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Stello/XIV

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Charles Gosselin (p. 83-91).


CHAPITRE XIV


Histoire de Kitty Bell


Kitty Bell était une jeune femme comme il y en a tant en Angleterre, même dans le peuple. Elle avait le visage tendre, pâle et allongé, la taille élevée et mince, avec de grands pieds et quelque chose d’un peu maladroit et décontenancé que je trouvais plein de charme. A son aspect élégant et noble, à son nez aquilin, à ses grands yeux bleus, vous l’eussiez prise pour une des belles maîtresses de Louis XIV dont vous aimez tant les portraits sur émail, plutôt que pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une marchande de gâteaux. Sa petite boutique était située près du Parlement, et quelquefois, en sortant, les membres des deux Chambres descendaient de cheval à sa porte, et venaient manger des buns et des mince-pies en continuant la discussion sur le Bill. C’était devenu une sorte d’habitude, par laquelle la boutique s’agrandissait chaque année, et prospérait sous la garde des deux petits enfants de Kitty. Ils avaient huit ans et dix ans, le visage frais et rose, les cheveux blonds, les épaules toutes nues et un grand tablier blanc devant eux et sur le dos, tombant comme une chasuble.

Le mari de Kitty, master Bell, était un des meilleurs selliers de Londres, et si zélé pour son état, pour la confection et le perfectionnement de ses brides et de ses étriers, qu’il ne mettait presque jamais le pied à la boutique de sa jolie femme dans la journée. Elle était sérieuse et sage ; il le savait, il y comptait et, je crus, en vérité, qu’il n’était pas trompé.

En voyant Kitty, vous eussiez dit la statue de la Paix. L’ordre et le repos respiraient en elle, et tous ses gestes en étaient la preuve irrécusable. Elle s’appuyait à son comptoir et penchait sa tête, dans une attitude douce, en regardant ses beaux enfants. Elle croisait les bras, attendait les passants avec la plus angélique patience, et les recevait ensuite en se levant avec respect, répondait juste et seulement le mot qu’il fallait, faisait signe à ses garçons, ployait modestement la monnaie dans du papier pour la rendre, et c’était là toute sa journée, à peu de chose près.

J’avais toujours été frappé de la beauté et de la longueur de ses cheveux blonds, d’autant plus qu’en 1770 les femmes anglaises ne mettaient plus sur leur tête qu’un léger nuage de poudre, et qu’en 1770 j’étais assez disposé à admirer les beaux cheveux attachés en large chignon derrière le cou, et détachés en longs repentirs devant le cou. J’avais d’ailleurs une foule de comparaisons agréables au service de cette belle et chaste personne. Je parlais assez ridiculement l’anglais, comme nous faisons d’habitude, et je m’installais devant le comptoir, mangeant ses petits gâteaux et la comparant. Je la comparais à Paméla, ensuite à Clarisse, un instant après à Ophélia, quelques heures plus tard à Miranda. Elle me faisait verser du soda-water et me souriait avec un air de douceur et de prévenance, comme s’attendant toujours à quelque saillie extrêmement gaie de la part du Français ; elle riait même quand j’avais ri. Cela durait une heure ou deux, après quoi elle me disait qu’elle me demandait bien pardon, mais ne comprenait pas l’allemand. N’importe, j’y revenais, sa figure me reposait à voir. Je lui parlais toujours avec la même confiance et elle m’écoutait avec la même résignation. D’ailleurs, ses enfants m’aimaient pour ma canne à la Tronchin, qu’ils sculptaient à coups de couteau ; un beau jonc pourtant !

Il m’arriva quelquefois de rester dans un coin de sa boutique à lire le journal, entièrement oublié d’elle et des acheteurs, causeurs, disputeurs, mangeurs et buveurs qui s’y trouvaient ; c’était alors que j’exerçais mon métier chéri d’observateur. Voici une des choses que j’observai :

Tous les jours, à l’heure où le brouillard était assez épais pour cacher cette espèce de lanterne sourde que les Anglais prennent pour le soleil, et qui n’est que la caricature du nôtre comme le nôtre est la parodie du soleil d’Égypte, à cette heure, qui est souvent deux heures après midi ; enfin dès que venait l’entre-chien-et-loup, entre le jour et les flambeaux, il y avait une ombre qui passait une fois sur le trottoir devant les vitres de la boutique ; Kitty Bell se levait sur-le-champ de son comptoir, l’aîné de ses enfants ouvrait la porte, elle lui donnait quelque chose qu’il courait porter dehors ; l’ombre disparaissait, et la mère rentrait chez elle.

