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Statistique littéraire - La Poésie depuis 1830

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STATISTIQUE LITTÉRAIRE.

LA POÉSIE DEPUIS 1830.

Le hasard m’a conduit un jour au dépôt légal, cette nécropole littéraire de la rue de Grenelle, où viennent tomber, pour ainsi dire à chaque heure, les deux exemplaires que doit au gouvernement tout éditeur qui jette au public des pages nouvelles, ne fût-ce qu’un almanach, une satire ou une complainte. Curieux de voir et de feuilleter plutôt que de lire, je regardais avec un intérêt mêlé d’une certaine tristesse tant de volumes qui n’ont laissé, pour sauver leur mémoire, qu’un numéro d’ordre et un titre au Journal de la librairie, et je m’arrêtai long-temps devant les poètes, effrayé de leur nombre et tout surpris de trouver à grand’peine dans cette foule quelques noms vaguement connus. Ô vanité des ambitions littéraires ! — Dormez en paix sous vos couvertures jaunes, roses et bleues, dans vos linceuls satinés, mélodieux rêveurs qui avez chanté sans éveiller d’échos, poètes méconnus qui formez le personnel inamovible du dépôt légal, vous tous que le ministère, même aux jours des plus grandes largesses, même aux jours des élections, oserait à peine offrir aux plus humbles bibliothèques de la province ! Sur ces planches de sapin, votre dernier asile, que d’illusions, que de longues veilles enterrées sans retour ! que de mémoires d’imprimeurs payés par vous et soldés sans profit ! — Les ruines de la pensée sont plus tristes encore que les ruines de la pierre, et l’on ne saurait se défendre d’un sentiment pénible en songeant aux souffrances de tant d’amours-propres déçus, à ces souffrances si vives et si poignantes, et dont quelques-uns sont morts. Je ne parle point ici des royautés poétiques, des maîtres qu’on aime et qu’on relit, qui se réimpriment et qui se vendent ; car c’est surtout dans les poètes qu’il faut chercher la véritable originalité de notre temps et les œuvres les plus durables. Jamais peut-être, parmi ses glorieux enfans, la France n’a compté plus d’élus ; mais jamais aussi, par compensation, plus de satellites obscurs n’ont gravité autour de la pleïade, et les étoiles nébuleuses forment dans notre ciel une véritable voie lactée. Il y a, je pense, un certain intérêt à compter tous ces astres à la pâle lumière, qui filent et s’éteignent si vite, à parler en quelques pages de ces œuvres dont on ne parle plus, dont on ne reparlera jamais. Pourquoi troubler les morts, dira-t-on peut-être ? pourquoi ne pas abandonner, sans souvenirs et sans regrets, le poème symbolique et l’ode humanitaire à ce courant fatal qui entraîne toutes choses ? Le poème et l’ode n’ont guère aujourd’hui plus d’importance que n’en ont eu dans leur temps le madrigal et le quatrain. « Le métier de versificateur, a dit M. Planche, est devenu très inoffensif ; comme deux ou trois milliers de vers signifient que l’auteur ne s’adresse qu’à la postérité, c’est un devoir pour les contemporains de le traiter avec indulgence, comme un malade ou comme un fou. » M. Planche a raison. Cependant l’indifférence complète ou l’extrême indulgence ont aussi leurs dangers. Si tous les écrivains qui riment en dépit de leur vocation alignaient les syllabes sonores, aux heures de loisir ou de tristesse, sans soulèvement d’orgueil et par fantaisie épicurienne de l’esprit ; si leur muse, discrète comme la nymphe antique, tout en cherchant à paraître belle, se dérobait à propos dans le mystère et l’ombre, la critique se montrerait de grand cœur bienveillante et facile, elle irait même jusqu’à leur pardonner le tirage à petit nombre pour les vieux amis et les confidens intimes. La vie est longue, et quelques heures perdues dans la journée des oisifs ne sont pas d’un grand prix. Mais ce n’est pas le loisir, ce n’est pas la fantaisie ou le besoin bien légitime de chercher dans les douceurs de l’art l’oubli des amertumes de la vie, qui nous ont valu dans ces dernières années tant de vers et tant de préfaces poétiques ; c’est l’orgueil, un orgueil irréfléchi, c’est une aspiration épidémique et maladive vers le bruit et la gloire, et par occasion vers la fortune. Des hommes éminens ont écrit qu’au milieu de l’affaiblissement de tous les pouvoirs le poète seul est souverain, et que la société, que son génie honore et que ses chants consolent, lui doit tout à la fois la fortune et la gloire. L’hyperbole fut prise à la lettre, et, dans la république des rimeurs, les plus humbles aspirèrent à la dictature. La vanité vint en aide à l’ambition. Des jeunes gens enthousiastes, égarés par de beaux vers, et prenant bien à tort la puissance de sentir pour la puissance de chanter, embrassèrent, à défaut d’autre carrière, la carrière du génie. La plupart ont demandé à la société ce qu’elle doit, mais seulement de loin en loin, aux hommes d’élite qui laissent trace ; et, la société ne s’apercevant ni de leur génie, ni de leurs livres, ni de leur requête, ils se sont pris à la maudire. Ces prétentions des vanités poétiques, quelque ridicules qu’elles soient, ont par malheur leur côté triste et sérieux. Sans doute, dans les lamentations des poètes méconnus, les larmes, les douleurs, les soupirs, sont souvent une affaire de rimes ; mais sous les rimes il y a quelquefois des larmes et des douleurs réelles. Les poètes ont accusé le siècle : le siècle ne s’est pas ému. Il a laissé les poètes rimer et pleurer et ne les a pas lus. A-t-il eu tort ? Pour répondre sûrement et pour absoudre ou le siècle ou les poètes, entrons au dépôt légal, feuilletons le Journal de la librairie, et dressons le nécrologe.

Je l’ai déjà dit, je ne m’occupe point ici des royautés littéraires, des rares élus dont chacun sait les noms, et qu’on réimprime. Je ne compte ni la tragédie, ni la comédie en vers, ni l’opéra, ni le vaudeville, qui donne, assure-t-on, dix-huit mille refrains par année, ni les traductions des poètes classiques, ni les traductions des poètes étrangers, ni les réimpressions des poètes français des trois derniers siècles ; je parle seulement des rimeurs naufragés et de leurs œuvres, qui ont paru dans l’espace de onze ans, à titre de nouveautés, poèmes, odes, stances, élégies, chansons, poésies de circonstance et de concours, volumes ou brochures ; j’additionne et voici les chiffres :

1830.  498 publications
1831.  458 
1832.  362 
1833.  411 
1834.  265 
1835.  271 
1836.  270 
1837.  349 
1838.  330 
1839.  327 
1840.  444 
1841.  398 

Et qui oserait maintenant nous accuser de prosaïsme ! Voyons le passé et comparons. Prenons par exemple l’année 1769 : c’est, dans le XVIIIe siècle, une année assez riche en nouveautés, et nous trouverons en tout, pour Paris et pour la province, quarante-huit publications de poésies diverses, y compris même la Requête des fiacres contre les cabriolets, et autres facéties qui se vendaient deux sols sur le Pont-Neuf. Quant à nous, malgré nos préoccupations égoïstes, malgré l’émeute et le choléra, les plaisirs et les douleurs de toute espèce, nous avons encore trouvé le temps de produire, en onze ans, 4,383 éditions de poésies nouvelles, plus les vers qui se sont dispersés dans la presse quotidienne et les recueils périodiques, Psychés, Sylphes, Miroirs, Albums, Courriers des Salons, Keepsakes, etc. La poésie, dans ces feuilles légères, s’est épanouie au milieu des festons, des fleurs et des illustrations, comme l’Ave Maria dans les missels du moyen-âge ; par malheur il est arrivé quelquefois que les vignettes n’avaient point été faites pour les vers, mais les vers pour les vignettes, ce qui a nui singulièrement à la spontanéité de l’inspiration.

Quatre mille trois cent quatre-vingt-trois éditions de poésies en dix ans ! c’est plus d’une nouveauté par jour. Chaque édition, je suppose, a été tirée à 300 exemplaires, et c’est bien peu, car on compte d’ordinaire, même quand on est modeste, sur une vente de 500. Voilà donc, depuis 1830, 1 million 314,900 exemplaires, ce qui donnera environ 12 millions 500,000 volumes à la fin du siècle. En vérité, il faut une grande foi dans soi-même ou un étrange amour-propre pour espérer qu’on surnagera dans ce déluge, qu’on se distinguera dans cette foule. Quinze cents noms de poètes peut-être ont été jetés au public depuis onze ans, et c’est à peine si, de mémoire, on en peut citer vingt. Hélas ! où sont les Neiges d’Antan ? Lorsqu’il se vend trente exemplaires d’un volume de poésies, c’est un succès ; le reste de l’édition meurt en feuilles et ne s’élève pas même jusqu’à la brochure. On a donné dans les salles de vente aux enchères, trente poètes pour cinq francs. Malgré cette terrible critique des chiffres, la presse n’a cessé de gémir ; l’amour-propre est toujours prodigue, et, si l’addition était possible, il serait curieux de compter la somme exorbitante que les rimeurs ont semée depuis quelques années pour éditer leurs vers, et combien d’humbles patrimoines se sont fondus en papier de coton, en vignettes et en annonces.

Voilà pour les chiffres. Essayons maintenant de dégager les idées ; indiquons les genres, les tendances, l’esprit général de ces rimes avortées, et tâchons, à l’aide d’une analyse exacte et sévère, de marcher sans nous perdre dans ce labyrinthe où se mêlent et se confondent tous les systèmes littéraires qui ont eu cours depuis un demi-siècle, toutes les rêveries maladives d’une société qui souffre, qui s’agite souvent sans but, toutes les misères d’une civilisation qui semble parfois toucher à la décadence ? La confusion est avant tout le caractère distinctif de la poésie de notre temps. Ce qui nous manque à tous dans les réalités de la vie, c’est la sûreté, la persistance des opinions, le but distinct et déterminé, la voie fidèlement suivie. Il en est de même dans les domaines de l’art et du rêve ; nous retrouvons là cette inquiétude vague qui se manifeste en toutes choses dans la société moderne, et auprès d’une certaine faiblesse, d’une certaine indécision qui énerve, d’un triste sentiment de malaise, un soulèvement d’orgueil et d’ambition qui fait que nous voulons d’un bond, sans labeur et sans lutte, nous placer au niveau des plus grands, concentrer sur nous seuls les regards de ce public que tant de soins et de noms occupent, et trouver tout à la fois dans l’art la gloire, la fortune et la puissance. La poésie ne se contente pas de ce domaine paisible, templa serena, de cet héritage modeste, mais fécond, qui suffisait à ses vœux dans les plus beaux jours, comme les champs de Tibur suffisaient à Horace. Elle a suivi la pente universelle, la pente du drame et du roman. Le roman a sillonné, creusé tout le dédale humain ; il a épuisé même l’idéal du vice, et les vers comme les romans se sont égarés dans les voies les plus diverses. Sans doute nous sommes en progrès sur le passé. La poésie de l’ame et de l’imagination s’est heureusement substituée à la poésie rationaliste du XVIIIe siècle, à la poésie terne de l’empire ; mais en agrandissant sa sphère, en abordant l’infini, elle n’a plus rencontré de bornes dans l’idéal et dans le réel. Rêveuse et positive en même temps, quelquefois mystique et matérialiste dans le même homme, elle s’est placée sur la limite indécise, pour ainsi dire, des sentimens, des opinions les plus opposés : elle a voulu enseigner, dogmatiser, réformer, intervenir à tout propos dans le monde et dans la vie. Les épidémies morales qui flottent dans l’air que nous respirons ont saisi les poètes, qui sont plus sensibles aux influences. Dans ces ames rêveuses et parfois maladives, toutes les idées exagérées ont subi une exaltation nouvelle, et cette contagion de l’esprit a gagné de proche en proche. On a méconnu, et souvent de propos délibéré, cet axiome de la sagesse antique, que le beau n’est que la splendeur du vrai et la splendeur du bien, et ceux qui descendront par hasard après nous, pour nous juger, dans ces limbes de l’art, ceux à qui nous ferons place et qui remueront nos cendres, seront effrayés de cette fécondité de la production qui forme un si étrange contraste avec la stérilité de l’œuvre, de cette fièvre de vanité qui saisit les plus humbles, ceux même qu’on oublie quand ils vivent, et ils s’étonneront que la poésie, qui de nos jours s’est élevée si haut avec les poètes dont nous sommes fiers, soit tombée si bas avec ces imitateurs sans nombre qui étaient comme des échos semés sur leur route, pour leur renvoyer des concerts.

