Stello/XVI

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Charles Gosselin (p. 107-121).


CHAPITRE XVI


Où le drame est interrompu par l’érudition d’une manière déplorable aux yeux de quelques dignes lecteurs


Lorsque j’eus achevé de lire cette longue lettre, qui me fatigua beaucoup la vue et l’entendement, à cause de la finesse de l’écriture et de la quantité d’e muets et d’y que Chatterton y avait entassés par habitude d’écrire le vieil anglais, je la rendis à la sérieuse Kitty. Elle était restée appuyée sur son comptoir ; son cou long et flexible laissait aller sur l’épaule sa tête rêveuse, et ses deux coudes, appuyés sur le marbre blanc, s’y réfléchissaient, ainsi que tout son buste charmant. Elle ressemblait à une petite gravure de Sophie Western, la patiente maîtresse de Tom Jones, gravure que j’ai vue autrefois à Douvres, chez…

« Ah ! vous allez encore la comparer, interrompit Stello ; qu’ai-je besoin que vous me fassiez un portrait en miniature de tous vos personnages ? Une esquisse suffit, croyez-moi, à ceux qui ont un peu d’imagination ; un seul trait, Docteur, quand il est juste, me vaut mieux que tant de détails, et si je vous laisse faire, vous me direz de quelle manufacture était la soie qui servit à nouer la rosette de ses souliers : pernicieuse habitude de narration, qui gagne d’une manière effrayante.

— Là ! là ! s’écria le Docteur Noir, avec autant d’indignation qu’il put forcer son visage impassible à en indiquer ; sitôt que je veux devenir sensible vous m’arrêtez tout court ; ma foi, vogue la galère ! vive Démocrite ! Habituellement j’aime mieux qu’on ne rie ni ne pleure, et qu’on voie froidement la vie comme un jeu d’échecs, mais, s’il faut choisir d’Héraclite ou de Démocrite pour parler aux hommes d’eux-mêmes, j’aime mieux le dernier, comme plus dédaigneux. C’est vraiment par trop estimer la vie que la pleurer : les larmoyeurs et les haïsseurs la prennent trop à cœur. C’est ce que vous faites, dont bien me fâche. L’espèce humaine, qui est incapable de rien faire de bien ou de mal, devrait moins vous agiter par son spectacle monotone. Permettez donc que je poursuive à ma manière.

— Vous me poursuivez en effet », soupira Stello d’un ton de victime.

L’autre poursuivit fort à son aise :

« Kitty Bell reprit la lettre, tourna languissamment sa tête vers la rue, la secoua deux fois et me dit :

« He is gone ! »

— Assez ! assez ! La pauvre petite ! s’écria Stello. Oh ! assez ! N’ajoutez rien à cela. Je la vois tout entière dans ce seul mot : Il est parti ! Ah ! silencieuse Anglaise, c’est bien tout ce que vous avez dû dire ! Oui, je vous entends ; vous lui aviez donné asile, vous ne lui faisiez jamais sentir qu’il était chez vous ; vous lisiez respectueusement ses vers, et vous ne vous permettiez jamais un compliment audacieux ; vous ne lui laissiez voir qu’ils étaient beaux, à vos yeux, que par votre soin à les apprendre à vos enfants avec leur prière du soir. Peut-être hasardiez-vous un timide trait de crayon en marge des adieux de Birtha à son ami ; une croix, presque imperceptible et facile à effacer, au-dessus du vers qui renferme la tombe du roi Harold ; et, si une de vos larmes a enlevé une lettre du précieux manuscrit, vous avez cru sincèrement y avoir fait une tache, et vous avez cherché à la faire disparaître. Et il est parti ! Pauvre Kitty ! L’ingrat, he is gone !

— Bien ! très bien ! dit le Docteur, il n’y a qu’à vous lâcher la bride ; vous m’épargnez bien des paroles vaines, et vous devinez très juste. Mais qu’avais-je besoin de vous donner d’aussi inutiles détails sur Chatterton ! Vous connaissez aussi bien que moi ses ouvrages.

— C’est assez ma coutume, reprit Stello nonchalamment, de me laisser instruire avec résignation sur les choses que je sais le mieux, afin de voir si on les sait de la même manière que moi ; car il y a diverses manières de savoir les choses.

— Vous avez raison, dit le Docteur ; et, si vous faisiez plus de cas de cette idée au lieu de la laisser s’évaporer, comme au-dehors d’un flacon débouché, vous diriez que c’est un spectacle curieux que de voir et mesurer le peu de chaque connaissance que contient chaque cerveau : l’un renferme d’une Science le pied seulement, et n’en a jamais aperçu le corps ; l’autre cerveau contient d’elle une main tronquée ; un troisième la garde, l’adore, la tourne, la retourne en lui-même, la montre et la démontre quelquefois dans l’état précisément du fameux Torse, sans la tête, les bras et les jambes ; de sorte que, tout admirable qu’elle est, sa pauvre Science n’a ni but, ni action, ni progrès ; les plus nombreux sont ceux qui n’en conservent que la peau, la surface de la peau, la plus mince pellicule imaginable, et passent pour avoir le tout en eux bien complet. Ce sont là les plus fiers. Mais, quant à ceux qui, de chaque chose dont ils parleraient, posséderaient le tout, intérieur et extérieur, corps et âme, ensemble et détail, ayant tout cela également présent à la pensée pour en faire usage sur-le-champ, comme un ouvrier de tous ses outils, lorsque vous les rencontrerez, vous me ferez plaisir de me donner leur carte de visite, afin que je passe chez eux leur rendre mes devoirs très humbles. Depuis que je voyage, étudiant les sommités intellectuelles de tous les pays, je n’ai pas trouvé l’espèce que je viens de vous décrire.

