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Stello/XXXIII

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Charles Gosselin (p. 315-321).


CHAPITRE XXXIII


La promenade croisée


J’avais fini par m’amuser des Institutions de Saint-Just, au point d’oublier totalement le lieu où j’étais. Je me plongeais avec délices dans une distraction complète, ayant dès longtemps fait l’abnégation totale d’une vie qui fut toujours triste. Tout à coup la porte par laquelle j’étais entré s’ouvrit encore. Un homme de trente ans environ, d’une belle figure, d’une taille haute, l’air militaire et orgueilleux, entra sans beaucoup de cérémonie. Ses bottes à l’écuyère, ses éperons, sa cravache, son large gilet blanc ouvert, sa cravate noire dénouée, l’auraient fait prendre pour un jeune général.

« Ah ! tu ne sais donc pas si on peut lui parler ? dit-il en continuant de s’adresser au nègre qui lui avait ouvert la porte. Dis-lui que c’est l’auteur de Caïus Gracchus et de Timoléon. »

Le nègre sortit, ne répondit rien et l’enferma avec moi. L’ancien officier de dragons en fut quitte pour sa fanfaronnade, et entra jusqu’à la cheminée en frappant du talon.

« Y a-t-il longtemps que tu attends, citoyen ? me dit-il. J’espère que, comme représentant, le citoyen Robespierre me recevra bientôt et m’expédiera avant les autres. Je n’ai qu’un mot à lui dire, moi. »

Il se retourna et arrangea ses cheveux devant la glace. « Je ne suis pas un solliciteur, moi. — Moi, je dis tout haut ce que je pense, et, sous le régime des tyrans Bourbons comme sous celui-ci, je n’ai pas fait mystère de mes opinions, moi. »

Je posai mes papiers sur la table, et je le regardai avec un air de surprise qui lui en donna un peu à lui-même.

« Je n’aurais pas cru, lui dis-je sans me déranger, que vous vinssiez ici pour votre plaisir. »

Il quitta tout d’un coup son air de matador et se mit dans un fauteuil près de moi :

« Ah çà ! franchement, me dit-il à voix basse, êtes-vous appelé comme je le suis, je ne sais pourquoi ? »

Je remarquai en cette occasion ce qui arrivait souvent alors, c’est que le tutoiement était une sorte de langage de comédie qu’on récitait comme un rôle, et que l’on quittait pour parler sérieusement.

« Oui, lui dis-je, je suis appelé, mais comme les médecins le sont souvent : cela m’inquiète peu, pour moi du moins, ajoutai-je en appuyant sur ces derniers mots.

— Ah ! pour vous ! » me dit-il en époussetant ses bottes avec sa cravache. Puis il se leva et marcha dans la chambre en toussant avec un peu de mauvaise humeur.

Il revint.

« Savez-vous s’il est en affaire ? me dit-il.

— Je le suppose, répondis-je, citoyen Chénier. »

Il me prit la main impétueusement.

« Çà, me dit-il, vous ne m’avez pas l’air d’un espion. Qu’est-ce que l’on me veut, ici ? Si vous savez quelque chose, dites-le-moi. »

J’étais sur les épines ; je sentais qu’on allait entrer, que peut-être on voyait, que certainement on écoutait. La Terreur était dans l’air, partout, et surtout dans cette chambre. Je me levai et marchai, pour qu’au moins on entendît de longs silences, et que la conversation ne parût pas suivie. Il me comprit et marcha dans la chambre dans le sens opposé. Nous allions d’un pas mesuré, comme deux soldats en faction qui se croisent ; chacun de nous prit, aux yeux l’un de l’autre, l’air de réfléchir en lui-même, et disait un mot en passant ; l’autre répondait en repassant.

Je me frottai les mains.

« Il se pourrait, dis-je assez bas en ne faisant semblant de rien et en allant de la porte à la cheminée, qu’on nous eût réunis à dessein. » Et très haut : « Joli appartement ! »

Il revint de la cheminée à la porte et, en me rencontrant au milieu, dit :

« Je le crois. » Puis, en levant la tête : « Cela donne sur la cour. »

Je passai.

« J’ai vu votre père et votre frère ce matin », dis-je. Et en criant : « Quel beau temps il fait ! »

Il repassa.

« Je le savais ; mon père et moi nous ne nous voyons plus, et j’espère qu’André ne sera pas longtemps là.

— Un ciel magnifique ! »

Je le croisai encore.

« Tallien, dis-je, Courtois, Barras, Clauzel sont de bons citoyens. » Et avec enthousiasme : « C’est un beau sujet que Timoléon ! »

Il me croisa en revenant.

« Et Barras, Collot d’Herbois, Loiseau, Bourdon, Barrère, Boissy d’Anglas… — J’aimais encore mieux mon Fénelon. »

Je hâtai la marche.

« Ceci peut durer encore quelques jours. — On dit les vers bien beaux. »

Il vint à grands pas et me coudoya.

« Les Triumvirs ne passeront pas quatre jours. — Je l’ai lu chez la citoyenne Vestris. »

Cette fois je lui serrai la main en traversant.

« Gardez-vous de nommer votre frère, on n’y pense pas. — On dit le dénouement bien beau. »

A la dernière passe, il me reprit chaudement la main.

« Il n’est sur aucune liste ; je ne le nommerai pas. Il faut faire le mort. Le 9 je l’irai délivrer de ma main. — Je crains qu’il ne soit trop prévu. »

Ce fut la dernière traversée. On ouvrit ; nous étions aux deux bouts de la chambre.