Au milieu de l’entassement confus des volumes qui nous occupent, l’analyse individuelle et particulière est impossible ; c’est Ossa sur Pélion. Cinquante pages ne suffiraient pas à enregistrer les noms et les titres. La route est longue, il faut marcher vite, et je vais d’abord droit aux monunens. Il paraît chaque année une vingtaine de poèmes, et, dans le nombre, il s’en trouve qui n’ont pas moins de douze mille vers ; il en est même qui sont écrits dans tous les rhythmes, et où la prose et les vers se confondent. Depuis dix ans, tous les genres ont été traités, et ces élucubrations rimées appartiennent la plupart à l’école classique, dans l’acception que ce mot pouvait avoir en 1812, école fidèle aux traditions, qui n’a rien appris ni rien oublié, et dont les représentans les plus illustres siègent à l’Athénée des Arts ou à la Société philotechnique. Là fleurissent encore, dans toute leur fraîcheur, les traditions de Delille et d’Esménard ; là les hommes s’appellent toujours les humains, ou les mortels, les chevaux s’appellent toujours les coursiers. L’inévitable invocation, l’inévitable épisode, s’y déroulent au murmure solennel de l’alexandrin, et, par complément, des notes explicatives ou scientifiques ajoutent après chaque chant à l’ennui général. Il est encore, parmi les traîneurs arriérés, des esprits candides qui puisent l’inspiration aux mêmes sources que messieurs les professeurs et poètes latins de l’Oratoire ou du collège Du Plessis, et la France, dans les richesses de sa littérature contemporaine, compte, sans qu’on s’en doute, plusieurs grands poèmes sur l’immortalité de l’ame, les quatre âges et les quatre saisons, l’éducation des jeunes gens et celle des vers à soie, le jeu de billard et le whist, le jeu de tric-trac ou le jeu d’échecs, l’escrime, la chasse ou la pêche ; des poèmes sur les beaux-arts, la peinture, et même, comme appendice aux beaux-arts, un poème sur l’Art du dessinateur de fabrique. Dans la partie didactique, la stratégie a aussi fourni son contingent d’inspirations, et l’école du peloton ou la charge en douze temps ont été chantées dans la langue des dieux.

Il faut être juste cependant : sur le Parnasse classique, il y a eu aussi, par momens, de grandes témérités, et les montagnards de ce parti littéraire se sont aventurés dans des voies nouvelles ; il en est même qui ont poussé l’audace jusqu’à supprimer l’épisode, jusqu’à se permettre l’enjambement. Littérateurs honnêtes et inoffensifs, ils parlent de la guerre du romantisme avec effroi, comme on parlait au ixe siècle des invasions des Normands ; le bruit de la bataille les poursuit comme le roi Rodrigue après la défaite de Xérès, et ils pensent faire aux admirations contemporaines une large concession en reconnaissant qu’il y a dans M. Hugo des vers bien faits et des rimes très riches.

Napoléon, qui domine dans le siècle, domine aussi dans les poèmes ; il s’est transfiguré, comme Alexandre ou Charlemagne, en demi-dieu épique. Tantôt c’est une biographie complète ; l’auteur prend le héros à sa naissance, vagissant sur la prophétique tapisserie d’Ajaccio, et l’escorte jusqu’à la chaloupe du Bellérophon, jusqu’à la pierre de la vallée de Longwood. Tantôt il choisit dans cette vie éclatante quelque épisode immortel, Marengo ou Mont-Saint-Jean, les triomphes de l’Italie ou les désastres du Nord ; mais l’épopée, en chantant le grand homme, s’élève à peine jusqu’à la prose du Moniteur. Achille n’a point encore trouvé son Homère.

La métaphysique et la cosmogonie ont attiré à leurs spéculations transcendantes, et toujours dans le genre classique, quelques poètes qui voulaient, comme Lucrèce, parcourir sur les ailes de la muse les champs de l’infini. Mais Lucrèce avait raison, lorsqu’à propos des secrets physiques révélés par le philosophe d’Agrigente, il disait en beaux vers qu’il est difficile à la poésie de chanter les découvertes obscures des Grecs. Depuis le disciple d’Empédocle, la science a marché, mais la poésie, qui célèbre les mystères de la nature, n’a point marché comme la science. Le panthéisme naturaliste de l’antiquité prêtait à l’enthousiasme ; l’esprit observateur et positif des temps modernes ne prête qu’à l’expérimentation. S’il a produit de savans mémoires, jusqu’à présent il n’a inspiré que des poèmes d’une valeur fort contestable, même pour les plus indulgens ; voici un échantillon, emprunté à l’une de ces productions ignorées, la Théorie physique de l’univers. Il s’agit des marées :

Ainsi quand du reflux l’angle sphéroïdal
Se trouvera conduit dans un plan vertical,
Sous les feux du soleil une basse marée
Aura lieu sur les bords de la zone pétrée.

Un autre poème du même genre, l’Éternité du monde, offre les mêmes agrémens de style et de pensée ; ce poème a cela de curieux, qu’il nous reporte, dans le passé, à plusieurs siècles de distance. Ici nous nous inspirons de la philosophie grecque avant Socrate, et nous touchons en même temps au baron d’Holbach et à Lamettrie. « Supposer que le monde a été créé, c’est supposer l’existence de deux dieux différens ; et, si le monde est créé, Dieu lui-même a dû l’être. » Tel est le thème, la base philosophique sur laquelle repose le poème. Le sujet, on le voit, n’est guère plus poétique qu’il n’est orthodoxe. Citons encore, pour mémoire et comme spécimen : Oromaze ou le Triomphe de la lumière. Oromaze et Ahriman « sont très connus depuis long-temps. » Oromaze, principe du jour, est vaincu par Ahriman, principe des ténèbres. De là de fréquentes éclipses de soleil ; les peuples se trouvent dans un grand embarras ; ils brûlent tous les arbres pour se chauffer et faire leur cuisine. Après avoir brûlé les arbres, ils brûlent leurs meubles, et, les meubles venant à manquer, ils mangent leur dîner cru. La couleuvre, dans cette extrémité,

leur servit de pâture.
Bientôt plus de couleuvre et plus de nourriture ;

et pour dernière ressource, les peuples se mirent à se manger les uns les autres en frémissant d’horreur, etc. Ce poème est d’un éternel candidat à l’Académie, M. Paillet de Plombières.

Les poèmes héroï-comiques, grivois, burlesques, ont fait leur temps. Les poèmes badins ont donné quelques volumes, quinze environ en dix ans, qui rappellent, moins le bonheur de l’idée première, le style et l’esprit, le Lutrin et Vert-Vert. Mais en général, dans les catacombes classiques, c’est le poème historique qui domine. Nous avons d’abord, sous le titre de Pallantiade, une histoire universelle, complète comme celle du père Turcellin, puis les monographies, les âges héroïques et les temps barbares, l’Alexandréide, et plusieurs épopées sur Jeanne d’Arc. Les jours sont mauvais pour l’épopée. Nos poètes épiques font moins bien que le père Lemoine, et moins mal que Scudéry. Le père Lemoine a laissé une vingtaine de vers dont on se souvient, parce qu’ils sont vraiment beaux ; Scudéry, quelques hémistiches qu’on cite pour s’égayer. Dans les œuvres modernes que nous explorons, tout est médiocre, et de la sorte nos Homères malencontreux n’ont pas même, pour se faire lire, la triste ressource du ridicule. Il a été publié depuis onze ans, cent vingt grands poèmes descriptifs, didactiques, symboliques, historiques, dantesques, tous également remarquables par le nombre de leurs vers ; en est-il jusqu’à trois que nous puissions citer comme ayant laissé trace ?

Notons encore, dans le genre classique, les poèmes médicaux, qui ont du moins le mérite de la nouveauté. Le choléra, qui nous a tous fait pleurer et souffrir, a fait chanter les poètes et nous a valu quelques milliers de vers ; mais je ne sais rien de plus monotone que ces rimes écloses sous l’impression d’une même pensée et la contagion d’une même terreur. — D’où vient l’inexorable fléau ? Est-il tombé sur nous sous le vent du hasard ou le doigt de Dieu ? L’air est pur, les fleurs s’épanouissent. Le peuple de Paris, toujours imprévoyant, s’amuse du carnaval ; il danse au bal et boit aux barrières. C’est la vieille histoire du festin de Balthazar ; la mort vient tout à coup troubler la fête. — Suit une tirade sur l’incertitude de l’avenir, le néant de l’homme, et après l’élégie le diagnostic.

De la double paupière aux voiles chassieux
Les bords agglutinés obscurcissent les yeux :
Une poussière sèche encombre les narines.
................
Et le malade enfin, couvert de pétéchies,
Meurt les yeux convulsés et les jambes raidies.

Une autre spécialité de la science médicale a aussi inspiré, à propos d’une querelle de clinique, un poème dont le sujet s’est pudiquement voilé d’un titre quasi-mythologique, la Luciniade ; et comme si le triste catalogue des infirmités humaines devait former tout un cycle poétique, les enfans d’Apollon ont rimé des prospectus pour les consultations gratuites des enfans d’Esculape. Ainsi, c’était peu d’avoir traîné les Muses dans les ruisseaux souillés par le sang de l’émeute, il fallait encore les traîner à la Maternité, ou les atteler au carrosse des empiriques. L’auteur de la Némésis, M. Barthélemy, entre autres, n’a pas craint de se faire le poète du docteur Saint-Gervais.

Passons maintenant dans le camp des romantiques, comme on disait il y a tantôt dix ans. Ici encore nous marchons sur des ruines. Le poème romantique est ordinairement symbolique, mystique ou psychologique ; sa marche est irrégulière. Sa forme vise au lyrisme. Le poète symbolique est une espèce de sphinx, qui propose à ses lecteurs une énigme sociale, historique on religieuse, et le lecteur, qui n’a point la pénétration d’Œdipe, ferme souvent le livre avant d’avoir deviné. Le poète psychologue travaille de préférence sur les individualités souffrantes qui ont gagné au contact de Manfred quelque plaie incurable et profonde. Les évènemens sont à peu près nuls, et toute la mise en œuvre consiste dans l’analyse des passions ou des sentimens. Les poèmes en dialogues, ou poèmes-drames, ont été, dans ces derniers temps, essayés plusieurs fois ; les héros sont d’ordinaire des collatéraux de Werther et de don Juan. Ils participent de la double nature de leurs aïeux, et par nécessité d’origine, par tradition de famille, ils sont tout à la fois mystiques, blasés, rêveurs et mauvais sujets. Ils boivent l’orgie, broient les femmes, débitent de longues tirades sur les clairs de lune, et finissent ordinairement par le cloître ou le suicide. Les courtisanes, dans ces sortes de compositions, tiennent une grande place, et y apportent les allures de leur vie facile :

Jésus ! ma chevelure est toute défrisée !

s’écrient-elles dans un négligé tout-à-fait galant, lorsque les libertés du bal ont compromis leur toilette. Le lieu de la scène est ordinairement un palais de l’Italie, tombé aux mains d’un don Juan ruiné, quelque manoir des Borgia qui rappelle le quatrième acte du Roi s’amuse.

L’antiquité, la mythologie, ont eu aussi leur résurrection ; mais, comme il est difficile d’être neuf à propos de Jupiter, de l’Olympe et des Néréides, après Homère, Virgile ou Chénier, on a tenté une sorte de compromis entre les souvenirs de l’art antique et les inspirations habituelles de l’art moderne, les sentimens chrétiens et les mythes grecs, Goethe et Platon, et l’Eurotas, où se mirent les lauriers-roses, a confondu ses flots limpides avec ces flots gris du vieux Rhin, où se mirent des ponts de pierre. Dans cette course sans arrêt à travers les temps et l’espace, on est allé au-delà d’Homère et plus loin que la Grèce. La Première Babylone nous a rendu, avec les merveilles du vieux monde oriental, le miracle linguistique de la tour de Babel ; nous avons entendu les fleurs et les marbres du jardin de Sémiramis causer avec les étoiles, tantôt en syriaque, tantôt en vers alexandrins. — Ésope ne faisait parler que les bêtes ; nos poètes sont en progrès sur Ésope. Dans la Première Babylone, ce sont des pierres de taille qui font la conversation avec les astres ; ailleurs, c’est un dialogue entre des cartons et des épées ; c’est une causerie lyrique entre des arbres et le tonnerre, entre des cailloux et des sources. Tout a été mis en œuvre pour réveiller l’attention, mais en vain : de toutes les productions malencontreuses des muses contemporaines, ce sont les monumens cyclopéens qui ont croulé les premiers, et les maîtres eux-mêmes n’ont rencontré le plus souvent que la langueur et l’ennui. Était-ce la faute du public, qui n’avait pas le temps de lire, ou la faute des maîtres, qui ne se donnaient pas le temps d’achever et de polir ? Du reste, cette indifférence pour les œuvres de longue haleine, qu’on parcourt à petites journées, date de loin, et M. Limojon de Saint-Didier, poète épique, s’en plaignait déjà très vivement en 1725, dans la préface de son Clovis.

