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Stello/XXXV

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Charles Gosselin (p. 347-359).


CHAPITRE XXXV


Un soir d’été


Ma première action fut de cacher Joseph Chénier. Personne alors, malgré la Terreur, ne refusait son toit à une tête menacée. Je trouvai vingt maisons. J’en choisis une pour Marie-Joseph. Il s’y laissa conduire en pleurant comme un enfant. Caché le jour, il courait la nuit chez tous les représentants, ses amis, pour leur donner du courage. Il était navré de douleur, il ne parlait plus que pour hâter le renversement de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon. Il ne vivait plus que de cette idée. Je m’y livrai comme lui, comme lui je me cachai. J’étais partout, excepté chez moi. Quand Joseph Chénier se rendait à la Convention, il entrait et sortait entouré d’amis et de représentants auxquels on n’osait toucher. Une fois dehors, on le faisait disparaître, et la troupe même des espions de Robespierre, la plus subtile volée de sauterelles qui jamais se soit abattue sur Paris comme une plaie, ne put trouver sa trace. La tête d’André Chénier dépendait d’une question de temps.

Il s’agissait de savoir ce qui mûrirait le plus vite, ou la colère de Robespierre ou la colère des conjurés. Dès la première nuit qui suivit cette triste scène, du 5 au 6 Thermidor, nous visitâmes tous ceux qu’on nomma depuis thermidoriens, tous, depuis Tallien jusqu’à Barras, depuis Lecointre jusqu’à Vadier. Nous les unissions d’intention sans les rassembler. — Chacun était décidé, mais tous ne l’étaient pas.

Je revins triste. Voici le résultat de ce que j’avais vu : La République était minée et contre-minée. La mine de Robespierre partait de l’Hôtel de Ville ; la contre-mine de Tallien, des Tuileries. Le jour où les mineurs se rencontreraient serait le jour de l’explosion. Mais il y avait unité du côté de Robespierre, désunion dans les Conventionnels qui attendaient son attaque. Nos efforts pour les presser de commencer n’aboutirent cette nuit et la nuit suivante, du 6 au 7, qu’à des conférences timides et partielles. Les Jacobins étaient prêts dès longtemps. La Convention voulait attendre les premiers coups. Le 7, quand le jour vint, on en était là.

Paris sentait la terre remuer sous lui. L’événement futur se respirait dans les carrefours, comme il arrive toujours ici. Les places étaient encombrées de parleurs. Les portes étaient béantes. Les fenêtres questionnaient les rues.

Nous n’avions rien pu savoir de Saint-Lazare. Je m’y étais montré. On m’avait fermé la porte avec fureur, et presque arrêté. J’avais perdu la journée en recherches vaines. Vers six heures du soir, des groupes couraient les places publiques. Des hommes agités jetaient une nouvelle dans les rassemblements et s’ enfuyaient. On disait : « Les Sections vont prendre les armes. On conspire à la Convention. — Les Jacobins conspirent. — La Commune suspend les décrets de la Convention. — Les canonniers viennent de passer. »

On criait :

« Grande pétition des Jacobins à la Convention en faveur du peuple. »

Quelquefois toute une rue courait et s’enfuyait sans savoir pourquoi, comme balayée par le vent. Alors les enfants tombaient, les femmes criaient, les volets des boutiques se fermaient, et puis le silence régnait pour un peu de temps, jusqu’à ce qu’un nouveau trouble vînt tout remuer.

Le soleil était voilé comme par un commencement d’orage. La chaleur était étouffante. Je rôdai autour de ma maison de la place de la Révolution et, pensant tout d’un coup qu’après deux nuits ce serait là qu’on me chercherait le moins, je passai l’arcade, et j’entrai. Toutes les portes étaient ouvertes ; les portiers dans les rues. Je montai, j’entrai seul ; je trouvai tout comme je l’avais laissé : mes livres épars et un peu poudreux, mes fenêtres ouvertes. Je me reposai un moment près de la fenêtre qui donnait sur la place.

Tout en réfléchissant, je regardais d’en haut ces Tuileries éternellement régnantes et tristes, avec leurs marronniers verts, et la longue maison sur la longue terrasse des Feuillants ; les arbres des Champs-Elysées, tout blancs de poussière ; la place toute noire de têtes d’hommes et, au milieu, l’une devant l’autre, deux choses de bois peint : la statue de la Liberté et la Guillotine.

