, alors les persécutions policières commençaient. Nos meetings en plein air étaient invariablement interrompus. À peine un de nos orateurs avait-il ouvert la bouche, et le cop[2] aux aguets entendu prononcer les mots bourgeoisie et socialisme, qui revenaient le plus souvent dans nos discours, qu’il était brutalement arraché de l’estrade et accompagné à la voiture cellulaire qui attendait sa proie non loin du lieu du meeting. L’ordre était que, dès qu’un camarade était arrêté, un autre devait immédiatement monter sur la caisse servant d’estrade et continuer le meeting. Les arrestations se suivaient avec une rapidité extraordinaire et quand la Black Maria[3] contenait jusqu’au dernier des propagandistes et que la bataille se trouvait terminée faute de combattants, nous roulions au grand galop vers la prison. La police laissait l’Armée du Salut maître du champ.


II


La réputation de Jack London comme écrivain était déjà faite quand éclata la guerre russo-japonaise. Sa plus récente œuvre, en 1904, était l’Appel de la Forêt (The Call of the Wild). Ce fut le livre le plus lu de la saison, tant aux États-Unis qu’au Canada. Il avait été réimprimé plusieurs fois à des centaines de milliers d’exemplaires, mais cette œuvre mettait en quelque sorte fin au cycle de ce qu’on pourrait appeler ses Nouvelles d’Alaska. En moins de cinq ans London avait exploité jusqu’à l’épuisement toutes les réminiscences personnelles d’une vie brève, mais agitée, d’esclave salarié, de persécuté, d’aventurier sur terre et sur mer. À peine adolescent, quand l’usine lui avait déjà broyé le corps et l’âme, il s’était révolté et avait juré : « Je ne travaillerai jamais plus.  » Par réaction, il s’était fait vagabond et avec les « hobos  » américains, il avait parcouru, couché sur les axes des wagons de chemin de fer, l’Amérique de long en large. La bourgeoisie américaine lui avait bien vite fait payer par la prison son amour pour la liberté physique illimitée. Revenu à San Francisco, après sa sortie de prison, il s’était mis deux choses en tête : lire sans fin et… écrire. Il dévora tous les livres qui lui tombaient sous la main. Auto-didacte, il était aussi éclectique. Il s’efforça de lire Marx mais en même temps il s’attardait sur Spencer ; il inclinait surtout vers Nietzsche, par toute sa constitution psycho-physique, par l’amour qu’il étalait pour la force, pour la « bête blonde », pour le « surhomme » tant vanté par le philosophe allemand.

Dans les récits historiques, spécialement dans ceux relatifs au peuple anglo-saxon, il puisait les éléments de la lutte de classe, dont plus tard il tira profit ; c’est ainsi que le mouvement des luddites, les briseurs de machines, lui laissa une profonde impression. Jack avait aussi étudié à plusieurs reprises la Commune de Paris. Les actes héroïques, la défense acharnée des héros de la première dictature du prolétariat lui servirent de modèle pour sa commune de Chicago. Comme il le reconnaissait lui-même, Jack ne trouvait chez aucun des écrivains américains, qu’il s’agit de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, un idéal qu’il pût suivre. Il cherchait son modèle chez les écrivains étrangers. Si la forme littéraire des auteurs français avait pour lui beaucoup d’attraits — comme par exemple celle de Balzac et de Guy de Maupassant, le contenu ne le satisfaisait point. Leur monde était un monde du passé, et Jack n’avait devant les yeux que le présent et surtout les luttes sociales de l’avenir. Maintenant que son premier cycle littéraire venait de se clore, il ne trouvait que dans la littérature russe, et surtout chez Maxime Gorki, les sujets, les thèmes, le milieu qui l’intéressaient. Il avait non seulement une grande admiration pour l’art limpide de l’écrivain russe, mais il éprouvait aussi une sympathie personnelle pour l’homme lui-même, dont la vie avait tant de points de ressemblance avec la sienne. Dans les nouvelles de son premier cycle il s’était acquis une grande popularité précisément par la façon vigoureuse dont il avait décrit les entreprises hardies et les instincts primitifs de l’Américain aventureux au milieu des régions arctiques ou à la recherche de quelque nouvel El-Dorado enfoui parmi les sables tropicaux de la Californie. Il avait exalté la force physique, la révolte individuelle, la supériorité de l’Américain. Cette glorification du « surhomme » n’était pas due seulement à ses lectures nietzschéennes, ni au milieu où se développait l’action, c’était plutôt un état d’âme subconscient de Jack London lui-même, qui devenait ainsi le héros de toutes ses nouvelles. Cet hymne constant à l’homme fort trouvait un écho puissant dans toute la jeunesse nord-américaine, et lui avait créé, à la grande joie de son éditeur, un cercle très large d’admirateurs et de lecteurs. Or, tant que Jack London pût puiser dans le souvenir de ses aventures personnelles, ou dans les réminiscences de récits entendus au cours de ses pérégrinations, il écrivit sans interruption, utilisant à l’extrême ses sources. Au moment où Hearst l’envoya au Japon comme correspondant de guerre, il était arrivé pour ainsi dire à la fin de son stock.