« Ah ! Kitty ! Kitty ! dis-je en moi-même, cette ombre est celle d’un jeune homme, d’un adolescent imberbe ! Qu’avez-vous fait, Kitty Bell ? Que faites-vous, Kitty Bell ? Kitty Bell, que ferez-vous ? Cette ombre est élancée et leste dans sa démarche. Elle est enveloppée d’un manteau noir qui ne peut réussir à la rendre grossière dans sa forme. Cette ombre porte un chapeau triangulaire dont un des côtés est rabattu sur les yeux ; mais on voit deux flammes sous ce large bord, deux flammes comme Prométhée les dut puiser au soleil. »

Je sortis en soupirant, la première fois que je vis ce petit manège, parce que cela me gâtait l’idée de ma paisible et vertueuse Kitty ; et puis vous savez que jamais un homme ne voit ou ne croit voir le bonheur d’un autre homme auprès d’une femme sans le trouver haïssable, n’eût-il nulle prétention pour lui-même… La seconde fois je sortis en souriant ; je m’applaudissais de ma finesse pour avoir deviné cela, tandis que tous les gros Lords et les longues Ladies sortaient sans avoir rien découvert. La troisième fois je m’y intéressai, et je me sentis un tel désir de recevoir la confidence de ce joli petit secret, que je crois que je serais devenu complice de tous les crimes de la famille d’Agamemnon, si Kitty Bell m’eût dit : « Oui, monsieur, c’est cela même. »

Mais non, Kitty Bell ne me disait rien. Toujours paisible, toujours placide comme au sortir du prêche, elle ne daignait pas même me regarder avec embarras, comme pour me dire : Je suis sûre que vous êtes un homme trop bien élevé et trop délicat pour en rien dire ; je voudrais bien que vous n’eussiez rien vu ; il est bien mal à vous de rester si tard chaque jour. Elle ne me regardait pas non plus d’un air de mauvaise humeur et d’autorité, comme pour me dire : Lisez toujours, ceci ne vous regarde pas. Une Française impatiente n’y eût pas manqué, comme bien vous savez ; mais elle avait trop d’orgueil, ou de confiance en elle-même, ou de mépris pour moi ; elle se remettait à son comptoir avec un sourire aussi pur, aussi calme et aussi religieux que si rien ne se fût passé. Je fis de vains efforts pour attirer son attention. J’avais beau me pincer les lèvres, aiguiser mes regards malins, tousser avec importance et gravité comme un abbé qui réfléchit sur la confession d’une fille de dix-huit ans, ou un juge qui vient d’interroger un faux monnayeur ; j’avais beau ricaner dans mes dents en marchant vite et me frottant les mains, comme un fin matois qui se rappelle ses petites fredaines, et se réjouit de voir certains petits tours où il est expert ; j’avais beau m’arrêter tout à coup devant elle, lever les yeux au ciel et laisser tomber mes bras avec abattement, comme un homme qui voit une jeune femme se noyer de gaieté de cœur et se précipiter dans l’eau du haut du pont ; j’avais beau jeter mon journal tout à coup et le chiffonner comme un mouchoir de poche, ainsi que pourrait faire un philanthrope désespéré, renonçant à conduire les hommes au bonheur par la vertu ; j’avais beau passer devant elle d’un air de grandeur, marchant sur les talons et baissant les yeux dignement, comme un monarque offensé de la conduite trop leste qu’ont tenue en sa présence un page et une fille d’honneur ; j’avais beau courir à la porte vitrée, un instant après la disparition de l’ombre, et m’arrêter là comme un voyageur parisien au bord d’un torrent, arrangeant ses cheveux rares, de manière qu’ils aient l’air dérangé par les zéphyrs, et parlant du vague des passions tandis qu’il ne pense qu’au positif des intérêts ; j’avais beau prendre mon parti tout à coup et marcher vers elle comme un poltron qui fait le brave et qui se lance sur son adversaire jusqu’à ce qu’étant à portée, il s’arrête, manquant à la fois de pensée, de parole et d’action. — Toutes mes grimaces de réflexion, de pénétration, de confusion, de contrition, de componction, de renonciation, d’abnégation, de méditation, de désolation, de consomption, de résolution, de domination et d’explication, toute ma pantomime enfin vint échouer devant ce doux visage de marbre, dont l’inaltérable sourire et le regard candide et bienfaisant ne me permirent pas de dire une seule parole intelligible.

J’y serais encore (car j’avais résolu de n’en pas avoir le démenti, et je fus toujours persévérant en diable) ; oui, monsieur, j’y serais encore, j’en jure par ce que vous voudrez (j’en jure sur votre Panthéon, deux fois décanonisé par les canons, et d’où sainte Geneviève est allée coucher deux fois dans la rue ; ô galant Attila, qu’en dis-tu ?) ; je jure que j’y serais encore, s’il ne fût arrivé une aventure qui m’éclaira sur l’ombre amoureuse, comme elle vous éclairera vous-même, je le désire, sur l’ombre politique que vous poursuivez depuis une heure.