Peut-être serons-nous plus heureux, peut-être trouverons-nous l’occasion d’admirer dans ces poésies élégiaques, intimes et méditatives, dont le flot mélancolique n’a cessé de monter et de gémir depuis dix ans.

Aux époques naïves, et même en 1824, le titre d’un volume de poésie exprimait simplement le genre traité par l’auteur. C’étaient des odes, des épîtres, des poésies légères, des héroïdes, des satires. Aujourd’hui, le titre est un symbole. Rien n’est plus raffiné. Quand l’auteur a des intentions lyriques, il donne à son recueil une étiquette sonore et musicale : — Mélodies, Préludes, Nocturnes, Voix de la Lyre, Voix de la Harpe, Chants de l’Ame, Chants du Cœur, Chants du Matin, Chants de l’Aurore. Les amis attendris de la nature choisissent de préférence leurs titres dans la dendrologie ou l’Almanach du bon Jardinier. Ainsi, nous avons des Feuilles mortes, des Feuilles de Saule, des Branches d’Amandier, des Branches d’Olivier, des Églantiers. Nous avons des Palmiers et des Cyprès. Non omnes arbusta juvant. Puis les fleurs : Fleurs du Midi, Fleurs de la Provence, Fleurs des Alpes, Fleurs des Champs. Nous avons des Roses blanches, des Primevères, des Pervenches, des Lis, des Marguerites. Je cite textuellement. C’est un parterre émaillé, tout un petit jardin du Luxembourg ou des Tuileries. Après les fleurs, les oiseaux, l’ornithologie après la botanique : Fauvettes, Oiseaux de passage, Ramiers. Puis la météorologie : Gouttes de Pluie, Gouttes de Rosée, Rayons, Éclairs, Soirs d’Orage, Vapeurs, Clairs de Lune, Brises du Matin, Brises du Soir. Les rêveurs byroniens résument, dans un mot psychologique, au dos de leur volume, l’état orageux de leur ame, les amertumes de leur poésie : Deuil, Souffrances, Soupirs, Désespoirs. Nous avons encore dans ce genre le Midi de l’ame et les Poitrinaires. Il est à remarquer que ce symbolisme des titres est littéralement rajeuni de la décadence romaine. Aulu-Gelle en a donné plus d’un exemple, et de son temps on avait des Cornes d’Amalthée et des Prairies, comme nous avons aujourd’hui des Bruyères et des Corbeilles poétiques. Tous les byzantins se ressemblent.

Les préfaces ne sont pas moins curieuses. Soit que le poète écrive sa préface lui-même, ou qu’un obligeant ami l’écrive à sa demande (les amis sont plus à l’aise pour l’éloge), c’est toujours l’histoire d’Olympio se chantant à lui-même, comme on l’a dit, l’hymne de sa destinée dominatrice. Saint-Amand parlait de son génie dans l’avant-propos de Moïse. La phrase a fait école. J’ouvre en effet quelques volumes au hasard, et je lis : — « J’ai hésité long-temps à publier ces vers qui ne me semblaient que passables ; mais des gens d’un goût sûr, à qui je les ai soumis, m’ont assuré que dans le nombre il s’en trouvait de très beaux. » — « Je travaille pour les gens délicats, élégans et bien élevés. » Et ailleurs : « Les demandes du midi devront être adressées chez tel libraire, les demandes du nord et de l’étranger chez tel autre. » Ailleurs encore : « J’avais composé quelques poèmes antiques, mais je ne les publie pas. Je crains qu’on ne me reproche de rappeler trop fidèlement Homère. » Tout cela est écrit sérieusement, et toutes les préfaces, à de très rares et très louables exceptions près, sont de ce style et de cette outrecuidance. On peut les classer comme il suit : Préfaces esthétiques ; le poète développe ses théories littéraires. — Préfaces intimes ; le poète raconte comment il est devenu poète et les cataclysmes qui ont bouleversé son ame. — Préfaces élégiaques ; le poète gémit sur l’indifférence du siècle, qui n’achète pas les volumes que les fils inspirés de la Muse font imprimer à leurs frais. Ces colères des bardes contre le public, qui ne les lit pas, sont souvent, malgré leur teinte sombre, singulièrement réjouissantes. On ne veut plus de vers. Qu’importe ? le poète en fera et en publiera toujours, parce qu’il a été marqué au front, parce qu’il a une mission, parce qu’il a été baptisé dans les larmes, parce que Dieu lui a dit : Va. Son premier recueil est resté chez le libraire ; il en édite un second, et en médite un troisième, parce qu’il faut bien que le génie trouve enfin sa couronne, et c’est un crime de lèse-humanité que de briser sa lyre quand on a reçu d’en haut le pouvoir officiel d’éclairer le monde et de le consoler. Ainsi vont les vanités humaines. Chacun se fait centre, et croit que l’univers gravite autour de lui, et quand les plus inconnus passent dans la foule, qui n’a jamais entendu leurs noms, ils baissent timidement les yeux, pensant qu’on les regarde.

Outre la préface, il y a encore la lettre qui sert d’introduction auprès du public. Lorsqu’on fait, en littérature, sa veille des armes, on rime, pour demander l’accolade, une ode ou une épître aux chevaliers qui ont gagné leurs éperons. L’ode est flatteuse, car entre poètes on n’économise pas l’encens, et la réponse ne l’est pas moins, surtout lorsqu’elle s’adresse à des médiocrités candides, qu’on applaudit d’autant plus volontiers qu’elles ne font pas ombrage. Le grand-prêtre répond d’ordinaire au néophyte : « Vous êtes poète, monsieur, vous avez l’idée, vous avez la forme. Les sentiers de l’art sont rudes, je ne vous le cache pas, mais persévérez. » L’autographe sacré est reproduit en tête du volume comme un gage de succès, comme un passeport. Espérance vaine ! Le public, souvent déçu, lit, juge, et casse l’arrêt trop indulgent, se demandant, avec surprise, comment des hommes qui ont pris rang, et dont la parole fait autorité, prodiguent ainsi à tout venant un encouragement banal, qui fait croire à une vocation réelle et décide souvent de la vie d’un homme. En vérité, par respect pour l’art et par pitié pour les vanités impuissantes, on devrait au moins se montrer sincère.

Dans les recueils élégiaques et méditatifs, dont nous avons donné plus haut les titres, le génie, la gloire et les poètes ont inspiré des strophes sans nombre. L’ode au génie est adressée à M. de Lamartine ; l’ode à la gloire, à M. Hugo, qu’on appelle Victor ou mon ami. Les poésies sur le poète sont plus curieuses encore comme type des vanités littéraires. Quel est, avec Dieu, l’être souverain qui pousse les nations dans la voie du progrès ou les retient sur la pente du crime ? Le poète. Quelle est la nuée lumineuse et sombre qui nous guide dans les déserts de ce monde ? Le poète. Et qu’est-ce que le poète ? « C’est un géant, un chêne mutilé par la foudre, une avalanche, une trombe, une mélodie. » Il nage dans une mer de pleurs, et personne ne le regarde. Il se débat contre des douleurs immenses, son sein est « scellé comme une tombe, il râle à sa naissance, il se dévoue à la cause de l’humanité, et, chose étrange ! tout en se désolant pour son propre compte, il a le talent de la consoler ; mais l’humanité, qui est ingrate et qui a crucifié Jésus, l’humanité ne lui sait aucun gré de ce qu’il fait pour elle et n’achète pas son volume. Indè irae. Comme le poète ne sait que chanter, il lui arrive ce qui est arrivé à la cigale. Alors il se met à maudire la société, Paris qui n’a pas ouvert son panthéon, Paris qui paie des musiciens pour ses fêtes et qui ne paie pas le poète. Il menace de se tuer, ou bien il demande une pension. Quelquefois aussi il se ravise et sèche ses larmes en songeant que ces pleurs, qui coulent de ses yeux, « se cristallisent en diamans pour lui faire une couronne au ciel, que les grands hommes, comme les perles, se forment dans les orages, et qu’on ne trouve les aigles qu’au-dessus des abîmes ; » et, d’ailleurs, on ne sait rien des extases ineffables,

Lorsqu’on ne connaît point cette chaude insomnie,
Lorsqu’on n’a pas tremblé la fièvre du génie.

Je ne crois pas au génie, mais je crois à la fièvre, car évidemment c’est là du délire. La vie a sans doute de terribles mystères, et il y a des larmes au fond de toutes choses ; cependant, si malheureux qu’on soit, on ne passe pas ses jours à gémir : la tristesse a ses intermittences, la mélancolie même a son sourire. Mais la souffrance aiguë, qui n’est qu’un état de crise chez les grands artistes, dégénère chez leurs imitateurs maladroits en un spleen chronique et lymphatique ; heureusement l’apaisement vient vite : il faut que jeunesse se passe, et ces ineffables douleurs, qui se résolvent en ruisseaux de pleurs et en déluge de rimes, ne se rencontrent guère qu’au début.

Dans leurs accès de tristesse, on le voit, nos poètes sont fort loin de la vérité ; dans leurs amours, ils ne sont pas moins loin de la passion réelle. Le poète méconnu, quand il aime, ne se contente pas de l’amour platonique, qui serait déjà une exception ; il faut à ses défaillances toute la pureté de l’amour chrétien. J’en sais même qui se sont placés sous l’invocation de la Vierge et qui font des vœux comme les solitaires de la vallée d’Absinthe. Ces purs rêveurs, épris d’une vierge aux accens de flamme, vont se promener, avec l’objet de leurs rêves, dans les sentiers fleuris des blés, et là ils se mettent à genoux, pleurent et prient. C’est l’affinité spirituelle des époux de la primitive église. Depuis Chaulieu, Parny, Chénier, les habitudes ont bien changé, du moins en poésie, et les comparaisons ont changé comme les habitudes. Pour ces poètes sensualistes et grossiers, la femme était une rose, un lys, une violette ; aujourd’hui c’est une sensitive. C’était une jeune mortelle ou une jeune immortelle, aujourd’hui c’est un ange. Nous avons déserté l’Olympe pour le Paradis. On admirait autrefois les yeux de flamme, aujourd’hui on boit les regards soyeux. Les Dulcinées, dont ces don Quichotte de l’art ont pris les couleurs, descendent invariablement de Laure ou de Béatrice ; c’est la mystérieuse étoile que le Florentin, perdu dans les profondeurs de l’abîme, voyait luire aux parvis célestes. Comme leurs aïeux des cours d’amour, nos troubadours modernes sont d’une discrétion parfaite ; la femme qu’ils adorent, sylphide insaisissable, est passée complètement à l’état de mythe ; elle n’a plus même de nom, et les sonnets qu’on rime en son honneur portent simplement pour adresse : à elle. Il fut un temps où la poésie érotique célébrait les faveurs, les rigueurs, les infidélités de la femme aimée, enfin toutes les choses inévitables de l’amour. Tout cela, dans les volumes des Tibulles néo-chrétiens, est tout-à-fait passé de mode. L’amour terrestre est trop grossier pour qu’ils s’abaissent jusqu’à ses extases ; ils demandent si peu de chose, un soupir, une vague pensée, que les plus cruelles leur donnent toujours plus qu’ils ne demandent, et les vierges qu’ils chantent sont tellement candides, qu’elles n’oseraient se permettre à leur égard les moindres distractions de cœur. Étrange amour ! qui ignore tout à la fois les caresses, les refus, le changement, la satiété du bonheur, et qui, en dernière analyse, n’aboutit qu’à l’ennui ; car le poète, n’ayant rien à reprocher et n’exigeant que la volupté des tristesses et des pleurs, a bientôt épuisé tous les sujets de vers ou de conversation. Alors, au lieu de parler de son sentiment, il parle de sa gloire ; et, pour charmer sa maîtresse, il lui dit « ce qu’un rayon dit la nuit à une fleur, ce que le vent dit aux blés, ce que dit un insecte emporté par les eaux au courant qui l’entraîne. » Je traduis en prose, mais la traduction est fidèle.

