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Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 48

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 47-55).

CHAPITRE XLVIII

De l’amour allemand.


Si l’Italien, toujours agité entre la haine et l’amour, vit de passions, et le Français de vanité, c’est d’imagination que vivent les bons et simples descendants des anciens Germains. À peine sortis des intérêts sociaux les plus directs et les plus nécessaires à leur subsistance, on les voit avec étonnement s’élancer dans ce qu’ils appellent leur philosophie ; c’est une espèce de folie douce, aimable, et surtout sans fiel. Je vais citer, non pas tout à fait de mémoire, mais sur des notes rapides, un ouvrage qui, quoique fait dans un sens d’opposition, montre bien, même par les admirations de l’auteur, l’esprit militaire dans tout son excès : c’est le Voyage en Autriche, par M. Cadet-Gassicourt, en 1809. Qu’eût dit le noble et généreux Desaix, s’il eût vu le pur héroïsme de 95 conduire à cet exécrable égoïsme ?

Deux amis se trouvent ensemble à une batterie, à la bataille de Talavera, l’un comme capitaine commandant, l’autre comme lieutenant. Un boulet arrive qui culbute le capitaine. Bon, dit le lieutenant tout joyeux, voilà François mort, c’est moi qui vais être capitaine. — Pas encore tout à fait s’écrie François en se relevant, il n’avait été qu’étourdi par le boulet. Le lieutenant ainsi que son capitaine étaient les meilleurs garçons du monde, point méchants, seulement un peu bêtes et enthousiastes de l’empereur ; mais l’ardeur de la chasse et l’égoïsme furieux que cet homme avait su réveiller en le décorant du nom de gloire faisaient oublier l’humanité.

Au milieu du spectacle sévère donné par de tels hommes, se disputant aux parades de Schœnbrunn un regard du maître et un titre de baron, voici comment l’apothicaire de l’empereur décrit l’amour allemand, page 288 :

« Rien n’est plus complaisant, plus doux qu’une Autrichienne. Chez elle l’amour est un culte, et, quand elle s’attache à un Français, elle l’adore dans toute la force du terme.

« Il y a des femmes légères et capricieuses partout, mais en général les Viennoises sont fidèles et ne sont nullement coquettes ; quand je dis qu’elles sont fidèles, c’est à l’amant de leur choix, car les maris sont à Vienne comme partout. »

7 juin 1809

La plus belle personne de Vienne a agréé l’hommage d’un ami à moi, M. M…, capitaine attaché au quartier général de l’empereur. C’est un jeune homme doux et spirituel ; mais certainement sa taille ni sa figure n’ont rien de remarquable.

Depuis quelques jours sa jeune amie fait la plus vive sensation parmi nos brillants officiers d’état-major, qui passent leur vie à fureter tous les coins de Vienne. C’est à qui sera le plus hardi ; toutes les ruses de guerre possibles ont été employées ; la maison de la belle a été mise en état de siège par les plus jolis et les plus riches. Les pages, les brillants colonels, les généraux de la garde, les princes mêmes sont allés perdre leur temps sous les fenêtres de la belle, et leur argent auprès de ses gens. Tous ont été éconduits. Ces princes n’étaient guère accoutumés à trouver de cruelles à Paris ou à Milan. Comme je riais de leur déconvenue avec cette charmante personne : « Mais, mon Dieu, me disait-elle, est-ce qu’ils ne savent pas que j’aime M. M… »

Voilà un singulier propos et assurément fort indécent.

Page 290 : « Pendant que nous étions à Schœnbrunn, je remarquai que deux jeunes gens attachés à l’empereur ne recevaient jamais personne dans leur logement à Vienne. Nous les plaisantions beaucoup sur cette discrétion, l’un d’eux me dit un jour : « Je n’aurai pas de secret pour vous, une jeune femme de la ville s’est donnée à moi, sous la condition qu’elle ne quitterait jamais mon appartement, et que je ne recevrais qui que ce soit sans sa permission. » Je fus curieux, dit le voyageur, de connaître cette recluse volontaire, et ma qualité de médecin me donnant comme dans l’Orient un prétexte honnête, j’acceptai un déjeuner que mon ami m’offrit. Je trouvai une femme très éprise, ayant le plus grand soin du ménage, ne désirant nullement sortir quoique la saison invitât à la promenade, et d’ailleurs convaincue que son amant la ramènerait en France.

« L’autre jeune homme, qu’on ne trouvait non plus jamais à son logement en ville, me fit bientôt après une confidence pareille. Je vis aussi sa belle ; comme la première, elle était blonde, fort jolie, très bien faite.

« L’une âgée de dix-huit ans était la fille d’un tapissier fort à son aise ; l’autre, qui avait environ vingt-quatre ans, était la femme d’un officier autrichien qui faisait la campagne à l’armée de l’archiduc Jean. Cette dernière poussa l’amour jusqu’à ce qui nous semblerait de l’héroïsme en pays de vanité. Non seulement son ami lui fut infidèle, mais il se trouva dans le cas de lui faire les aveux les plus scabreux. Elle le soigna avec un dévouement parfait, et, s’attachant par la gravité de la maladie de son amant, qui bientôt fut en péril, elle ne l’en chérit peut-être que davantage.

« On sent qu’étranger et vainqueur, et toute la haute société de Vienne s’étant retirée à notre approche dans ses terres de Hongrie, je n’ai pu observer l’amour dans les hautes classes ; mais j’en ai vu assez pour me convaincre que ce n’est pas de l’amour comme à Paris.