III


Une grande transformation était survenue sur les côtes du Pacifique en ces années d’après 1900. L’idylle californienne des chercheurs d’aventures et d’or avait pris fin. De ville commerciale, San Francisco devenait un centre industriel et un port militaire de premier ordre. Tout autour de l’ancienne « Yerba Buena »[4] s’étaient élevés d’immenses chantiers navals, les quelques canonnières qui croisaient du nord au sud pour faire la chasse aux contrebandiers avaient été remplacées par de monstrueux dreadnoughts. L’impérialisme américain avait montré la longueur de ses tentacules en s’emparant des îles Hawaï d’abord, des Philippines ensuite.

Sur la Riviera américaine, privée d’industrie, vivait une bourgeoisie marchande prospère et la plus grande partie des ouvriers étaient des artisans qualifiés, dont les salaires, en comparaison à ceux des autres pays, étaient très élevés. La lutte de classe y était moins aiguë qu’ailleurs et le socialisme naissant n’était là qu’un lointain écho de l’Est industriel américain. Ce qui était, par contre, très marqué en Californie, c’était une forte haine de races et une lutte opiniâtre et sauvage contre les « jaunes », contre les Japonais, et surtout contre les Chinois. Ces derniers, en effet, formaient une puissante colonie dans laquelle prédominait la main-d’œuvre à bon marché, qui faisait une lourde concurrence aux salaires élevés des ouvriers américains hautement qualifiés. C’est surtout cette concurrence qui entretenait la haine de races sur toute la côte du Pacifique.

À cela venaient s’ajouter les compétitions impérialistes dont la guerre russo-japonaise avait ouvert la période. Il n’existait aucun doute que l’Océan Pacifique devenait le centre de la future lice internationale.

Jack London, dont l’œil était très éveillé, suivait attentivement ces transformations. Il notait aussi la croissance des contrastes sociaux à l’intérieur des États-Unis précipitée par la création des trusts, par la politique agressive du nouveau capital financier contre les classes travailleuses. C’est vers cette époque qu’il décida d’entrer dans le parti socialiste.


IV


La maisonnette habitée par Jack London à Berkeley, était des plus modestes. Mais dans quel milieu enchanteur ! Partout autour d’elle des jardins à la flore parfumée, aux bois semés d’eucalyptus, de cèdres, de cyprès. Tout cela dans un soleil éternellement printanier, sous un ciel de couleur turquoise.

Jack, il faut lui rendre cette justice, était resté simple, bon et modeste, malgré qu’il fût devenu subitement célèbre et… riche. Malgré la décision de ses amis il continuait à rouler chaque soir, à la manière des cow-boys, une cinquantaine de cigarettes avec du tabac ordinaire de Virginie. C’était sa provision quotidienne de nicotine comme il l’appelait. Cet excitant lui était aussi nécessaire que l’air et le soleil pour travailler.

Comme il lui était physiquement impossible de rester longtemps enfermé, il travaillait au grand air. Le matin, de bonne heure, il partait à cheval. Il emportait avec lui une machine à écrire portative, un siège pliant, un tapis et son repas. Quand il avait fini par trouver un endroit qui lui convenait : quelque prairie au gazon ensoleillé, ou quelque rocher dominant un caňon aux pierres multicolores, il étendait son tapis à l’ombre d’un eucalyptus, d’un cèdre rouge ou de quelque séquoia géant, mettait en position sa machine à écrire, laissait son cheval brouter librement et se mettait au travail.