Notons encore, en fait de poésie érotique, le genre qu’on pourrait appeler érotique-descriptif, et qui consiste à peindre des Andalouses ou des mahométanes. Les types sont peu variés : l’Andalouse est brune et jalouse, ses yeux lancent des éclairs, et elle donne des coups de poignard ; la mahométane est gardée par des spahis et fume le narguilhé. Le pinceau des maîtres avait tracé dans ce genre quelques gracieuses figures, mais Dieu sait ce que leurs imitateurs ont barbouillé en fait de sultanes et d’Espagnoles !

La poésie érotique-conjugale a aussi donné quelques pages. Tandis que d’aventureux touristes couraient les Dardanelles ou la Sierra, à la recherche de beautés nouvelles et inconnues, de bons maris, rentiers paisibles, chantaient l’amour sédentaire légitimé par l’état civil. L’élégie conjugale, on le devine, est d’un calme parfait ; elle est tranquille comme ces nuits sereines de la lune de miel, qui ne brillent qu’une fois, même pour les plus heureux ; elle est honnête comme ces égléides que Poinsinet de Sivry rimait à son adorable inhumaine. Mais il faut partout des contrastes ; les roués coudoient les maris, et nous avons aussi la poésie des roués. On retrouve là un pastiche plus ou moins fidèle des formes cavalières du XVIe siècle. Il ne s’agit plus de sensitives, mais de femmes d’opéra. On ne prie plus, on boit et on chante, et le sans-façon est même poussé si loin, que le poète dit, en trinquant avec sa belle, dont l’orgie a dénoué les tresses :

Va ! va ! laisse tomber tes cheveux dans ton verre.

Du reste, ce laisser-aller est une exception, et la poésie du cœur, comme on dit, est ordinairement d’une irréprochable moralité.

Les tendres rêveurs, qui sont si profondément, si intimement sensibles à l’infini des yeux, ne sont pas moins sensibles à l’infini des mers, à l’infini du ciel, à l’infini des lacs, à l’infini des bois, à l’infini des champs, surtout lorsque les champs sont couverts de neige. Et les champs, les bois, les astres, la mer, n’ont pas inspiré moins de quinze cents pièces, qui reproduisent invariablement les mêmes idées, le même style, sous des titres toujours pareils. Certes, c’est là un admirable spectacle ; mais plus il est sublime, plus il faut que la poésie qui le célèbre soit puissante et forte, car l’art n’est pas l’imitation de la nature, il en est l’idéalisation ; et, pour traduire dignement en langage humain le langage mystérieux des flots et des vents, il faut plus que la faculté d’admirer : il faut cet instrument sonore qui vibre dans l’ame des grands artistes. Malheureusement les artistes qui nous occupent sont en général des daguerréotypes fort embrouillés de cet infini dont ils abusent. La chute est complète, parce qu’on vise au lyrisme, au grandiose. Avec moins de prétentions peut-être, on eût rencontré, dans une veine plus humble, quelques hasards de verve et cette page heureuse qui sauve un nom. Mais, en voyant les prophètes, montés comme Élysée sur leur char de feu, s’approcher du soleil, on veut les suivre, et les ailes fondent. C’est la mythologique aventure d’Icare, le vieil apologue du papillon qui se brûle à la lumière.

Ce fleuve de la poésie rêveuse et contemplative qui a rompu toutes les digues, ce fleuve perdu sous les brouillards, et qui n’a point, comme le Guadalquivir, des paillettes d’or dans son limon, a roulé dans ses flots, de 1839 à 1841, cent vingt-sept recueils d’harmonies, de rêveries, de méditations, et de plus il a grossi ses eaux troubles de nombreux affluens catholiques et néo-chrétiens. Mystère imprévu des coups de la grace ! le mysticisme a saisi les poètes, et ils ont chanté la résurrection de la foi au moment même où le peuple traînait par les rues la vieille croix de Saint-Germain. Le peuple n’était que trop sincère dans son impiété ; les poètes étaient-ils sincères dans leurs hymnes ? En vérité, je crains d’approfondir. L’art chrétien de nos jours a donné pour son chef-d’œuvre Notre-Dame de Lorette ; le mandement épiscopal, qui ne s’inspire pas toujours de la charité, est venu disputer aux feuilletons des théâtres les colonnes des journaux. La poésie a-t-elle été plus heureusement inspirée que l’architecture ? Les alexandrins dévots des laïcs valent-ils mieux que la prose de monseigneur ? Voyons. — La poésie catholique est historique, descriptive, intime, dogmatique. Historique, elle traduit, commente ou paraphrase un récit de la Bible, un épisode de la vie du Christ, ce qui n’est point une nouveauté et n’implique pas la foi, car le genre biblique, dans le XVIIe siècle, fut aussi familier à l’école des goinfres. Descriptive, la poésie catholique s’inspire des ruines des couvens, des rosaces des églises, des processions. Ici nous retrouvons ce procédé matérialiste et facile qui s’attache exclusivement à l’écorce des objets extérieurs, et, qu’on me pardonne ce rapprochement tout profane, quelque chose de la manière de M. de Balzac. Souvent, au lieu de peindre les hommes ou d’analyser les sentimens, M. de Balzac peint les habits, les maisons, les cours ; il donne un signalement au lieu d’un portrait, un inventaire au lieu d’un tableau de genre. Le romancier, lorsqu’il nous promène dans un petit jardin bourgeois, ne nous ferait pas grace d’une laitue : le cicérone néo-chrétien, quand il nous promène dans une église, ne nous ferait pas grace d’un saint. La pensée éternelle s’efface devant la contemplation de la pierre. Le poète décrit ce qu’il voit au lieu d’exprimer ce qu’il sent, et il aspire la piété par les yeux, non par l’ame. Les gens qui prient sont invariablement comparés aux saints de pierre immobiles dans leurs niches ; les parfums de la cire qui brûle, les parfums de l’encens qui fume, les jeunes vierges qui chantent, la cloche « qui se balance dans les airs, » suffisent à défrayer une centaine de poètes, et pour chaque poète une trentaine de strophes. C’est un carillon mélancolique, qui sonne toujours le même air ; et cependant il y a là pour le talent, pour l’émotion réelle, pour ceux même qui doutent, une source puissante d’inspiration. Je n’en veux qu’une preuve, la pièce d’Hégésippe Moreau : Une Visite à Saint-Étienne-du-Mont.

Voilà pour l’église ; passons dans le cimetière. Le poète visite inévitablement l’asile des morts vers le soir, par un jour de pluie ou de vent, et aux approches de l’hiver. Il y va aussi quelquefois vers minuit, et alors il fait toujours clair de lune. Il n’est guère de recueil élégiaque qui ne renferme au moins une pièce sur le cimetière. J’ouvre au hasard deux volumes, et je lis :

Vous regardiez les cieux, et votre voix plaintive
Murmurait de saints mots d’amour et de regrets ;
Et puis, vous écoutiez d’une oreille attentive
La brise de la mort caressant les cyprès.

Ou bien :

Laissez-moi m’égarer dans la funèbre enceinte
Où la vie écoulée et la douleur éteinte,
Du malheur d’exister consolent les vivans :
À travers ces cyprès souffle un triste zéphyre ;
Il effleure en passant les cordes de ma lyre,
Cette amante des monumens.

La poésie catholique intime tient le milieu entre l’acte de contrition et l’examen de conscience. L’auteur jette d’abord sur son passé un regard pénitent et se frappe la poitrine. Il raconte ses erreurs, ses doutes, et comment

Dans ses momens de crises
Il entre pour prier dans toutes les églises,

comment il goûte le bonheur des anges en déposant son ame et ses pensées sur un autel en chêne, comment, lorsqu’il souffre, il se console en songeant que Dieu se propose de ne point le laisser long-temps sur cette terre d’exil où il fait un si triste pèlerinage, quoique poète et néo-chrétien. — Suivent quelques tirades sur la foi des vieux jours, la dépravation du siècle, les pluies de soufre qui ne peuvent manquer de brûler Paris, cette ville impure, sœur de Babylone, — le prochain baptême de l’humanité dans le sang du Calvaire, et l’avènement de la spiritualité politique. Le prône rimé est des plus édifians : on dirait que le poète a charge d’ames. Par malheur, le juste pèche sept fois le jour, et l’esprit malin qui séduisit Ève et tenta saint Antoine, prend plaisir à taquiner le poète, qui n’a pas, comme les saints de la Thébaïde, le pouvoir d’exorciser le démon : car « il a reçu du ciel une de ces ames mystiques qui fondent aux regards d’une vierge étincelante de beauté comme la cire devant le soleil ; » et, en raison de cette ame fondante, il se laisse piper par tous les beaux yeux, il se laisse prendre à tous les sourires : de là, dans son cœur néo-chrétien, un double culte, une double adoration, l’adoration du créateur et de la créature, toutes les aspirations du mysticisme et tous les soulèvemens de l’amour terrestre ; de telle sorte que, dans une même pièce, dans une même page, un même barde se signe dévotement, dit son chapelet en entendant l’Angelus, et palpite de désirs en regardant l’étoile de Vénus qui se lève à l’horizon.

La poésie dogmatique n’a point de ces hardiesses, de ces hérésies, de ces péchés mortels. Ici la Muse a rompu avec le monde. Elle n’habite plus les hauteurs du Pinde, mais les dortoirs des petits séminaires. Elle a quitté la toge grecque pour la soutane. Elle porte rabat, elle est tonsurée. C’est du catéchisme en alexandrins. Les poètes séminaristes composent leurs stances sur l’eucharistie, l’ordre, l’extrême-onction, en un mot sur tous les sacremens, excepté le mariage, ce qui me rappelle les œuvres spirituelles de M. l’abbé d’Heauville, où se lit cette strophe sur le baptême :

Pour conférer ce sacrement,
Le dispensateur du mystère
En versant l’eau dit simplement :
Je te baptise, au nom du Père,
Et du Fils, et du Saint-Esprit.
Ainsi l’ordonne Jésus-Christ.

N’oublions pas les odes sur la virginité, sur la charité, qui sont ordinairement dédiées à des évêques ou à des demoiselles de l’association du Sacré Cœur, les Vêpres et Complies lyriques, les méditations sur la mort du juste et du pécheur, et le saint temps du carême, les stations au pied de la croix, les élégies sur la destinée du prêtre. Le poète dit au prêtre : Cette terre est un navire dont la croix est le mât, et sur cette terre ou sur ce navire il y a deux sentiers ; l’un conduit au Calvaire, l’autre à la gloire, à la fortune, à l’amour ; choisissez. Le prêtre choisit le chemin du Calvaire, et le poète lui prouve qu’une couronne d’épines vaut mieux qu’une couronne de roses.

Mentionnons encore les hymnes à la Vierge, qui inspirait au moyen-âge de si poétiques élans ; c’est tout un cycle. Repliés dans la prière et morts aux affections terrestres, les mystiques, dans les jours de foi vive, reportaient sur la mère du Christ, sur la seule femme qu’il leur fût permis d’aimer avec leur mère, la passion que la règle avait refoulée dans leur cœur : ils croyaient ressentir dans leur bouche, en prononçant son nom, la suavité d’un rayon de miel. L’été, dans les jardins du couvent, ils avaient lu l’Ave Maria, écrit avec de la poussière d’or, sur les feuilles des lis. Ils avaient vu la Vierge descendre au lit de mort de leurs frères et emporter leur ame au ciel dans un pli de sa robe de lin. Témoins vivans de ses miracles, ils semaient autour d’elle les litanies et les roses, et la poésie débordait, chaste, mystique et toujours tendre jusque dans sa barbarie. Mais six cents ans nous séparent de Gautier de Coinsy et de l’abbé de Clairvaux, et il y a entre nous Luther, Rabelais, Voltaire, quatre-vingt-treize, il y a toutes les ironies, toutes les profanations. Pour retrouver les extases du XIIe siècle, avons-nous le silence de ses cloîtres ? les conférences de Notre-Dame ou de Saint-Séverin réveilleront-elles, sous leur cendre, la foi des vieux temps ? Je ne le pense pas ; et si quelque moine de Citeaux ou de Cluny soulevait sa dalle et revenait au monde, il serait, je crois, grandement surpris d’entendre chanter l’Ave Maria, avec accompagnement de piano, dans une salle de spectacle ou de concert. L’émotion n’est pas là. C’est simplement une affaire de mode ou d’école, et les aspirations mystiques du XIIe siècle, transportées dans le Paris du XIXe, me semblent un véritable anachronisme. Respectons la sainteté des ruines, et ne les dégradons pas par des restaurations maladroites. Je doute fort d’ailleurs que les quinze volumes de poésies catholiques qui se publient, terme moyen, chaque année, suffisent pour faire tomber les rayons de la grace sur le front des indifférens et des sceptiques, qui me paraissent, de nos jours, avoir la majorité.