« Moi-même, monsieur, je vous avoue que je suis fort éloigné de savoir si complètement ce que je dis, mais je le sais toujours plus complètement que ceux à qui je parle ne me comprennent et même ne m’écoutent. Et remarquez, s’il vous plaît, que la pauvre humanité a cela d’excellent que la médiocrité des masses exige fort peu des médiocrités d’un ordre supérieur, par lesquelles elle se laisse complaisamment et fort plaisamment instruire.

Ainsi, monsieur, nous raisonnions sur Chatterton ; j’allais vous faire, avec une grande assurance, une dissertation scientifique sur le vieil anglais, sur son mélange de saxon et de normand, sur ses e muets, ses y, et la richesse de ses rimes en aie et en ynge. J’allais pousser des gémissements pleins de gravité, d’importance et de méthode, sur la perte irréparable des vieux mots si naïfs et si expressifs de emburled au lieu de armed, de deslavatie pour unfaithfulness, de acrool pour faintly ; et des mots harmonieux de myndbruche pour firmness of mind, mysterk pour mystic, ystorven pour dead. Certainement, traduisant si facilement l’anglais de 1449 en anglais de 1832, il n’y a pas une chaire de bois de sapin tachée d’encre d’où je ne me fusse montré très imposant à vos yeux. Dans ce fauteuil même, malgré sa propreté, j’aurais pu encore vous jeter dans un de ces agréables étonnements qui font que l’on se dit : C’est un puits de Science, lorsque je me suis aperçu fort à propos que vous connaissiez votre Chatterton, ce qui n’arrive pas souvent à Londres (ville où l’on voit pourtant beaucoup d’Anglais, me disait un voyageur très considéré à Paris) ; me voici donc retombé dans l’état fâcheux d’un homme forcé de causer au lieu de prêcher, et par-ci par-là d’écouter ! Ecouter ! ô la triste et inusitée condition pour un Docteur ! »

Stello sourit pour la première fois depuis bien longtemps.

« Je ne suis pas fatigant à écouter, dit-il lentement ; je suis trop vite fatigué de parler…

— Fâcheuse disposition, interrompit l’autre, en la bonne ville de Paris, où celui-là est déclaré éloquent qui, le dos à la cheminée ou les mains sur la tribune, dévide pour une heure et demie des syllabes sonores, à la condition toutefois qu’elles ne signifient rien qui n’ait été lu ou entendu quelque part.

— Oui, continua Stello les yeux attachés au plafond comme un homme qui se souvient, et dont le souvenir devient plus clair et plus pur de moments en moments ; oui, je me sens ému à la mémoire de ces œuvres naïves et puissantes que créa le génie primitif et méconnu de Chatterton, mort à dix-huit ans ! Cela ne devrait faire qu’un nom, comme Charlemagne, tant cela est beau, étrange, unique et grand.

O triste, ô douloureux, ô profond et noir Docteur ! si vous pouvez vous émouvoir, ne sera-ce pas en vous rappelant le début simple et antique de la Bataille d’Hastings ? Avoir ainsi dépouillé l’homme moderne ! S’être fait par sa propre puissance moine du dixième siècle ! un moine bien pieux et bien sauvage, un vieux Saxon révolté contre son joug normand, qui ne connaît que deux puissances au monde, le Christ et la Mer. A elles il adresse son poème, et s’écrie :

O Christ, quelle douleur pour moi que de dire combien de nobles comtes et de valeureux chevaliers sont bravement tombés en combattant pour le roi Harold dans la plaine d’Hastings !

O mer ! mer féconde et bienfaisante ! comment, avec ton intelligence puissante, n’as-tu pas soulevé le flux de tes eaux contre les chevaliers du duc Wylliam ? »

— Oh ! que ce duc Guillaume leur a fait d’impression ! interrompit le Docteur. Saint-Valery est un joli petit port de mer, sale et embourbé ; j’y ai vu de jolis bocages verdoyants, dignes des bergers du Lignon ; j’ai vu de petites maisons blanches, mais pas une pierre où il soit écrit : Guillaume est parti d’ici pour Hastings.

— « De ce duc Wylliam, continua Stello en déclamant pompeusement, dont les lâches flèches ont tué tant de comtes et arrosé les champs d’une large pluie de sang. »

— C’est un peu bien homérique, grommela le Docteur.