Il avait comme règle de s’imposer une tâche quotidienne déterminée, qu’il accomplissait ponctuellement. Il esquissait à la hâte sur un bout de papier les points principaux qu’il entendait développer, puis, s’asseyant devant sa machine à écrire, ayant devant lui le merveilleux paysage californien, il tapait sur le clavier et donnait une forme définitive à sa pensée. Avant le crépuscule il reprenait le chemin du retour.

Il était aussi très hospitalier et sans cérémonies. Presque chaque soir à la même heure ses « invités permanents  » venaient s’asseoir à table pour participer à son frugal repas. Il avait fait une sélection parmi ses nombreuses connaissances et s’était créé un cercle intime qui lui servait de critique et de stimulant collectif. C’étaient des hommes et des femmes pris dans tous les domaines de l’activité sociale, politique et intellectuelle. Ils n’étaient certes pas tous de la même couleur politique, mais à eux tous pouvait s’appliquer l’étiquette de radical, qui alors aux États-Unis qualifiait quiconque s’élevait contre l’ordre établi. Parmi eux figuraient, par exemple, le secrétaire de la Section socialiste, un ouvrier fortement dévoué à la cause prolétarienne, mais timide et débonnaire ; ou encore, des journalistes bruyants, remuants, curieux et au courant de tout ; des critiques d’art sarcastiques ; des illustrateurs de magazines à l’œil fureteur ; des musiciens sentimentaux, des « social workers  » illusionnés. Chacun apportait sa note personnelle à la discussion dans cette espèce de commune littéraire, car malgré que tous fussent les hôtes de Jack London, grâce à son tact et à sa simplicité, chacun, mis à l’aise dès le premier jour, agissait et parlait comme s’il se trouvait chez soi.

Jack avait divorcé depuis peu de sa première femme. Il habitait seul avec sa mère, à laquelle il était fortement attaché non seulement par l’amour filial, mais également par ce lien qui unit deux êtres ayant passé ensemble à travers une vie de tempêtes.

La mère de Jack était aussi simple que son fils. C’était une prolétaire, petite de taille, aux cheveux coupés courts, à l’œil triste et fatigué, mais accueillante et aimable avec les amis de son fils.

Après le dîner, qui ne se prolongeait guère, on passait au fumoir. Généralement, si personne ne jouait au piano, la discussion s’engageait sur un thème d’actualité. Mais souvent Jack proposait, comme débat, la question qui pour l’instant l’intéressait le plus à propos de l’œuvre qu’il écrivait. C’est ainsi que maints chapitres de ses romans sociaux furent discutés dans ce cercle intime.

La bonne fortune me fit tomber dans ce cercle juste au moment où se discutaient les principaux sujets des romans sociaux de Jack London.

J’avais connu Jack à la section socialiste de San Francisco dont j’étais alors le plus jeune membre. Et je lui avais montré mon premier travail littéraire : les Croquis de Californie. Puis, nous avions pris l’habitude d’aller nager ensemble dans la baie de San Francisco. C’est dans l’intervalle des nombreux matches qu’il m’imposait presque, car il était secrètement fier de montrer ses merveilleuses qualités d’athlète, qu’étendu sur le sable, au soleil, il parlait de littérature et de littérateurs. Il était avide de connaître le monde littéraire européen plus à fond. Il avait déjà une opinion formée : il convenait de ce que, pour la forme, les littérateurs français, spécialement ceux du xixe siècle, étaient incomparables. Pour le contenu, toutefois, ils ne lui donnaient pas satisfaction. Seuls les Russes, opprimés sous la réaction tsariste la plus impitoyable, étaient, selon lui, capables de donner un contenu de révolte sociale à leur œuvre littéraire et il cherchait chez eux ses modèles. Un jour, je ne sais plus à quel propos nous parlions de Gorki, il me dit, non sans un certain orgueil, que la critique l’avait qualifié de : Gorki américain.

Il eut d’ailleurs occasion peu de temps après de montrer son attachement pour ce dernier lorsque celui-ci vint en Amérique, en 1907. Toute la petite bourgeoisie américaine ameutée contre Gorki, le poursuivait de sa haine et profitant du fait qu’il n’était pas en règle avec une des ordonnances de la loi sur les émigrants, voulait l’empêcher de mettre les pieds sur le sol de la « libre Amérique ». Parmi le nombre limité des intellectuels qui prirent sa défense, Jack London fut le seul écrivain qui éleva la voix en sa faveur.