Qui le croirait ? L’imitation des maîtres tient cependant une large place dans les poésies que nous venons de feuilleter. Les métromanes, prenant les impressions de leurs lectures pour des impressions propres, se sont métamorphosés la plupart du temps en échos plus ou moins fidèles. Écoutons. C’est M. Hugo qui chante ; il s’agit de l’Océan comparé à un lion :

Et moi je croyais voir, vers le couchant en feu,
Sur sa crinière d’or passer la main de Dieu.

L’écho répond :

Hier, comme j’allais en suivant quelque rêve,
Il se fit tout à coup un grand vent sur la grève,
Et j’ai cru voir au loin, dans le couchant en feu,
Les lions de la mer en querelle avec Dieu.

Béranger dit à sa maîtresse :

Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse,
Vous vieillirez, et je ne serai plus !

L’écho répond :

Vous vieillirez, vous qui m’êtes si chère,
Vous vieillirez, et, malgré tous nos vœux,
Le temps un jour blanchira vos cheveux
Comme en ce jour il a blanchi la terre.

On pourrait multiplier à l’infini les citations et les exemples, car chaque vers éclatant des maîtres a enfanté tout au moins une élégie ou une ode, et chacune de leurs odes a donné une couvée de petits volumes. M. de Lamartine surtout, on le sait, a les honneurs de l’imitation, et ses arrière-cousins littéraires sont de beaucoup les plus nombreux. Le servum pecus ne sait que parodier les beautés, tout en exagérant les défauts, et les grands poètes n’ont pas de critiques plus redoutables que leurs imitateurs maladroits.

Maintenant descendons des sphères infinies, entrons dans la réalité. Il s’agit de politique, de questions sociales, d’évènemens contemporains. On nous reprochera peut-être de chercher la poésie là où il n’y a guère d’espoir de la trouver. Qu’on se souvienne qu’il n’est point question de poésie, mais de rimes, que cette rapide revue n’a aucune prétention esthétique, que c’est tout simplement un inventaire après décès, et que le seul mérite d’un inventaire, c’est d’être complet.

Depuis trois siècles, les vers de circonstance ont coulé par torrens. Ce pauvre peuple qui a tant souffert, qui a tant de fois manqué de pain, qui s’est tant de fois battu pour les autres, au milieu de ses revers, de ses guerres et de ses famines, se consolait en chantant. Dans le passé monarchique, à défaut de journaux, les quatrains et les chansons avaient leur puissance. Aujourd’hui la puissance n’est plus là, et cependant la source murmure toujours, lympha fugax ; mais la strophe pindarique remplace généralement la chanson. Un évènement ordinaire défraie sept ou huit poètes ; un grand évènement, une révolution, une conquête, en défraient un nombre indéfini. L’indépendance de la Grèce, Navarin, ont donné presque autant de vers que la bulle Unigenitus. Juillet 1830 a produit, pour sa part, cent soixante-dix-huit brochures poétiques, dans tous les rhythmes, sous tous les titres : Cocardes, Drapeaux tricolores, Chants du Coq, etc. La guerre d’Alger, en 1830, avait inspiré vingt-neuf poètes, et chaque année l’Afrique en inspire encore une dizaine, terme moyen. Les uns, et c’est le plus grand nombre, chantent la gloire militaire, Constantine et Mazagran ; les autres célèbrent l’administration, la colonisation et la civilisation. Le Luxor, l’Arc-de-Triomphe, le Musée de Versailles, les statues nouvelles, les frontons des monumens, ont eu aussi leur couronne poétique, et plus d’un poète, sans doute, s’est dit en relisant sa pièce : Et moi aussi, exegi monumentum. Dans ce pêle-mêle, chaque chose a son tour, les évènemens qui appartiennent à l’histoire, les accidens qui amusent quelques jours, les grands hommes qui vont au Panthéon, les grands coupables qui vont à la cour d’assises. Qu’on célèbre, même en mauvais vers, les hommes qui honorent le pays, on ne peut qu’applaudir ; nous oublions si vite les morts ! mais qu’on fasse à des noms souillés et flétris les honneurs de la strophe ou de l’alexandrin, qu’on leur décerne l’ovation du drame, du roman ou de l’épître, après l’éclat de la cour d’assises et les rumeurs des journaux, cela ne peut s’excuser : c’est déjà trop de la complainte. Les empoisonneurs, les assassins, ne sont pas du ressort des poètes : ils appartiennent à la chiourme et au bourreau ; l’échafaud pour les scélérats est encore un piédestal, et la célébrité peut tenter d’une manière fatale les misérables qui n’ont plus que l’orgueil du vice ou du crime.

Plus heureux que les rois qui règnent, Napoléon dans sa tombe a gardé des courtisans fidèles. Leur muse se souvient du maître qui est mort, et chaque année cette muse dépose sur le sarcophage de César sept ou huit brochures poétiques. On a même refait le Cinq Mai après Béranger, et sous le même titre. Le retour du prisonnier de Sainte-Hélène a été l’occasion de soixante-dix-huit publications rimées. Waterloo a aussi tous les ans son hymne funèbre. C’est bien, car il faut rester fidèle au deuil de la patrie, et pleurer les désastres en attendant qu’on les venge. Mais, pour chanter dignement les douleurs d’un grand peuple, il faut plus que l’amour du pays et la haine bien légitime de l’étranger, n’en déplaise aux humanitaires. Et n’est-ce pas oublier le respect qu’on doit à ceux qui sont tombés dans cette noble défaite que de publier sérieusement de pareils vers :

Tous les postes sont enlevés,
Et Wellington se désespère ;
Mais, pour soutenir son derrière,
Mille escadrons sont arrivés.

La poésie politique a reflété fidèlement toutes les exagérations, toute la mobilité des passions contemporaines. Elle procède en général de M. Barbier et de M. Barthélemy. Dès 1830, nous savions, par l’auteur de Némésis, que, si Dieu protège la France, ce sont les bardes qui la sauvent :

Quand la société s’écroule, les poètes,
Pour avertir le monde, ont des muses secrètes.

Des poètes qui sauvent les sociétés ! Il y avait là de quoi éveiller bien des ambitions ; aussi les poètes se sont-ils empressés d’intervenir activement dans toutes les affaires du pays. Chacun a dit son mot, donné son conseil, exhalé sa colère. En 1830, les muses ne savent qu’un seul cri : Vive le roi ! vive la charte ! Un an s’est à peine écoulé, elles crient : Vive la république ! Les journées de juin arrivent, elles se coiffent du bonnet rouge, saisissent la pique, et appellent la vengeance au moment même où l’on vient d’enterrer les morts. Jusque vers 1836, l’opposition se continue ainsi avec une violence singulière. On adresse au chef de l’état des paraphrases de la Carmagnole, sous un titre rajeuni de Lagrange-Chancel. On menace sans périphrases les ministres de la potence. Changez de ligne politique, leur dit-on, ou quittez vos portefeuilles, car

La fureur populaire
Redressera pour vous l’arbre patibulaire.

Les sociétés secrètes elles-mêmes lancent leur manifeste rimé. Elles chantent Fieschi, en empruntant, pour l’apologie du meurtre, d’effrayantes épigraphes aux théories d’Alibaud ; elles promettent, dans un avenir prochain, une place au régicide sous les dalles du Panthéon, et, pour couronner l’œuvre, elles remercient Dieu, avec une singulière effusion de sensiblerie humanitaire, d’avoir donné au peuple la guillotine et le poignard pour se venger de ses rois.

Les modérés, car toutes les opinions ont leurs représentans au Parnasse, les modérés, en attaquant les sans-culottes et les pamphlets montagnards, ont souvent aussi pour leur part franchi toutes les barrières, et se sont montrés parfois furieux de modération. Aux vers des communistes, quelques poètes juste-milieu ont répondu, comme on disait au XVIe siècle, « dans le langage des harengères du pont Notre-Dame. » La déesse au bonnet phrygien n’a plus été pour eux que :

L’infame concubine
De Marat, de Collot d’Herbois.

Et, pour sauver l’état, ils se sont crus obligés de protester contre la majesté des décrotteurs que le peuple aviné du lundi veut, à ce qu’ils assurent, élever sur le pavois.

Nous sommes loin, on le voit, des beaux jours de la monarchie, du culte du grand roi, de l’urbanité du grand siècle, de ces jours où Racine mourait de l’indifférence de Louis XIV, où les poètes, pour être immortels, chantaient l’heureuse convalescence de sa majesté, son heureux hymen, l’heureuse délivrance de la reine et l’allaitement du dauphin. Les royautés littéraires seules ont gardé des courtisans qui les chantent. Cependant la poésie officielle, la poésie de cour, celle qui célébrait les baptêmes royaux pour avoir part aux dragées, s’est continuée çà et là, modestement et à petit bruit. En 1841, le gouvernement et les principes dynastiques ont même eu la majorité sur le Parnasse. Ils ont compté quinze voix, et l’opposition dix seulement.

Je ne parle pas de la poésie légitimiste ; elle avait gardé, après juillet 1830, un silence absolu, et, depuis, elle paraît s’être concentrée tout entière dans un cercle presque intime, ce qui tendrait à prouver que les courtisans sincères du malheur sont aussi rares dans le camp de la fidélité que dans les autres camps politiques.

Les poètes, pour la plupart, voulaient la guerre et les frontières du Rhin, ils voulaient prendre la Belgique et secourir la Pologne, et ils sont intervenus, par la plume, chez tous les peuples qui se sont trompés en comptant sur nous pour conquérir l’indépendance : ce besoin de mouvement, d’action, de coups de fusil, ces joies de la guerre forment un singulier contraste avec les habitudes de cette autre population poétique que nous avons vue tout à l’heure s’endormir, au clair de lune, dans les molles rêveries. Tandis que l’humanitaire donne le baiser de paix à l’Anglais, notre vieil ennemi, le républicain chante la guerre civile et les Thermopyles de nos carrefours. On célèbre dans la même strophe Henri V et les barricades, la couronne et le pavé qui la brise ; et, quand on relit à distance tous ces vers imprégnés des passions du jour, on est affligé de voir avec quelle rapidité les idées les plus exaltées, les plus fausses, s’allument et se propagent, combien peu de gens savent se préserver des exagérations, et rester en dix ans fidèles à eux-mêmes et au sens commun.

Comme appendice à la poésie politique, nous rencontrons la poésie administrative, qui comprend, entre autres, des épîtres sur le monopole universitaire, des satires sur la réforme des prisons, sur les contributions directes et indirectes, plusieurs philippiques sur l’administration des postes, adressées à M. le directeur N……, conseiller d’état ; puis la poésie de la garde nationale, qui constitue un genre tout-à-fait neuf, un genre inoffensif, à l’égard duquel on aurait tort de se montrer sévère, car il n’aspire pas à changer la face du monde et n’ambitionne pas la gloire. Le soldat citoyen se trouve heureux quand il a chanté l’élection de son capitaine, la remise de son drapeau. L’ode pour ce paisible Tyrtée se borne au toast civique, et il charme les langueurs de la paix en composant l’école lyrique du peloton.

N’oublions pas la poésie utilitaire, la poésie sociétaire et la poésie humanitaire. La poésie utilitaire est industrielle ou agricole ; agricole, elle chante les comices départementaux et la betterave, la betterave, que les poètes méconnus traînent aux gémonies, parce qu’elle détourne l’attention du siècle, et qu’on s’occupe de sucre au lieu de s’occuper de vers. Industrielle, elle célèbre le charbon de terre, elle rime des épîtres sur les causes de l’anéantissement du commerce, sur la misère des garçons tailleurs, des harmonies sur les ponts-et chaussées, dédiées à des ingénieurs civils ; des odes sur l’éclairage au gaz : le gaz est un symbole. Mais c’est surtout pour la vapeur qu’elle garde toutes ses admirations et toute sa verve. Les poètes qui chantent les locomotives et les wagons montent leur luth au diapason du lyrisme. Un commerçant prend le chemin de fer, et ce commerçant, dit le poète,

Ravi, dans une heureuse extase,
Dans ce Mercure a vu son bienfaisant Pégase.