« Ce sentiment est regardé par les Allemands comme une vertu, comme une émanation de la divinité, comme quelque chose de mystique. Il n’est pas vif, impétueux, jaloux, tyrannique comme dans le cœur d’une Italienne. Il est profond et ressemble à l’illuminisme ; il y a mille lieues de là à l’Angleterre.

« Il y a quelques années, un tailleur de Leipzig, dans un accès de jalousie, attendit son rival dans le jardin public et le poignarda. On le condamna à perdre la tête. Les moralistes de la ville fidèles à la bonté et à la facilité d’émotion des Allemands, (faisant faiblesse de caractère), discutèrent le jugement, le trouvèrent sévère, et, établissant une comparaison entre le tailleur et Orosmane, apitoyèrent sur son sort. On ne put cependant faire réformer l’arrêt. Mais le jour de l’exécution, toutes les jeunes filles de Leipzig vêtues de blanc se réunirent et accompagnèrent le tailleur à l’échafaud en jetant des fleurs sur sa route.

« Personne ne trouva cette cérémonie singulière ; cependant dans un pays qui croit être raisonneur, on pouvait dire qu’elle honorait une espèce de meurtre. Mais c’était une cérémonie, et tout ce qui est cérémonie est sûr de n’être jamais ridicule en Allemagne. Voyez les cérémonies des cours des petits princes qui nous feraient mourir de rire, et semblent fort imposantes à Meinungen ou à Cœtten. Ils voient dans les six gardes chasses qui défilent devant leur petit prince, garni de son crachat, les soldats d’Hermann marchant à la rencontre des légions de Varus.

« Différence des Allemands à tous les autres peuples : ils s’exaltent par la méditation, au lieu de se calmer ; seconde nuance : ils meurent d’envie d’avoir du caractère.

« Le séjour des cours ordinairement si favorable au développement de l’amour, l’hébète en Allemagne. Vous n’avez pas d’idée de l’océan de minuties incompréhensibles et de petitesses qui forment ce qu’on appelle une cour d’Allemagne[1], même celle des meilleures princes (Munich, 1820).

« Quand nous arrivions avec un état-major, dans une ville d’Allemagne, au bout de la première quinzaine les dames du pays avaient fait leur choix. Mais ce choix était constant ; et j’ai ouï dire que les Français étaient l’écueil de beaucoup de vertus irréprochables jusqu’à eux. »

 

Les jeunes Allemands que j’ai rencontrés à Gœttingue, Dresde, Kœnisberg, etc., sont élevés au milieu de systèmes prétendus philosophiques qui ne sont qu’une poésie obscure et mal écrite, mais, sous le rapport moral, de la plus haute et sainte sublimité. Il me semble voir qu’ils ont hérité de leur moyen âge, non le républicanisme, la défiance et le coup de poignard, comme les Italiens, mais une forte disposition à l’enthousiasme et à la bonne foi. C’est pour cela que tous les dix ans, ils ont un nouveau grand homme qui doit effacer tous les autres (Kant, Schelling, Fichte, etc.[2]).

Luther fit jadis un appel puissant au sens moral, et les Allemands se battirent trente ans de suite pour obéir à leur conscience. Belle parole et bien respectable, quelque absurde que soit la croyance ; je dis respectable même pour l’artiste. Voir les combats dans l’âme de S…[3] entre le troisième commandement de Dieu : Tu ne tueras point, et ce qu’il croyait l’intérêt de la patrie.

L’on trouve de l’enthousiasme mystique pour les femmes et l’amour jusque dans Tacite, si toutefois cet écrivain n’a pas fait uniquement une satire de Rome[4].

L’on n’a pas plutôt fait cinq cents lieues en Allemagne que l’on distingue dans ce peuple désuni et morcelé, un fond d’enthousiasme doux et tendre plutôt qu’ardent et impétueux.

Si l’on ne voyait pas bien clairement cette disposition, l’on pourrait relire trois ou quatre des romans d’Auguste la Fontaine que la jolie Louise, reine de Prusse, fit chanoine de Magdebourg, en récompense d’avoir si bien peint la vie paisible[5].

Je vois une nouvelle preuve de cette disposition commune aux Allemands, dans le code autrichien qui exige l’aveu du coupable pour la punition de presque tous les crimes. Ce code, calculé pour un peuple où les crimes sont rares et plutôt un accès de folie chez un être faible, que la suite d’un intérêt courageux, raisonné, et en guerre constante avec la société, est précisément le contraire de ce qu’il faut à l’Italie, où l’on cherche à l’implanter, mais c’est une erreur d’honnêtes gens.

J’ai vu les juges allemands en Italie se désespérer des sentences de mort, ou l’équivalent, les fers durs, qu’ils étaient obligés de prononcer sans l’aveu des coupables.

  1. Voir les Mémoires de la margrave de Bareuth, et Vingt ans de séjour à Berlin, par M. Thiébaut.
  2. Voir en 1821 leur enthousiasme pour la tragédie du Triomphe de la croix qui fait oublier Guillaume Tell.
  3. Sand. — N.D.L.E.
  4. J’ai eu le bonheur de rencontrer un homme de l’esprit le plus vif et en même temps savant comme dix savants allemands et exposant ce qu’il a découvert en termes clairs et précis. Si jamais M. F… imprime, nous verrons le moyen âge sortir brillant de lumière à nos yeux, et nous l’aimerons.
  5. Titre d’un des romans d’Auguste la Fontaine, la Vie paisible, autre grand trait des mœurs allemandes, c’est le farniente de l’Italien, c’est la critique physiologique du drosky russe ou du horseback anglais.