V


Peu après le retour de London du Japon éclata la révolution de 1905.

Si Hearst avait choisi comme son correspondant au Japon l’écrivain le plus en vue alors aux États-Unis, il choisit pour la Russie un critique théâtral de la rédaction de son journal de New-York : l’American. C’était un vieux journaliste qui avait passé sa vie à critiquer auteurs et acteurs, parfois non sans verve. La politique, cependant, ne l’avait jamais intéressé. Il fut mobilisé à la hâte par Hearst et expédié dans la capitale russe avec une seule recommandation : envoyer au journal le plus de copie possible sur la révolution. Notre scribe arriva à Pétersbourg au moment où l’absolutisme tremblait sur ses fondements. C’était un spectacle bien différent de celui qui se déroulait sur la rampe des théâtres. Au lieu de voir la révolution sous son angle politique et social, notre correspondant se spécialisa surtout dans les anecdotes. Elles étaient pour lui comme les arbres qui l’empêchaient de voir la forêt. Cependant, bon gré, mal gré, il fut bien forcé de parler des principaux acteurs de la révolution et des bolcheviks. C’est ainsi que le nom de Lénine apparut pour la première fois dans les journaux des États-Unis.

Le public américain prenait le plus grand intérêt aux événements de Russie. La fameuse « opinion publique » était tout entière contre la Russie des Romanoff, et la presse alimentait ce sentiment général. La bourgeoisie américaine subventionnait le Japon pour des raisons plausibles d’intérêts impérialistes. Les tentacules de la pieuvre russe sur l’Extrême-Orient étaient alors plus étendues que celles du naissant impérialisme japonais… La « démocratie » américaine était contre « l’autocratie » ; le prolétariat, enfin, partageait la haine universelle des masses travailleuses contre Nicolas II le Pendeur.

Jack London qui dévorait les journaux, suivait avec passion le développement des événements révolutionnaires dans la presse quotidienne et dans les périodiques.

La révolution russe devint désormais le thème des discussions d’après dîner. Les idées qu’on avait alors sur la Russie en dehors du fait que le tsarisme était la personnification de la réaction et de l’oppression, étaient des plus disparates. Dans le cercle intime, on était loin d’être d’accord sur les forces agissantes de la révolution. Le menchévisme était présent dans l’entourage de Jack London. Mais l’écrivain — plutôt réservé, écoutait la discussion, souvent animée, et en tirait profit. Il cherchait toutefois à s’informer par ailleurs. Or, à San Francisco il y avait une petite colonie de russes émigrés. C’étaient des « radicaux » petits bourgeois intellectuels. Parmi eux, il y avait une jeune femme, Anna Stronsky, laquelle joua un certain rôle dans la vie de Jack London. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, elle et ses amis émigrés, étaient des socialistes-révolutionnaires, ou avaient des liens avec eux. Le fait qu’ils firent grande fête à Guerchonni, quand celui-ci, peu après sa fuite de Sibérie, passa par San Francisco, tendrait à confirmer cette supposition. C’est à Anna Stronsky que Jack s’adressait pour obtenir des éclaircissements sur les bolcheviks. Je ne saurais dire comment elle s’acquittait de cette tâche. Ce qui est certain, c’est que lorsque la nouvelle de la révolte armée de décembre arriva sur le Pacifique, Jack se rangea du côté des bolcheviks. Il avait suivi la révolution de 1905, avec toute la tension de son esprit, toute la passion de son âme. Il voyait le rôle grandissant des bolcheviks à travers le cours de la révolution. La trahison des menchéviks russes lui permit de faire la comparaison avec celle des chefs de l’American Federation of Labour, et quand Plékhanoff lança sa sentence contre-révolutionnaire condamnant la révolte armée de décembre, il avait déjà préparé la réponse qu’il mit dans la bouche du héros de son roman le «  Talon de Fer » : la victoire ne peut être obtenue que par le prolétariat en armes.