Ce Pégase, c’est la locomotive,

Monstre volé par l’homme à monsieur Lucifer
Pour le service actif de nos chemins de fer.

Après la locomotive, c’est le débarcadère, le point stationnal, et, comme pour le gaz, on dégage le symbole : la vapeur, c’est l’humanité !

La poésie sociétaire on phalanstérienne offre, sous le rapport du style ou de l’idée, les mêmes agrémens, la même délicatesse. Je conçois du reste l’empressement des bardes à travailler à la révolution harmonienne du globe. Plus que personne ils y trouveront gloire et surtout profit. On sait, en effet, que du moment où le globe sera organisé en six cent mille phalanges, la série littéraire de chaque phalange dressera chaque année un tableau des compositions et nouveautés d’art. Chaque production sera jugée dans chaque phalange, et si l’ouvrage est vraiment beau, on votera une petite gratification pour l’auteur. Si Virgile, Racine et Lebrun avaient vécu du temps des phalanstères, chaque phalange eût voté trois francs à Virgile, un franc à Racine et dix centimes à Lebrun, pour ses odes, ce qui eût fait 1,800,000 francs pour Virgile, 600,000 francs pour Racine et 30,000 francs pour Lebrun. De plus, on leur eût donné la décoration triomphale, en les déclarant magnats du globe. On conçoit, d’après cela, que les poètes qui, dans la civilisation, ont tant de peine à trouver un libraire, se rallient à un système qui leur fait un si beau traitement et un si bel avenir ; et il en est en effet qui s’y sont ralliés avec candeur, avec enthousiasme. Nous qui n’aspirons pas à nous grouper, à devenir magnats du globe, pauvres bourgeois qui nous contentons de ce monde tel que Dieu l’a fait, que sommes-nous ? des avares, des égoïstes, des envieux, parce que nous ne comprenons pas l’harmonie. Nous souffrons, nous sommes malades, moroses, et nous croyons sottement que les souffrances morales et les infirmités physiques sont éternelles et inévitables, et qu’il y a là une énigme dont Dieu seul sait le mot. Folle erreur ! Groupons-nous, et nous nous porterons bien ; groupons-nous, et nous vivrons en paix, attendu sans doute que plus les assemblées sont nombreuses, moins les avis sont partagés. Or, le poète, qui devance l’avenir, voit tous les hommes groupés. Il n’y a plus de villes. Paris a déménagé tout entier. C’est l’âge d’or. « La dette de l’Angleterre est payée en six mois avec le produit des œufs du globe, et les phalanstères font chaque année 50 millions d’économie sur les allumettes. » Le baromètre est toujours au beau fixe. Les blés sont superbes, et on les coupe, non plus au son du chalumeau comme dans la pastorale classique, mais au bruit d’un orchestre complet qui joue les airs les plus variés. Telle est la nouvelle édition du globe, revue et corrigée, que préparent les poètes sociétaires.

Dans le phalanstère,
On fait bonne chère.

Car nous sommes dans l’âge de la guerre gastrosophique, et des expéditions de six cent mille combattans et de deux cents systèmes de petits pâtés vont de temps en temps prendre position sur l’Euphrate, et ouvrir des jeux olympiques pour la confection des vol-au-vent à sauce.

Dans le phalanstère, il n’y a que d’honnêtes gens. Les femmes y sont émancipées, et elles y trouvent l’amour libre et fort. La poésie phalanstérienne se complète par des appréciations des systèmes d’Owen, de Malthus et de Saint-Simon, et par des odes à Fourier, qui est comparé sans façon à Socrate et à Jésus-Christ.

Ainsi, dans l’école fouriériste, les vers sont l’écho fidèle des théories dogmatiques ; ils en reproduisent toutes les hallucinations ; Dieu lui-même est devenu phalanstérien. Il s’amende, il se réforme, car il commence à reconnaître qu’il s’est trompé dans le gouvernement du monde ; les livres de Charles Fourier l’ont éclairé, et il modifie les décrets de sa sagesse pour faire de la mécanique sociétaire. Ce Dieu, qui s’était amusé sans doute jusqu’ici à mystifier sa faible créature, ne commande plus le devoir, mais le plaisir. Le précepte austère de la philosophie antique : souffre et abstiens-toi ; le précepte consolant du christianisme : souffre et espère ; ne sont que des maximes ridicules, acceptables dans un monde enfant. La vie n’est plus une épreuve, mais une question de plaisir, et il suffit à l’homme, pour gagner sa couronne, de travailler à l’éclosion de ses passions. On le voit, dans de pareilles théories, auprès du ridicule, il y a aussi le danger sérieux. Elles n’attaquent pas seulement le bon sens, mais la morale, en substituant au sentiment du devoir et de la résignation l’instinct exclusif du bien-être matériel, de toutes les jouissances ; et cependant des hommes sincères, des hommes d’une grande droiture de cœur, se sont laissé prendre à ces rêves, comme si, de notre temps, les idées les plus fausses avaient toujours chance de trouver des dupes.

Entre les utopistes et les hérétiques, entre Fourier et l’abbé Châtel, nous rencontrons les messies, les saint-simoniens. La poésie saint-simonienne a laissé peu de chose, et les cardinaux bleus du pape de Montrouge n’ont guère chanté que le père, les femmes libres, et la ville nouvelle, cette ville intéressante, avec ses temples du sexe féminin, cette ville qui était l’époux du temple et le temple qui était l’épouse de la ville. L’église française n’a pas été plus féconde, heureusement. Elle n’a produit que des traductions, ou, pour mieux dire, des parodies du Dies irae, du De Profundis et des Psaumes, et quelques prières qui se chantaient, avec accompagnement de violon, dans des magasins de nouveautés transformés en cathédrales.

Sous la bannière des utopistes, mais à distance, marchent les poètes humanitaires. L’humanitaire compose toujours une préface sur le progrès et la loi du développement ; il y parle souvent de Vico, et dédie son volume à M. de Lamartine, qui a le monopole des dédicaces progressives. Plus raisonnable que le phalanstérien, l’humanitaire ne refait pas l’homme et le monde d’un seul bloc, d’un coup de ciseau et en un seul jour ; il laisse au temps et à Dieu le soin du perfectionnement. L’avenir ! tout est là. L’avenir est en effet la seule préoccupation du poète. Les jours sont mauvais, le genre humain monte son Calvaire ; mais patience ! aujourd’hui le crucifiement, demain la transfiguration ; aujourd’hui la guerre, demain la paix universelle ! Au lieu de se tirer des coups de canon et de se donner des coups de sabre, les peuples arracheront les poteaux des frontières, feront ensemble de la philosophie,

Et mangeront le pain de la fraternité.

Toutes ces belles choses se réaliseront très prochainement, car nous sommes dans l’ère du cataclysme, et la rénovation ne peut être loin. On devine, sans qu’il soit besoin de le dire, que le poète, dans cette rénovation, a toujours les grands rôles. Un symbole immense est caché dans ses vers ; les phases de sa vie individuelle, de sa vie à lui, qu’il a chantées, sont l’expression fidèle des phases successives de la vie du genre humain ; il reflète la création, et, comme on eût dit au moyen-âge, il est passé à l’état de microcosme. De plus il est prophète, il a pour mission de diriger le char du progrès :

Ce char majestueux qui, dans sa course immense,
Guidé par le poète, a pour essieu la France.

Près du sociétaire et de l’humanitaire, nous rencontrons encore le poète social, le poète prolétaire, le poète ouvrier. C’est là une catégorie à part et d’un nom tout nouveau, qui offre deux classes entièrement distinctes : d’un côté, les descendans directs du grand poète anglais Sheffield, le laboureur du Yorckshire, les collatéraux de maître Adam, de d’Aubasse, le maître peignier de Moissac, les poètes d’instinct, les artisans qui trouvent dans les habitudes d’une vie austère, mais qui suffit à leur ambition, une source d’inspirations originales et personnelles ; de l’autre, les prolétaires qui publient des poésies sociales. Jasmin, Magu, Beuzeville en quelques pages, se rattachent directement à la première classe par une veine naïve, qui a de la grace et du charme. Durand, le menuisier de Fontainebleau, et le boulanger de Nîmes, Reboul, s’y rattachent également, mais avec une nuance moins personnelle, avec plus d’étude et de culture, et une certaine couleur académique et endimanchée. Si la muse les trahit parfois, il faut du moins leur rendre cette justice, que les sentimens qu’ils expriment sont ordinairement vrais, toujours honnêtes, souvent nobles, et qu’ils honorent par la résignation, qui est la dignité du pauvre, l’humble profession qui les fait vivre, et l’art qui les console. Mais en est-il de même de l’autre classe des poètes ouvriers ? Non certes, et je le dis à regret. On a déclamé avec tant d’aigreur contre tout ce qui existe, qu’il s’est développé, surtout dans les classes peu favorisées, une impatience singulière de l’ordre établi. Sans doute, dans notre civilisation, il y a de grandes misères et des douleurs poignantes ; mais ces misères, ces douleurs, sont-elles le résultat exclusif de telle ou telle forme de gouvernement ? Les souffrances du pauvre sont-elles la conséquence directe et immédiate des jouissances du riche ? Je ne le pense pas ; cependant qu’on lise les Poésies sociales des prolétaires, on y trouvera avant toutes choses, et avant la poésie, une haine pour ainsi dire implacable contre tous ceux qui possèdent. Que voit-on chez les riches ?

Mensonge, oisiveté,
Discorde, orgueil, égoïsme et bassesse.

Le riche se prélasse, il insulte aux lambeaux du pauvre, il boit sa sueur, il le raille. Il fait manger du grès et du sable à l’homme du chaume et à l’homme du grenier. Il séduit sa femme, sa sœur et sa fille. Chez le prolétaire, chez l’homme du chaume et du grenier, c’est tout le contraire ; il n’y a que vertu, désintéressement, bonnes mœurs et charité ; toutes les filles sont sages et candides. Eh bien ! soyons justes, n’accusons et ne défendons personne par esprit de système. Ce tableau n’est-il point également chargé d’un côté comme de l’autre ? La vertu est-elle incompatible avec la propriété ? Est-on fatalement malhonnête homme parce qu’on a des rentes, du loisir ? Il y a, je le sais, des ames égoïstes et dures qui calomnient les pauvres pour se dispenser de les plaindre, et surtout de les secourir ; mais heureusement c’est l’exception, et il est aussi injuste, aussi faux, de la part du prolétaire, de prétendre qu’on ne peut être riche et compatissant, qu’il serait odieux, de la part du riche, d’affirmer qu’on ne peut être honnête, loyal, sévère dans sa conduite, dévoué aux affections de la famille, lorsqu’on travaille et qu’on gagne trois francs par jour. La vertu, j’en conviens, est plus difficile alors, mais elle n’est que plus méritoire, et, dans les conditions même les plus dures, elle n’est pas rare. Évitons donc les exagérations de toute nature, évitons surtout la haine et l’envie, car l’art ne s’inspire pas des sentimens mauvais : n’usons pas nos forces à poursuivre un idéal d’égalité, un idéal de bien-être qui ne sera jamais de ce monde ; si nous nous croyons, le plus souvent bien à tort, une mission poétique, cherchons du moins la poésie là où il y a chance de la rencontrer ; et je doute qu’on la rencontre, même en la cherchant longtemps, dans les filatures et les ateliers des tailleurs de pierre, au bruit des rouets et au grincement des scies. Tous ces vers professionnels ressemblent un peu trop à ces diz du moyen-âge, diz des merciers, diz des bouchers, diz des vinaigriers, etc., qui n’ont rien à démêler avec l’art. Seulement les vinaigriers du moyen-âge n’étaient point socialistes, et, dans leur vieux bon sens gaulois, ils avaient certes bien raison ; ils se contentaient de vendre leur vinaigre, croyant sagement qu’il n’est pas permis à l’homme de blasphémer, parce que le voisin est plus riche que lui ; ils ne rimaient pas, parce qu’à ce métier on perd le prix de sa journée. Ils ne criaient pas tout à la fois contre le besoin et le travail, parce qu’ils savaient que le travail est le remède du besoin. Si toutes ces plaintes, toutes ces accusations des poètes prolétaires, étaient au moins étayées par un talent vrai, original, on leur reconnaîtrait quelque droit de se plaindre de leur obscurité ; mais, soumis la plupart aux influences corrosives de la vie parisienne, les poètes ouvriers ont généralement perdu l’originalité que pouvait leur donner l’isolement de leur condition. Ils se sont absorbés, effacés dans la civilisation commune ; on sent par malheur, en les lisant, que les sociétés secrètes ont passé là, et que la nature primitive, l’instinct, se sont altérés au contact de la grande ville. Les prolétaires se plaignent d’avoir du génie et de ne pas avoir de fortune. Mais Cervantes était soldat, Corneille était prolétaire aussi ; Vondel, le Shakespeare de la Hollande, vivait du modeste produit d’un commerce de bas. Et Cervantes, Corneille, Vondel, n’accusaient pas Dieu et les hommes. Ces tendances, du reste, ne se renferment pas seulement dans la poésie ; elles ont depuis longtemps envahi le théâtre. Pour se faire applaudir sur le boulevart, il suffit d’emprunter un personnage aux classes élevées ou aux classes moyennes, de le travestir en séducteur, en lâche, de le faire souffleter par un ouvrier dont il a séduit la sœur, car l’ouvrier, dans le drame du boulevart, a toujours une sœur modeste et vertueuse qui a été séduite par un homme bien élevé. Prenons garde ; il y a dans tout cela des symptômes qui ont bien leurs dangers.