Cette soirée était pesante. Plus le soleil se cachait derrière les arbres et sous le nuage lourd et bleu en se couchant, plus il lançait des rayons obliques et coupés sur les bonnets rouges et les chapeaux noirs : lueurs tristes qui donnaient à cette foule agitée l’aspect d’une mer sombre tachetée par des flaques de sang. Les voix confuses n’arrivaient plus à la hauteur de mes fenêtres les plus voisines du toit que comme la voix des vagues de l’Océan, et le roulement lointain du tonnerre ajoutait à cette sombre illusion. Les murmures prirent tout d’un coup un accroissement prodigieux, et je vis toutes les têtes et les bras se tourner vers les boulevards, que je ne pouvais apercevoir. Quelque chose qui venait de là excitait les cris et les huées, le mouvement et la lutte. Je me penchai inutilement, rien ne paraissait, et les cris ne cessaient pas. Un désir invincible de voir me fit oublier ma situation : je voulus sortir, mais j’entendis sur l’escalier une querelle qui me fit bientôt fermer la porte. Des hommes voulaient monter, et le portier, convaincu de mon absence, leur montrait, par ses clés doubles, que je n’habitais plus la maison. Deux voix nouvelles survinrent et dirent que c’était vrai, qu’on avait tout retourné il y avait une heure. J’étais arrivé à temps. On descendait avec grand regret. A leurs imprécations je reconnus de quelle part étaient venus ces hommes. Force me fut de retourner tristement à ma fenêtre, prisonnier chez moi.

Le grand bruit croissait de minute en minute, et un bruit supérieur s’approchait de la place, comme le bruit des canons au milieu de la fusillade. Un flot immense de peuple armé de piques enfonça la vaste mer du peuple désarmé de la place, et je vis enfin la cause de ce tumulte sinistre.

C’était une charrette, mais une charrette peinte de rouge et chargée de plus de quatre-vingts corps vivants. Ils étaient tous debout, pressés l’un contre l’autre. Toutes les tailles, tous les âges étaient liés en faisceau. Tous avaient la tête découverte, et l’on voyait des cheveux blancs, des têtes sans cheveux, de petites têtes blondes à hauteur de ceinture, des robes blanches, des habits de paysans, d’officiers, de prêtres, de bourgeois ; j’aperçus même deux femmes qui portaient leur enfant à la mamelle et nourrissaient jusqu’à la fin, comme pour léguer à leur fils tout leur lait, tout leur sang et toute leur vie, qu’on allait prendre. Je vous l’ai dit, cela s’appelait une fournée.

La charge était si pesante que trois chevaux ne pouvaient la traîner. D’ailleurs, et c’était la cause du bruit, à chaque pas on arrêtait la voiture, et le peuple jetait de grands cris. Les chevaux reculaient l’un sur l’autre, et la charrette était comme assiégée. Alors, par-dessus leurs gardes, les condamnés tendaient les bras à leurs amis.

On eût dit une nacelle surchargée qui va faire naufrage et que du bord on veut sauver. A chaque essai des gendarmes et des Sans-Culottes pour marcher en avant, le peuple jetait un cri immense et refoulait le cortège avec toutes ses poitrines et toutes ses épaules ; et interposant devant l’arrêt son tardif et terrible veto, il criait d’une voix longue, confuse, croissante, qui venait à la fois de la Seine, des ponts, des quais, des avenues, des arbres, des bornes et des pavés : « NON ! NON ! NON ! »

A chacune de ces grandes marées d’hommes, la charrette se balançait sur ses roues comme un vaisseau sur ses ancres, et elle était presque soulevée avec toute sa charge. J’espérais toujours la voir verser. Le cœur me battait violemment. J’étais tout entier hors de ma fenêtre, enivré, étourdi par la grandeur du spectacle. Je ne respirais pas. J’avais toute l’âme et toute la vie dans les yeux.

Dans l’exaltation où m’élevait cette grande vue, il me semblait que le ciel et la terre y étaient acteurs. De temps à autre venait du nuage un petit éclair, comme un signal. La face noire des Tuileries devenait rouge et sanglante, les deux grands carrés d’arbres se renversaient en arrière comme ayant horreur. Alors le peuple gémissait ; et après sa grande voix, celle du nuage reprenait et roulait tristement.

L’ombre commençait à s’étendre, celle de l’orage avant celle de la nuit. Une poussière sèche volait au-dessus des têtes et cachait souvent à mes yeux tout le tableau. Cependant je ne pouvais arracher ma vue de cette charrette ballottée. Je lui tendais les bras d’en haut, je jetais des cris inentendus ; j’invoquais le Peuple ! Je lui disais : « Courage ! » et ensuite je regardais si le ciel ne ferait pas quelque chose.

