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Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre IV

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 34-40).

LETTRE IV

Bade, 20 juin 1808.


Ma foi, mon aimable Louis, il me semble que je n’aime plus la musique. Je sors d’un concert que l’on a donné pour l’inauguration de la jolie salle de Bade. Vous savez que j’ai fait mes preuves en fait de patience : je me suis fait à l’ennui d’assister régulièrement aux séances d’une assemblée délibérante ; j’ai supporté, au milieu des sociétés les plus aimables, l’amitié dont m’honorait, pour mes péchés, un homme puissant et sans esprit, un peu de votre connaissance ; mais j’avoue que depuis que j’entends de la musique, je n’ai pu encore me faire à l’ennui des concertos : c’est pour moi le dernier des supplices, comme il me semble que la première des niaiseries est de venir montrer au public les exercices auxquels on doit se livrer pour lui plaire, dont on doit lui offrir les résultats, mais qu’il est cruel de lui faire essuyer en nature. Cela me semble aussi spirituel que si votre fils, au lieu de vous écrire du collège une lettre disant quelque chose, vous envoyait une collection de grands O ou des F qu’on fait faire aux enfants pour leur montrer à écrire.

Les joueurs d’instruments sont des gens qui apprennent à bien prononcer les mots d’une langue, à en bien faire sentir les longues et les brèves, mais qui, chemin faisant, oublient le sens de ces mots ; sans cela un joueur de flûte, au lieu d’enfiler des difficultés insignifiantes, et de faire des points d’orgue d’un quart d’heure, prendrait un air vif et chantant, tel que

Quattro baj e sei morelli,

de Cimarosa, le gâterait, et le varierait avec autant de difficultés qu’il voudrait ; et au moins il ne nous ennuierait qu’à moitié. Si jamais il revenait au bon sens, il nous ferait pleurer en jouant, sans y rien changer, quelque bel air triste et tendre, ou nous électriserait avec la belle valse de la reine de Prusse.

Quant à moi, je suis réellement assommé de trois concertos entendus dans la même soirée. J’ai besoin d’une forte distraction, et je m’impose la loi de ne pas me coucher avant de vous avoir achevé l’histoire de la jeunesse de Haydn.

Moins précoce que Mozart, qui, à treize ans, composa un opéra applaudi, Haydn, à cet âge, fit une messe dont le bon Reüter se moqua avec raison. Cet arrêt étonna le jeune homme ; mais déjà plein de raison, il comprit sa justice : il sentit qu’il fallait apprendre le contre-point et les règles de la mélodie ; mais de qui les apprendre ? Reüter n’enseignait pas le contre-point[1] aux enfants de chœur, et n’en a jamais donné que deux leçons à Haydn. Mozart trouva un excellent maître dans son père, violon estimé. Il en était autrement du pauvre Joseph, enfant de chœur abandonné dans Vienne, qui ne pouvait avoir de leçons qu’en les payant, et qui n’avait pas un sou. Son père, malgré ses deux métiers, était si pauvre, que, Joseph ayant été volé de ses habits, et ayant mandé ce malheur à sa famille, son père, faisant un effort, lui envoya six florins pour remonter sa garde-robe.

Aucun des maîtres de Vienne ne voulut donner de leçons gratis à un petit enfant de chœur sans protection : c’est peut-être à ce malheur que Haydn doit son originalité. Tous les poëtes ont imité Homère, qui n’imita personne : en cela seulement il n’a pas été suivi, et c’est peut-être à cela surtout qu’il doit d’être le grand poëte que tout le monde admire. Pour moi, je voudrais, mon cher ami, que tous les cours de littérature fussent au fond de l’Océan : ils apprennent aux gens médiocres à faire des ouvrages sans fautes, et leur naturel les leur fait produire sans beautés. Il nous faut ensuite essuyer tous ces malheureux essais : notre amour pour les arts en est diminué tandis que le manque de leçons n’arrêtera certainement pas un homme fait pour aller au grand : voyez Shakspeare, voyez Cervantes ; c’est aussi l’histoire de notre Haydn. Un maître lui eût fait éviter quelques-unes des fautes dans lesquelles il tomba dans la suite en écrivant pour l’église et pour le théâtre ; mais certainement il eût été moins original. L’homme de génie est celui-là seulement qui trouve une si douce jouissance à exercer son art, qu’il travaille malgré tous les obstacles. Mettez des digues à ces torrents, celui qui doit devenir un fleuve fameux saura bien les renverser.

