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Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 45

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 32-37).

CHAPITRE XLV

De l’Angleterre.


J’ai beaucoup vécu ces temps derniers avec les danseuses du théâtre Del Sol, à Valence. L’on m’assure que plusieurs sont fort chastes ; c’est que leur métier est trop fatigant. Vigano leur fait répéter son ballet de la Juive de Tolède tous les jours, de dix heures du matin à quatre, et de minuit à trois heures du matin ; outre cela, il faut qu’elles dansent chaque soir dans les deux ballets.

Cela me rappelle Rousseau qui prescrit de faire beaucoup marcher Émile. Je pensais ce soir, à minuit, en me promenant au frais sur le bord de la mer, avec les petites danseuses, d’abord que cette volupté surhumaine de la fraîcheur de la brise de mer sous le ciel de Valence en présence de ces étoiles resplendissantes qui semblent tout près de vous, est inconnue à nos tristes pays brumeux. Cela seul vaut les quatre cents lieues à faire, cela aussi empêche de penser à force de sensations. Je pensais que la chasteté de mes petites danseuses explique fort bien la marche que l’orgueil des hommes suit en Angleterre pour recréer tout doucement les mœurs du sérail au milieu d’une nation civilisée. On voit comment quelques-unes de ces jeunes filles d’Angleterre, d’ailleurs si belles et d’une physionomie si touchante, laissent un peu à désirer pour les idées. Malgré la liberté qui vient seulement d’être chassée de leur île et l’originalité admirable du caractère national, elles manquent d’idées intéressantes et d’originalité. Elles n’ont souvent de remarquable que la bizarrerie de leurs délicatesses. C’est tout simple, la pudeur des femmes en Angleterre, c’est l’orgueil de leurs maris. Mais quelque soumise que soit une esclave, sa société est bientôt à charge. De là, pour les hommes, la nécessité de s’enivrer tristement chaque soir[1], au lieu de passer comme en Italie leurs soirées avec leur maîtresse. En Angleterre, les gens riches ennuyés de leur maison et sous prétexte d’un exercice nécessaire font quatre ou cinq lieues tous les jours comme si l’homme était créé et mis au monde pour trotter. Ils usent ainsi le fluide nerveux par les jambes et non par le cœur. Après quoi ils osent bien parler de délicatesse féminine, et mépriser l’Espagne et l’Italie.

Rien de plus désoccupé au contraire que les jeunes Italiens ; le mouvement qui leur ôterait leur sensibilité leur est importun. Ils font de temps à autre une promenade de demi-lieue comme remède pénible pour la santé ; quant aux femmes, une Romaine ne fait pas en toute l’année les courses d’une jeune miss en une semaine.

Il me semble que l’orgueil d’un mari anglais exalte très adroitement la vanité de sa pauvre femme. Il lui persuade surtout qu’il ne faut pas être vulgaire, et les mères qui préparent leurs filles pour trouver des maris ont fort bien saisi cette idée. De là la mode bien plus absurde et bien plus despotique dans la raisonnable Angleterre qu’au sein de la France légère ; c’est dans Bon-street qu’a été inventé le carefully careless. En Angleterre la mode est un devoir, à Paris c’est un plaisir. La mode élève un bien autre mur d’airain à Londres entre New-Bond-street et Fenchurch-street, qu’à Paris entre la Chaussée d’Antin et la rue Saint-Martin. Les maris permettent volontiers cette folie aristocratique à leurs femmes en dédommagement de la masse énorme de tristesse qu’ils leur imposent. Je trouve bien l’image de la société des femmes en Angleterre, telle que l’a faite le taciturne orgueil des hommes dans les romans autrefois célèbres de miss Burney. Comme demander un verre d’eau quand on a soif est vulgaire, les héroïnes de miss Burney ne manquent pas de se laisser mourir de soif. Pour fuir la vulgarité l’on arrive à l’affectation la plus abominable.

Je compare la prudence d’un jeune Anglais de vingt-deux ans riche, à la profonde méfiance du jeune Italien du même âge. L’Italien y est forcé pour sa sûreté, et la dépose, cette méfiance, ou du moins l’oublie, dès qu’il est dans l’intimité, tandis que c’est précisément dans le sein de la société la plus tendre en apparence que l’on voit redoubler la prudence et la hauteur du jeune Anglais. J’ai vu dire : « Depuis sept mois je ne lui parlais pas du voyage à Brighton. » Il s’agissait d’une économie obligée de quatre-vingts louis, et c’était un amant de vingt-deux ans parlant d’une maîtresse, femme mariée qu’il adorait ; mais, dans les transports de sa passion, la prudence ne l’avait pas quitté, bien moins encore, avait-il eu l’abandon de dire à cette maîtresse : « Je n’irai pas à Brighton, parce que cela me gênerait. »

Remarquez que le sort de Gianone, de P., et de cent autres, force l’Italien à la méfiance, tandis que le jeune beau Anglais n’est forcé à la prudence que par l’excès et la sensibilité maladive de sa vanité. Le Français, étant aimable avec ses idées de tous les moments, dit tout à ce qu’il aime. C’est une habitude, sans cela il manquerait d’aisance et il sait que sans aisance il n’y a point de grâce.

C’est avec peine et la larme à l’œil que j’ai osé écrire tout ce qui précède ; mais puisqu’il me semble que je ne flatterais pas un roi, pourquoi dirais-je d’un pays autre chose que ce qui m’en semble, et qui of course peut être très absurde, uniquement, parce que ce pays a donné naissance à la femme la plus aimable que j’aie connue ?

Ce serait sous une autre forme de la bassesse monarchique. Je me contenterai d’ajouter qu’au milieu de tout cet ensemble de mœurs, parmi tant d’Anglaises victimes dans leur esprit de l’orgueil des hommes, comme il existe une originalité parfaite, il suffit d’une famille élevée loin des tristes restrictions destinées à reproduire les mœurs du sérail, pour donner des caractères charmants. Et que ce mot charmant est insignifiant malgré son étymologie, et commun pour rendre ce que je voudrais exprimer ! La douce Imogène, la tendre Ophélie trouveraient bien des modèles vivants en Angleterre ; mais ces modèles sont loin de jouir de la haute vénération unanimement accordée à la véritable Anglaise accomplie, destinée à satisfaire pleinement à toutes les convenances et à donner à un mari toutes les jouissances de l’orgueil aristocratique le plus maladif et un bonheur à mourir d’ennui[2].

Dans les grandes enfilades de quinze ou vingt pièces extrêmement fraîches et fort sombres, où les femmes italiennes passent leur vie mollement couchées sur des divans fort bas, elles entendent parler d’amour ou de musique six heures de la journée. Le soir au théâtre, cachées dans leur loge pendant quatre heures, elles entendent parler de musique ou d’amour.

Donc, outre le climat, la constitution de la vie est aussi favorable à la musique et à l’amour en Espagne et en Italie, qu’elle leur est contraire en Angleterre.

Je ne blâme ni n’approuve, j’observe.

  1. Cet usage commence à tomber un peu dans la très bonne compagnie qui se francise comme partout ; mais je parle de l’immense généralité.
  2. Voir Richardson. Les mœurs de la famille des Harlowe, traduites en manières modernes, sont fréquentes en Angleterre ; leurs domestiques valent mieux qu’eux.