Πόλλας δ' ἴφθιμους ψυχὰς ἀΐδι προῖαψεν.

« Autrement :

The souls of many chiefs untimely slain.

— Que le jeune Harold est donc beau dans sa force et sa rudesse ! continuait l’enthousiasme de Stello.

Kynge Harolde hie in ayre majestic raysd, etc. Guillaume le voit et s’avance en chantant l’air de Roland…

— Très exact ! très historique ! murmurait sourdement la Science du Docteur ; car Malmesbury dit positivement que Guillaume commença l’engagement par le chant de Roland :

Tunc cantilena Rolandi inchoata, ut martium viri exemplum pugnatores accenderet. »

« Et Warton, dans ses Dissertations, dit que les Huns chargeaient en criant : Hiu ! hiu ! C’était l’usage barbare.

Et maistre Robert de Wace, donc, que l’on a nommé Gace, Gape, Eustache et Wistace, ne dit-il pas de Taillefer le Normand :

 
Taillefer, qui moult bien chantout,
Sorr un cheval qui tost allout,
Devant le duc allout chantant,
De Karlemagne et de Rollant,
Et d’Olivier et des vassals
Qui morurent en Rouncevals.


— Et les deux races se mesurent, disait Stello avec ardeur, en même temps que le Docteur récitait avec lenteur et satisfaction ses citations ; la flèche normande heurte la cotte de mailles saxonne. C’est le sire de Châtillon qui attaque le earl Aldhelme ; le sire de Torcy tue Hengist. La France inonde la vieille île saxonne ; la face de l’île est renouvelée, sa langue changée ; et il ne reste que dans quelques vieux couvents quelques vieux moines, comme Turgot et, depuis, Rowley, pour gémir et prier auprès des statues de pierre des saints rois saxons, qui portent chacun une petite église dans leur main.

— Et quelle érudition ! s’écria le Docteur. Il a fallu joindre les lectures françaises aux traditions saxonnes. Que d’historiens depuis Hue de Longueville jusqu’au sire de Saint-Valery ! Le vidame de Patay, le seigneur de Picquigny, Guillaume des Moulins, que Stowe appelle Moulinous, et le prétendu Rowley, du Mouline ; et le bon sire de Sanceaulx, et le vaillant sénéchal de Torcy, et le sire de Tancarville, et tous nos vieux faiseurs de chroniques et d’histoires mal rimées, balladées et versiculées ! C’est le monde d’Ivanhœ.

— Ah ! soupirait Stello, qu’il est rare qu’une si simple et si magnifique création que celle de la Bataille d’Hastings vienne du même poète anglais que ces chants élégiaques qui la suivent ; quel poète anglais écrivit rien de semblable à cette ballade de Charité si naïvement intitulée : An excelente balade of Charitie ? comme l’honnête Francisco de Leefdael imprimait la famosa comedia de Lope de Vega Carpio ; rien de naïf comme le dialogue de l’abbé de Saint-Godwyn et de son pauvre ; que le début est simple et beau ! que j’ai toujours aimé cette tempête qui saisit la mer dans son calme ! quelles couleurs nettes et justes ! quel large tableau, tel que depuis l’Angleterre n’en a pas eu de meilleurs en ses poétiques galeries !

« Voyez :

C’était le mois de la Vierge. Le soleil était rayonnant au milieu du jour, l’air calme et mort, le ciel tout bleu. Et voilà qu’il se leva sur la mer un amas de nuages d’une couleur noire, qui s’avancèrent dans un ordre effrayant et se roulèrent au-dessus des bois en cachant le front éclatant du soleil. La noire tempête s’enflait et s’étendait à tire d’aile… »

« Et n’aimez-vous pas (qui ne l’aimerait ?) à remplir vos oreilles de cette sauvage harmonie des vieux vers ?

 
The sun was glemeing in the midde of daie,
Deadde still the aire, and eke the welken blue,
When from the sea arist in drear arraie
A hepe of cloudes of sable sullen hue,
The which full fast unto the woodlande drewe
Hiltring attenes the sunnis fetyve face,
And the blacke tempeste swolne and gatherd up apace. »


Le Docteur n’écoutait pas.

« Je soupçonne fort, dit-il, cet abbé de Saint-Godwyn de n’être autre chose que sir Ralph de Bellomont, grand partisan des Lancastre, et il est visible que Rowley est yorkiste.

— O damné commentateur ! vous m’éveillez ! s’écria Stello sorti des délices de son rêve poétique.

— C’était bien mon intention, dit le Docteur Noir, afin qu’il me fût permis de passer du livre à l’homme, et de quitter la nomenclature de ses ouvrages pour celle de ses événements, qui furent très peu compliqués, mais qui valent la peine que j’en achève le récit.

— Récitez donc », dit Stello avec humeur.

Et il se ferma les yeux avec les deux mains, comme ayant pris la ferme résolution de penser à autre chose, résolution qu’il ne put mettre à exécution, comme on le pourra voir si l’on se condamne à lire le chapitre suivant.