Comme Jean-Jacques, il acheta chez un bouquiniste des livres de théorie, entre autres le Traité de Fux, et se mit à l’étudier avec une opiniâtreté que l’effroyable obscurité de ces règles ne put rebuter. Travaillant seul et sans maître, il fit une infinité de petites découvertes dont il se servit par la suite. Pauvre, grelottant de froid dans son grenier, sans feu, étudiant fort avant dans la nuit, accablé de sommeil, à côté d’un clavecin détraqué, tombant en ruines de toutes parts, il se trouvait heureux. Les jours et les années volaient pour lui, et il dit souvent n’avoir pas rencontré en sa vie de pareille félicité. La passion de Haydn était plutôt l’amour de la musique que l’amour de la gloire ; et encore, dans ce désir de gloire, n’y avait-il pas l’ombre d’ambition. Il songeait plus à se faire plaisir, en faisant de la musique, qu’à se donner un moyen d’acquérir un rang parmi les hommes.

Haydn n’apprit pas le récitatif de Porpora, comme on vous l’a dit ; ses récitatifs, tellement inférieurs à ceux de l’inventeur de ce genre, le prouveraient de reste : il apprit de Porpora la vraie manière de chanter à l’italienne, et l’art d’accompagner au piano, qui n’est pas si facile qu’on le pense. Voici comment il vint à bout d’attraper ces leçons.

Un noble vénitien, nommé Corner, était alors à Vienne, ambassadeur de sa république. Il avait une maîtresse folle de musique, qui avait hébergé le vieux Porpora[2] dans l’hôtel de l’ambassade. Haydn, uniquement en sa qualité de mélomane, trouva moyen de s’insinuer dans cette maison. Il y plut ; et Son Excellence le mena, avec sa maîtresse et Porpora, aux bains de Manensdorf, qui alors étaient à la mode.

Notre jeune homme, qui n’avait d’amour que pour le vieux Napolitain, se mit à employer toutes sortes de ruses pour entrer dans ses bonnes grâces, et obtenir ses faveurs harmoniques. Tous les jours il se levait de bonne heure, battait l’habit, nettoyait les souliers, arrangeait de son mieux la perruque antique du vieillard, grondeur au delà de tout ce qu’on peut l’être. Il n’en obtint d’abord que quelques épithètes de sol, quand il entrait le matin dans sa chambre. Mais l’ours, se voyant servi gratis, et distinguant cependant des dispositions rares dans son jockey volontaire, se laissait attendrir de temps en temps, et lui donnait quelques bons avis. Haydn en obtenait surtout quand il devait accompagner la belle Wilhelmine, chantant quelques-uns des airs de Porpora, tous remplis de basses difficiles à deviner. Joseph apprit dans cette maison à chanter dans le grand goût italien. L’ambassadeur, étonné des progrès de ce pauvre jeune homme, lui fit, à son retour en ville, une pension de six sequins par mois (soixante-douze francs), et l’admit à la table de ses secrétaires.

Cette générosité mit Haydn au-dessus de ces affaires. Il put acheter un habit noir. Ainsi vêtu, il sortait avec le jour, et allait faire la partie de premier violon à l’église des Pères-de-la-Miséricorde ; de là il se rendait à la chapelle du comte Haugwitz, où il touchait l’orgue ; plus tard, il chantait la partie de ténor à Saint-Étienne. Enfin, après avoir couru toute la journée, il passait une partie des nuits au clavecin. Se formant ainsi d’après les préceptes de tous les musiciens qu’il pouvait accrocher, saisissant toutes les occasions d’entendre de la musique réputée bonne ; et, n’ayant aucun maître fixe, il commençait à concevoir le beau musical à sa manière, et se préparait, sans s’en douter, à se faire un jour un style tout à lui.

  1. C’est l’art de la composition.
  2. Né à Naples en 1683. Voici les époques de quelques grands artistes dont je parlerai souvent :
    Pergolèse, né en 1704, mort en 1733.
    Cimarosa, 17641801.
    Mozart, 17561792.