Je m’écriai :

« Encore trois jours ! encore trois jours ! ô Providence ! ô Destin ! ô Puissance à jamais inconnues ! ô vous le Dieu ! vous les Esprits ! vous les Maîtres ! les Eternels ! si vous entendez, arrêtez-les pour trois jours encore ! »

La charrette allait toujours pas à pas, lentement, heurtée, arrêtée, mais hélas ! en avant. Les troupes s’accroissaient autour d’elle. Entre la Guillotine et la Liberté, des baïonnettes luisaient en masse. Là semblait être le port où la chaloupe était attendue. Le Peuple las du sang, le Peuple irrité, murmurait davantage, mais il agissait moins qu’en commençant. Je tremblai, mes dents se choquèrent.

Avec mes yeux j’avais vu l’ensemble du tableau ; pour voir le détail je pris une longue-vue. La charrette était déjà éloignée de moi, en avant. J’y reconnus pourtant un homme en habit gris, les mains derrière le dos. Je ne sais si elles étaient attachées. Je ne doutai pas que ce ne fût André Chénier. La voiture s’arrêta encore. On se battait. Je vis un homme en bonnet rouge monter sur les planches de la Guillotine et arranger un panier.

Ma vue se troublait : je quittai ma lunette pour essuyer le verre et mes yeux.

L’aspect général de la place changeait à mesure que la lutte changeait de terrain. Chaque pas que les chevaux gagnaient semblait au peuple une défaite qu’il éprouvait. Les cris étaient moins furieux et plus douloureux. La foule s’accroissait pourtant et empêchait la marche plus que jamais, par le nombre plus que par la résistance.

Je repris la longue-vue et je revis les malheureux embarqués qui dominaient de tout le corps les têtes de la multitude. J’aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m’étaient inconnues. J’y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d’y voir. Les hommes, je les avais vus à Saint-Lazare. André causait en regardant le soleil couchant. Mon âme s’unit à la sienne, et tandis que mon œil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers :

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire

Anime la fin d’un beau jour,

Au pied de l’échafaud j’essaie encor ma lyre.

Peut-être est-ce bientôt mon tour.

Tout à coup un mouvement violent qu’il fit me força de quitter ma lunette et de regarder toute la place, où je n’entendais plus de cris.

Le mouvement de la multitude était devenu rétrograde tout à coup.

Les quais, si remplis, si encombrés, se vidaient. Les masses se coupaient en groupes, les groupes en familles, les familles en individus. Aux extrémités de la place, on courait pour s’enfuir, dans une grande poussière. Les femmes couvraient leurs têtes et leurs enfants de leurs robes. La colère était éteinte… Il pleuvait.

Qui connaît Paris comprendra ceci. Moi, je l’ai vu. Depuis, encore, je l’ai revu dans des circonstances graves et grandes.

Aux cris tumultueux, aux jurements, aux longues vociférations, succédèrent des murmures plaintifs qui semblaient un sinistre adieu, de lentes et rares exclamations dont les notes prolongées, basses et descendantes, exprimaient l’abandon de la résistance et gémissaient sur leur faiblesse. La Nation, humiliée, ployait le dos et roulait par troupeaux entre une fausse statue, une Liberté qui n’était que l’image d’une image, et un réel Echafaud teint de son meilleur sang.

Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s’enfuir. Nul ne voulait rien empêcher. Les bourreaux saisirent le moment. La mer était calme, et leur hideuse barque arriva à bon port. La Guillotine leva son bras.

En ce moment plus aucune voix, plus aucun mouvement sur toute l’étendue de la place. Le bruit clair et monotone d’une large pluie était le seul qui se fît entendre, comme celui d’un immense arrosoir. Les larges rayons d’eau s’étendaient devant mes yeux et sillonnaient l’espace. Mes jambes tremblaient : il me fut nécessaire d’être à genoux.

Là, je regardais et j’écoutais sans respirer. La pluie était encore assez transparente pour que ma lunette me fît apercevoir la couleur du vêtement qui s’élevait entre les poteaux. Je voyais aussi un jour blanc, entre le bras et le billot, et quand une ombre comblait cet intervalle, je fermais les yeux. Un grand cri des spectateurs m’avertissait de les rouvrir.

Trente-deux fois je baissai la tête ainsi, disant tout haut une prière désespérée, que nulle oreille humaine n’entendra jamais, et que moi seul j’ai pu concevoir.

Après le trente-troisième cri, je vis l’habit gris tout debout. Cette fois je résolus d’honorer le courage de son génie en ayant le courage de voir toute sa mort : je me levai.

La tête roula, et ce qu’il avait là s’enfuit avec le sang.