À ces colères, à ces imprécations, à ces prophéties des réformateurs, des apôtres, des socialistes et des sociétaires, je préfère, sous le rapport du bon sens et non de la poésie (le niveau est le même), les classiques colères de la satire. La satire ne s’attaque pas au fond de la nature humaine ; elle gratte simplement l’écorce et s’en prend surtout aux ridicules. Vers 1830, dans les dernières campagnes de la guerre du romantisme, elle gardait pour la littérature toute sa passion et toute son ironie. Quand les guelfes et les gibelins se disputaient la république, elle était exclusivement guelfe ou gibeline ; aujourd’hui, elle est morale. Lorsque le siècle est assigné à comparaître à sa barre, elle lui reproche, et elle a raison, l’égoïsme et l’amour de l’or,

Car cet amour de l’or est notre mal cuisant,
Et c’est le seul amour que l’on ait à présent.

Quand la satire parle aux femmes, elle leur dit : Vous n’êtes que des poupées écloses en serre chaude ; vous faites des vers au lieu de faire votre ménage, vous allez vous promener à cheval, vous fumez des cigarres, et la pudeur, qu’en avez-vous fait ? Elle dit aux citoyens, électeurs, éligibles, députés et administrateurs : Vous déchirez les entrailles de la patrie, vous prodiguez les croix d’honneur à des gens qui ont mérité la police correctionnelle, vous enseignez la débauche au peuple ; elle dit aux auteurs des romans feuilletons : Malheureux ! vous ressemblez à Satan (l’analyse est exacte) ; pour mieux séduire, vous avez gardé après votre chute quelques traits de votre beauté première, vous divulguez les secrets avec lesquels le serpent a séduit la femme, vous détruisez l’œuvre de rédemption, et, dans mille ans, vous soufflerez encore le poison aux enfans de nos enfans. Dans mille ans ! quelle hyperbole ; il s’agit des romans-feuilletons ! — Les querelles des corps savans, des Vadius et des Trissotin, ont été plus d’une fois une occasion de rimes pour les muses à l’affût des petits scandales soulevés dans les académies, comme autrefois dans les cloîtres, par de petites passions, de petites intrigues, de petites haines ; les chanoines se battent encore et se battront toujours pour les prébendes. La docte faculté que raillait Molière a vu plus d’une fois la paix de ses amphithéâtres troublée par ces guerres intestines ; et, au bruit du combat, Némésis a refait des nœuds au vieux fouet de Juvénal. Impuissante colère ! sur quelques ridicules qu’elle frappe, qu’elle soit littéraire ou médicale, la satire a fait son temps ; et, pour qu’elle occupe encore le public, il faut qu’elle ait avec la poésie, comme les Iambes ou Némésis, l’à-propos, la colère, l’injustice même des passions du moment.

La chanson, qu’un grand poète a faite plus grande que l’ode ; la chanson, aussi vieille que la monarchie, est restée fidèle à son passé. Les Francs, dont les fils ont créé le vaudeville, chantaient, il y a tantôt mille ans, en couplets tudesques, les victoires de Louis III. Saint Bernard, avant de se faire saint, chantait l’amour ; Abeilard, quoique philosophe et moine, chantait Héloïse ; au XVIIIe siècle, les abbés chantaient les boudoirs. Le vin, la gloire et les belles, et, par occasion, les gouvernans quand les impôts sont trop lourds, quand les généraux se font battre, telle est l’éternelle devise de la chanson française, et chaque année voit paraître, pour les amis du vin, le Chansonnier du Caveau ; pour les amis des belles, les Chansonniers des Graces et les Nautonniers de Cythère ; pour les amis de la gloire, le Chansonnier Français. Le public chantant, qui n’est pas le public littéraire, accueille toujours le chansonnier comme les almanachs, ses vieux amis, avec bienveillance.

Étrange mystère que les sympathies du public ! Ce qui se lit, se réimprime et se vend toujours, qui le croirait ? ce n’est pas ce qu’il y a de plus beau, de plus puissant, de plus durable. Cherchons par exemple dans le Journal de la librairie quels sont les poètes qui ont eu constamment et chaque année, depuis dix ans, les honneurs de l’édition nouvelle : le Mérite des Femmes, la Henriade, la Religion de Racine fils, et les Œuvres d’Alexis Piron. Il y a pour ces volumes un peuple de lecteurs qui ne fait jamais défaut. Puis d’autres livres, comme les fleurs et les rubans, ont leur mode et leur saison ; en littérature ainsi qu’en politique, la roche Tarpéïenne est près du Capitole. Nous dédaignons ce qu’on admirait en 1810, et ceux qui nous suivront bientôt afficheront peut-être une pitié superbe pour nos admirations. Tout change ; l’idée se transforme et la langue mue, et ce n’est pas seulement la langue et le goût qui changent : c’est le cadre même de l’idée. La poétique, comme les gouvernemens, a ses révolutions, et chaque chose règne à son tour. Hier, c’était le fabliau, le tenson, les sirventes, puis le rondeau, le triolet, la ballade, le chant royal, le tombeau, l’idylle, le sonnet, qui mourra pour revivre ; aujourd’hui, c’est l’épigramme, le quatrain, le madrigal, les étrennes, les héroïdes, le bouquet ; c’est le poème épique, le poème allégorique, le poème didactique, le poème humanitaire ; c’est le drame grec, le drame espagnol, le drame anglais, le drame allemand. Demain, ce sera l’acrostiche, le logogriphe même, puis la romance, et, dans quelques jours, l’harmonie et la méditation. Qui sait le secret de ces mystères ? pourquoi le vent de l’inspiration qui soufflait hier du midi souffle-t-il aujourd’hui du nord ? pourquoi aimions-nous à rire, et pourquoi aimons-nous à pleurer ? pourquoi l’esprit n’est-il plus de mode ? Singulier contraste ! Quand une époque est agitée, sanglante, sa littérature est calme et tourne à l’idylle. À part la Jeune Captive et quelques iambes, qui devinerait la terreur dans les vers de Chénier ? qui devinerait dans la poésie de l’empire les conquêtes, le bruit des batailles, le deuil de la guerre qui fait pleurer les mères ? En traversant l’Europe au pas de course, nos pères ne prennent à l’ennemi que ses drapeaux et ses canons ; Austerlitz fait oublier Goethe et Schiller. Et quand la paix est signée, quand nous sommes vaincus, nous recommençons la croisade, et nous partons pour la frontière afin de conquérir des idées. Pendant les années tranquilles de la restauration, les guerres littéraires ont toute l’ardeur des guerres civiles. 1830 arrive ; le bruit du combat se perd dans des bruits plus sérieux, et l’apaisement commence en littérature au moment même où la politique va entrer dans une ère plus troublée. — Les mœurs littéraires ont subi, comme tout le reste, une transformation. Le poète n’est plus un être à part. Ce n’est plus le fou de monseigneur qu’on invite à dîner pour qu’il amuse, l’original cynique qui, à défaut d’un talent réel, spécule sur un vice pour se faire une réputation. Sauf quelques grammes de plus dans cette dose de vanité que nous avons tous, sauf les faux-airs de Christ ou de don Juan, il ressemble à peu près à tout le monde. Quand il n’est pas rentier, il est chef de bureau, quelquefois sous-préfet, professeur, etc. Il n’affecte aucun mépris pour l’argent, bien au contraire ; et quand la première ébullition de la jeunesse est passée, quand il ne va plus au bal pour pleurer, pour ramasser les bouquets de la vierge que ses rêves poursuivent à travers l’idéal, il y va pour chercher une femme, et souvent il trouve une dot. Nous n’avons plus ces querelles de cuistres qui ont affligé si long-temps la littérature. Au lieu de s’attaquer, on se loue, quand on ne se fait pas obstacle. Les grands poètes, comme les rois, ont leurs grands levers, et les plébéiens eux-mêmes, les prolétaires de la pensée, sont admis au château, et ils ont tabouret à la cour. S’en aime-t-on davantage ? Je n’oserais l’affirmer. Après tout, je préfère les gens qui se donnent la main et s’applaudissent à ceux qui s’insultent et qui se déchirent. Sous quelques rapports donc nous sommes en progrès ; mais sommes-nous en progrès de désintéressement ? Si le poète aujourd’hui ne va plus tendre la main à la porte de Turcaret, ne serait-ce point par hasard que Turcaret a depuis long-temps fermé sa porte ? Les nobles fils de la Muse sont-ils toujours disposés à sacrifier les jouissances de la vie matérielle aux jouissances de l’esprit ? Les éditeurs, quand ils en trouvent, n’ont-ils pas trop souvent à se plaindre de leur prosaïsme ? Enfin, gardent-ils toujours le respect de l’art et d’eux-mêmes ? Ce ne sont là que des doutes que j’émets timidement, et, pour l’honneur de la littérature, je souhaite de me tromper.

Les poésies dont nous venons d’exprimer le suc ont été, pour les trois quarts au moins, rêvées, écrites, publiées à Paris ; mais tous les poètes qui s’y font imprimer n’y ont pas leur domicile réel. Les uns, véritables oiseaux de passage, y paraissent chaque année comme les hirondelles. Ils cherchent d’abord un éditeur qui les paie, puis ils paient un éditeur qui les imprime, et, quand ils ont assisté aux funérailles de leur gloire et de leur volume, ils se souviennent de la lointaine Argos et retournent au pays. Ceux-là du moins ont une teinte, un vernis de la mode ; les autres chantent dans le nid où ils sont éclos, mais on reconnaît vite, à leur tournure départementale, ces muses casanières qui n’ont point quitté le chef-lieu. En province, il en est de la littérature comme des habits ; tantôt on garde, avec le respect de la tradition, avec la mémoire vénérée des aïeux, les vieux meubles et les vieilles idées, tantôt on prend les modes nouvelles pour les exagérer. De là deux classes distinctes, et bien plus distinctes qu’à Paris : les traîneurs et les sentinelles perdues. Sur le Parnasse provincial, Dorat a encore une école : tous les dieux des vers antiques, les Graces décentes, les Nymphes demi-nues, les Amours roses et frisés, avec leurs arcs et leurs flèches, les Hymens avec leurs flambeaux, les Parques avec leurs ciseaux, les zéphyrs légers, en déménageant de l’Olympe, sont partis pour les départemens. Là, Cérès est toujours la déesse des guérets, Bacchus le dieu joufflu de la treille, et le célèbre Apollon le dieu du jour. Esculape a toujours son démiurge dans le chirurgien du canton. Chloris, Iris, Philis, les beautés pseudonymes, y sont encore chantées, comme aux temps des robes à ramages. La jeune Églé y règne toujours :

Charmante Églé pour qui mon cœur soupire,
Espiègle Amour qui me fais soupirer,
Venez tous deux accroître mon délire,
Toi, jeune Amour, par un sourire,
Toi, jeune Églé, par un baiser.