La nouvelle voie littéraire de Jack London était désormais tracée, et c’était la première révolution prolétarienne qui la lui avait imposée. La période de ses romans d’aventures arctiques et de ses récits d’animaux était close à jamais. Il abandonna aussi l’habitude qu’il reconnut erronée d’exalter la révolte individuelle de l’esclave salarié et de l’opprimé en général. Il se garda bien d’agiter, comme il l’avait fait dans certaines de ses œuvres, l’idée de déserter le travail et de chercher un refuge contre l’oppression capitaliste dans le vagabondage, dans l’aventure ; il reconnut également que cette fuite ne constituait pas une solution du problème de la lutte des classes. L’exemple héroïque du prolétariat russe lui indiqua l’unique voie à suivre, le seul moyen d’arriver à l’émancipation sociale et par suite à l’émancipation individuelle de chaque opprimé ; cette voie réside uniquement dans la révolte collective armée du prolétariat, sous la direction d’un parti aguerri, expérimenté et trempé dans la lutte.

Dès ce moment, Jack London se dédie tout entier au roman social. Dans les « discussions marxistes  » qui ont lieu chez lui le soir, il écoute, dirige et tire les conclusions des débats souvent passionnés. La meilleure de ses œuvres, le Talon de Fer naît comme inspirée par le souffle révolutionnaire russe qui agite alors le monde d’un bout à l’autre.

En Amérique aussi s’ouvrait une nouvelle période historique : la concentration du capital s’opérait rapidement à l’ombre de l’impérialisme yankee. Parallèlement, la masse travailleuse dont l’exploitation s’intensifiait, et la petite bourgeoisie alarmée de la puissance toujours plus intolérable de la ploutocratie, tentaient d’endiguer son expansion. Le socialisme américain faisait sa première timide apparition sur les côtes du Pacifique. Une campagne de grand style dans les journaux et dans les revues commença contre le capital financier américain. Des éditeurs entreprenants ouvraient les colonnes de leurs magazines aux « révélations » sur la fabuleuse accumulation des Trusts. On « enquêtait » aussi sur l’origine des grandes fortunes américaines. De toute la grande masse travailleuse américaine, seule la couche aristocratique des ouvriers qualifiés, cristallisée dans l’American Fédération of Labor trouvait des avantages immédiats dans la situation créée par l’essor économique. Aussi bien la trahison des chefs de l’A. F. L. devint ouvertement impudente. Ils se vendirent au Talon de Fer, s’enrôlèrent dans sa milice (comme John Mitchell) ou bien grâce à ses subsides devinrent rapidement millionnaires.

Jack London voit 1905 à travers le verre grossissant américain. Il transporte les Enseignements de 1905 sur le sol américain. Il ne fait qu’y ajouter la sauvagerie dont est capable la bourgeoisie américaine pour la défense de ses intérêts de classe. Il met bien en évidence dans son œuvre tout le mécanisme de la répression gouvernementale américaine, il donne une forme plastique à l’activité contre-révolutionnaire des leaders de l’A. F. L. D’autre part, il s’élève contre les illusions et l’opportunisme des socialistes dont la foi se crétinise dans le parlementarisme et les méthodes démocratiques. Comment, leur demande-t-il, pouvez-vous espérer une victoire pacifique à travers les urnes ? Le Talon de Fer supprimera les dernières libertés encore existantes ; le Talon de Fer nous piétinera impitoyablement. Et son héros criera aux socialistes, restés démocrates invétérés : « Il n’y a d’autre issue qu’une révolution sanglante. »

Jack London était en avance sur son parti — le Parti Socialiste Américain — dont l’unique préoccupation était l’augmentation des bulletins de vote socialistes. Et à nouveau, dans son œuvre, chaque fois qu’un réformiste exalte la prochaine victoire parlementaire, Jack London lui fait répondre : Combien de fusils avez-vous ? Combien de cartouches peut-on se procurer ?

L’écrasement de l’héroïque prolétariat de Moscou par l’expédition primitive tsariste, confirma à Jack London combien dur est le chemin qui mène à la victoire, mais il fit sienne la réponse léniniste à Plékhanov, il conserva son optimisme, crût à la victoire finale du prolétariat.

En deux phrases, Jack London résume les perspectives révolutionnaires après la défaite : « Cette fois nous avons été battus, mais pas vaincus… Nous avons beaucoup appris, demain le prolétariat se soulèvera à nouveau, plus fort, armé de plus d’expérience et de discipline. »

Presque tous les épisodes de la répétition générale de 1905, appliqués au milieu des États-Unis, lui servent dans le Talon de Fer  : le menchévisme, les Cent-Noirs, le système des passeports, les agents provocateurs, les groupes de combat terroristes. Le farmer américain écrasé par les grands trusts agraires, qui prennent la place du seigneur terrien, la lutte gigantesque entre les deux forces sociales adverses, la technique de répression américaine (et non tsariste) à Chicago (au lieu de Moscou) qui incarne aux yeux des ouvriers leur enfer capitaliste, tout donne au roman une empreinte d’origine américaine, alors que le modèle est russe.

Œuvre puissante et qui reste encore sans égale dans la littérature du nouveau continent.


VI


Avec le Talon de Fer[5], Jack London atteignit le point culminant de sa carrière et de sa puissance littéraires. Le souffle révolutionnaire l’inspira, mais dès que l’écho de 1905 s’éloigna, son talent littéraire s’affaiblit aussi. La nouvelle direction qu’il donna à sa vie contribua à sa chute. Il se remaria.

La discussion et le jugement collectif du cercle intime fut remplacé par le tête à tête avec sa nouvelle femme. Ses amis se dispersèrent. Il se fit toujours plus rare à la section socialiste. Il s’isola et bientôt commença à souffrir de cet isolement. Plus sa popularité et sa gloire d’écrivain s’accroissaient, et avec elles ses formidables honoraires, plus aussi devenait menaçant le plus grave des dangers pour un écrivain : la stérilité.

La stérilité qui amena l’écroulement intellectuel de cet homme jusqu’alors si fécond fut aussi la cause principale de sa disparition prématurée.

Je me suis souvent demandé à qui ou à quoi il fallait imputer la ruine intellectuelle et physique de ce jeune écrivain au cerveau si lucide, à la musculature si puissante.

Pour moi, il n’y a aucun doute, Jack London fut victime du milieu capitaliste. En s’élevant rapidement grâce à son talent et à la faveur de ses écrits devenus très populaires, il devint la proie d’avides hommes d’affaires. La bourgeoisie américaine, en la personne de l’éditeur de Jack London, avait fait de lui en quelque sorte un artisan qu’elle exploitait. En un peu plus de dix ans d’activité littéraire, elle lui fit rendre des millions de profit, dessécha sa flamme d’écrivain révolutionnaire, endigua son élan, et le fit dévier de sa voie. Ses dernières œuvres en sont un témoignage convaincant.

Une part de la responsabilité tombe sur Jack lui-même : il avait poussé trop loin son amour pour l’isolement, et il avait fini par perdre ainsi tout contact avec la masse prolétarienne. Car, en somme, ce n’est pas du fin fond de cette Californie enchanteresse, où la nature comme les hommes semblaient alors vivre dans une paix éternelle, qu’il pouvait puiser par l’effet de son imagination, les sujets de la lutte implacable des classes. Il ne pouvait trouver l’inspiration révolutionnaire qu’au milieu des foules industrielles de l’Est : à New-York, à Chicago, à Pittsburgh, où la guerre sociale atteignait le paroxysme de la sauvagerie. C’est là qu’il eût retrouvé un décuplement de son énergie et de nouvelles armes pour une œuvre féconde. Mais cette juste compréhension du rôle de l’écrivain révolutionnaire lui échappa, dans le tête à tête avec sa nouvelle femme, Charmion, représentant typique de la petite-bourgeoisie américaine, Jack finit par s’enliser définitivement. Sa flamme créatrice qui avait brillé comme un météore, s’éteignit dans une brève trajectoire. L’emploi d’excitants de toute sorte, au lieu d’aviver son esprit, l’éteignit plus rapidement, et son corps d’athlète, aux muscles d’acier, s’affaissa lui aussi à l’âge de quarante ans.

Edmondo PELUSO.
  1. Kotokou, docteur en médecine, un des premiers socialistes japonais. Pendu en 1911 au Japon.
  2. Policeman
  3. Marie la noire, nom donné à la voiture cellulaire peinte en noir.
  4. Bonne herbe, premier nom de San-Francisco que lui donnèrent les colons espagnols.
  5. Le Talon de Fer a été traduit en français. (1 vol. 12 fr. Librairie E. S. I.)