Rien n’est plus innocent, plus inoffensif ; c’est la poésie du coin du feu dans sa naïveté bourgeoise, mais ce coin du feu n’a pas d’étincelles. Attaché comme le lierre aux vieux murs de la maison héréditaire, le poète provincial n’a jamais rêvé les grands horizons, et dans cette vie calme où toutes les heures se ressemblent, dans cette vie plus heureuse peut-être, il chante comme le grillon dans la cheminée. Les pantoufles offertes par la fille du maire à la loterie des pauvres, l’envoi d’un flacon de marasquin, suffisent à l’inspiration du troubadour. Il adresse à M. le procureur du roi, qui est le premier dans Rome, des odes sur la peine de mort ; il adresse des consolations aux dames stériles, des consolations aux dames divorcées, et il plaisante sur le bonheur des veuves. La querelle des yeux noirs et des yeux bleus tant de fois débattue au fond des bosquets de Cythère se ranimait encore, il y a trois ans, entre les poètes de Saint-Quentin. Il faut dire cependant qu’en amour, le provincial est beaucoup plus positif, plus volage que les Tibulles chrétiens de la capitale ; mais il n’est pas moins discret :

Rideaux protecteurs du mystère,
Entourez-moi de vos replis,
Et de ma beauté solitaire
Voilez les roses et les lis.

Les problèmes éternels ne le préoccupent guère :

Du Plaisir et de la Paresse
Aimable enfant toujours gâté,
Il va boire l’eau du Permesse
Dans la coupe de la Gaîté.

Quelquefois cependant il subit, à son insu, l’influence des novateurs, et il arrive de là qu’il imite l’auteur d’Hernani dans une tirade contre les romantiques. Du reste, on aurait tort de se montrer sévère pour les paisibles littérateurs qui riment hors du département de la Seine. Ils n’ont pas en général la prétention de réformer leur siècle, ils ne demandent pas de statues, ils ne demandent pas de pension, et se contentent de leurs rentes. Le plus grave reproche qu’on puisse leur adresser, c’est de substituer quelquefois la langue de l’arrondissement à la langue française, et d’immoler les poètes de la capitale aux poètes des chefs-lieux. À Rennes, par exemple, on assure que les lauriers de M. Turquety troublent le sommeil de M. de Lamartine, et de tous les points des départemens c’est un cri de réprobation contre Paris, l’usurpateur, la grande ville des pygmées, qui n’a de grand que son orgueil et sa sottise. Le Delenda Carthago a trouvé de l’écho, de Pézénas à Villeneuve, et tout récemment encore Paris recevait de cette dernière localité un cartel poétique, élucubré par un charabia parisphobe, qui se dit curieux de savoir si dans la capitale on rime mieux que dans son endroit, et qui me paraît, pour sa part, avoir pleinement résolu la question.

Toute ville qui a une imprimerie a tout au moins un poète ; toute société libre ou royale des arts ou d’agriculture a son concours poétique et sa médaille de deux cents francs, et chaque année, dans la séance solennelle, la salle de la mairie se transforme en Capitole pour l’ovation des lauréats. Chaque province a sa nuance, ses habitudes littéraires, ses grands hommes. La Bretagne, isolée dans ses bruyères et ses brouillards, forme une sorte d’école à part, qui rappelle l’école des lackistes ; elle s’inspire de ses landes, de ses grèves, de ses pierres druidiques, de ses antiques vertus ; mais en général elle court après l’originalité plutôt qu’elle ne la rencontre. Le Parnasse breton n’est pas en Bretagne. Est-il à Paris ? — Dans le reste de la France, Dijon, Toulouse et Marseille se distinguent par leurs préoccupations littéraires. Dijon est par excellence la ville académique du concours et de la tradition classique, comme, Caen est la ville du congrès et de l’archéologie. Toulouse, dans ses prétentions poétiques, n’est guère plus modeste que dans ses prétentions municipales, et elle se croit encore, comme au temps d’Isaure, l’Athènes de la langue d’oc. Du reste, la supériorité poétique du midi sur les provinces du centre, de l’est et du nord, me paraît incontestable, et il est incontestable aussi que la valeur littéraire des écrivains des départemens est en rapport direct avec l’importance des villes qu’ils habitent. N’en déplaise au charabia parisphobe, c’est un nouvel argument en faveur de Paris.

Depuis Louise Labbé et Mme Deshoulières, le cercle de l’inspiration s’est singulièrement étendu pour les filles d’Ève, et, en dépit de la critique qui aime à railler et des maris que la gloire effraie, elles ont goûté tous les fruits savoureux de la poésie, comme autrefois leur mère, dans le paradis, goûtait, en dépit de Dieu même, les pommes fatales de la science. Les plus aventureuses se sont jetées dans les hérésies sociales ; les plus modestes se sont contentées de déclarer que Dieu ne les avait point créées pour broder. Toutes se sont émancipées ; mais distinguons, car il y a deux classes tranchées parmi nos muses, les dames et les demoiselles, la muse mariée et la muse à marier, poetriæ picæ, comme dit Perse en parlant des bas bleus de Rome. La demoiselle, tout en courant les hasards de la publicité, baisse les yeux avec la candeur des jeunes pensionnaires ; elle chante les papillons, la cloche du soir, ses amies, la Vierge, la première communion ; c’est à peine si elle laisse échapper quelque vague soupir aussitôt refoulé. En mûrissant, elle ose plus, et le pli douloureux de la première ride la jette en d’ineffables rêveries. Aux derniers jours de l’été, elle pleure le printemps, elle regrette ce que regrette la vieille de Béranger, elle accuse le siècle qui ne l’a pas comprise, et se compare à une fleur. La muse mariée a des allures plus franches ; elle aime la gloire et chante les braves. Sous la restauration, elle quêtait pour les Grecs et célébrait Missolonghi ; après juillet, elle a ajouté une corde à sa lyre, à l’occasion des trois jours, de la guerre d’Afrique, de la Pologne ou des batailles de Versailles. Quelquefois même elle intervient dans la politique active, et prépare, à l’aide du dictionnaire des rimes, la prochaine révolution qui doit rendre à son sexe son véritable niveau social. Par malheur, la bataille et la politique n’ont, le plus souvent, donné que des inspirations malencontreuses. Si l’encre sied mal aux doigts de rose, que sera-ce donc de la poudre ? On le voit, la femme poète n’est pas toujours un progrès sur la femme savante ; mais, lorsqu’elle chante l’amour, elle est loin des précieuses. Je reprochais aux rêveurs le spiritualisme exagéré de leurs passions ; j’adresserai à quelques unes de nos femmes poètes le reproche contraire. Il en est qui ont parfois des alexandrins éhontés, ce qui n’exclut pas une certaine tendance mystique. Il est vrai que, dans l’inévitable profession de foi des préfaces, ces dames déclarent qu’elles croient à Dieu et à l’amour ; elles prient leurs anges gardiens, tout en rêvant d’un jeune homme aux yeux noirs. J’ai beau lire et relire cependant, je ne comprends pas les Sapho chrétiennes ; je ne comprends pas qu’on s’inspire en même temps de sainte Thérèse et de Parny. Cette fois encore nous avons rencontré ces sentimens extrêmes, incohérens, qui n’aboutissent qu’au ridicule par l’exagération, et les cent deux volumes de poésies édités en onze ans par nos muses en portent tous la trace.

Ainsi, la poésie a jailli de toutes les sources, du salon comme de l’atelier. L’épidémie a débordé sur toutes les classes de la société ; elle est descendue même jusqu’aux plus misérables. Le bagne et la guillotine ont eu leur poésie : On se souvient de Peytel et du Chant du Cygne de Lacenaire, de l’empressement du public à feuilleter ces pages teintes de sang, de l’empressement de certains écrivains à battre monnaie avec l’échafaud.

Eh bien ! je le demande maintenant, si le public a laissé passer, sans y prendre garde, tant d’odes, d’harmonies, de méditations, tant de poèmes sans couleur, sans chaleur, sans vérité, sans idées, sans style, le public a-t-il eu tort ? La poésie est-elle morte parce qu’on n’a pas lu les mauvais vers ? À qui la faute ? Et cependant tout le dédale humain a été parcouru. La muse est intervenue en toutes choses ; on a chanté le scepticisme, la foi, la paix, la guerre, le passé, l’avenir, les grands hommes et les scélérats, l’émeute, la royauté, la république. Comme Dante, la poésie a sondé les profondeurs de l’abîme, elle est montée, comme lui, jusqu’aux sphères lumineuses. Elle s’est inspirée de la Grèce antique et de la Grèce moderne, de l’Angleterre et de l’Allemagne, des soleils et des brouillards, des questions éternelles qui font rêver les penseurs de tous les âges, des questions transitoires qui tourmentent tour à tour les générations dans leur succession rapide. La poésie est devenue, en quelque sorte, encyclopédique, et le secret de sa faiblesse est peut-être dans cette dispersion. Non, la poésie n’est pas morte chez un peuple qui compte dans sa pleïade Béranger, Hugo, Lamartine, Alfred de Musset, Sainte-Beuve, de Vigny, Delavigne ! Quel temps mieux que le nôtre pourrait butiner une fraîche et brillante anthologie ? Et cette indifférence, ce prosaïsme dont on a tant de fois accusé le public, ne seraient-ils pas une invention des médiocrités justement inconnues, qui calomnient le siècle parce que le siècle ne les achète pas ? Si les maîtres eux-mêmes, les rois de la muse, ont reçu quelquefois d’un public qui les admire un accueil réservé, n’est-ce pas aussi un peu leur faute ? Le public, dans ses sympathies même les plus vives, est souvent et justement sévère. Il sait que les vers ne s’écrivent pas du bout de la plume, qu’on ne découpe pas des strophes à l’emporte-pièce, et que la poésie doit se tailler comme le diamant. Si parfois la poésie a été battue par la prose, c’est peut-être qu’elle avait tenté dans ses domaines des conquêtes hasardées ; si elle est restée impuissante, c’est qu’elle avait trop présumé de sa force et de son action ; c’est que, dans un siècle sceptique, elle s’est crue sans raison transportée aux époques primitives ; c’est qu’elle a oublié ce sage précepte, que la fantaisie n’a point de mission dogmatique, et que là où commence l’enseignement l’imagination n’a rien à faire. Enfin, si les plus grands eux-mêmes, les plus admirés, ont vu parfois manquer leur récolte, c’est que la docilité de l’instrument leur a été fatale ; c’est que, par l’ambition d’intervenir en toutes choses, ils ont semé sur des terrains arides qui n’ont jamais donné de fleurs.

Que les grands fleuves qui débordent rentrent donc dans leur lit et reprennent leur cours limpide ! que les poètes vraiment dignes de ce nom se renferment dans les paisibles domaines de l’art ! qu’ils soient hommes au lieu d’être humanitaires ! C’est orgueil que de vouloir gouverner, réformer le monde avec une ode ou une méditation, ce vieux monde qui mourra, je le crains, dans l’impénitence finale. Artistes dévoués à votre œuvre, n’aspirez pas si haut : donnez de douces heures aux esprits délicats, élevez et consolez l’ame ; avant le génie, nous vous demandons le bon sens, la raison ; et d’ailleurs le génie, n’est-ce pas la raison élevée à sa dernière puissance ? Que tous ceux qui travaillent à sculpter une statue pour leur tombeau soient admis au cénacle ; mais que du moins la critique veille sur le seuil, et qu’elle écarte ceux qui n’ont point le rameau d’or. Les voies sont encombrées par des vanités ambitieuses et impuissantes ; il faut les débarrasser ; il faut se rappeler qu’un vrai poète, Hégésippe Moreau, est passé inaperçu dans la foule, et, par pitié pour les talens sérieux qui ont à lutter au début contre tant d’obstacles, il faut écarter le nuage bourdonnant des éphémères. Depuis dix ans d’ailleurs, de tous ceux qui ont tenté les luttes de l’art, il en est plus d’un qui a laissé sa vie dans le combat et qui est tombé, comme Chatterton, rongé par le double ulcère de la misère et de l’orgueil. Quelques-uns même n’ont pas attendu la mort et se sont jetés dans ses bras. Aujourd’hui, il y a heureusement intermittence dans ces fièvres que donnent les désespoirs de l’amour-propre. L’accès est calmé. Cependant, que d’exagération encore, que de ridicules prétentions, et surtout que de sentimens artificiels ! Bien que tout cela ait été dit cent fois, il est utile, je crois, de le répéter ; il est utile, pour ceux qui veulent tenter les hasards de la guerre, de compter les morts qui sont restés sur le champ de bataille. Redisons-le donc après tant d’autres : l’art n’est point, comme la science, accessible par la volonté seule ; de toutes les œuvres de l’esprit, la poésie médiocre est la plus insignifiante et la plus vide, et c’est manquer tristement sa vie, quand on n’est pas marqué au front, comme disent les poètes, que de consumer dans des rêveries sans nom et des chants sans échos les jours rapides que Dieu nous a donnés pour penser et pour agir.


Ch. Louandre.