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Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre sur Mozart

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 322-330).

LETTRE SUR MOZART

Monticello, le 29 août 1814.


Il résulte, mon cher ami, de la lettre citée ci-dessus, dont l’exposé me semble très-vrai, que, des ouvrages de Mozart, on ne connaît à Paris que Figaro, Don Juan et Cosi fan tutte, qui ont été joués à l’Odéon.

La première réflexion qui se présente sur Figaro, c’est que le musicien, dominé par sa sensibilité, a changé en véritables passions les goûts assez légers qui, dans Beaumarchais, amusent les aimables habitants du château d’Aguas-Frescas. Le comte Almaviva y désire Suzanne, rien de plus, et est bien éloigné de la passion qui respire dans l’air

Vedro mentr’io sospiro
Felice un servo mio !

Et dans le duo

Crudel ! perchè finora ?

Certainement ce n’est pas là l’homme qui dit, acte III, scène iv de la pièce française :

« Qui donc m’enchaîne à cette fantaisie ? j’ai voulu vingt fois y renoncer… Étrange effet de l’irrésolution ! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins. » Comment le musicien aurait-il pu atteindre à cette idée, qui cependant est fort juste ? comment peindre un calembour en musique ?

On sent, dans la comédie, que le goût de Rosine pour le petit page pourrait devenir plus sérieux : la situation de son âme, cette douce mélancolie, ces réflexions sur la portion de bonheur que le destin nous accorde, tout ce trouble qui précède la naissance des grandes passions, est infiniment plus développé chez Mozart que dans le comique français. Cette situation de l’âme n’a presque pas de termes pour l’exprimer, et est peut-être une de celles que la musique peut beaucoup mieux peindre que la parole. Les airs de la comtesse font donc une peinture absolument neuve : il en est de même du caractère de Bartholo, si bien marqué par le grand air

La vendetta ! la vendetta !

La jalousie de Figaro, dans l’air

Se vuoi ballar signor Contino,

est bien éloignée de la légèreté du Figaro français. Dans ce sens, on peut dire que Mozart a défiguré la pièce autant que possible. Je ne sais trop si la musique peut peindre la galanterie et la légèreté françaises pendant quatre actes, et dans tous les personnages : cela me semble difficile ; il lui faut des passions décidées, du bonheur ou du malheur. Une répartie fine ne fait rien sentir à l’âme, ne donne rien à sa méditation. En parlant du saut par la fenêtre : « La rage de sauter peut prendre, dit Figaro ; voyez plutôt les moutons de Panurge. » Cela est délicieux, mais pendant trois secondes ; si vous insistez, si vous prononcez lentement, le charme disparaît.

Je voudrais voir l’aimable Fioravanti faire la musique des Noces de Figaro. Dans celle de Mozart, je ne trouve la véritable expression de la pièce française que dans le duo

Se a caso madama,

entre Suzanne et Figaro ; et encore celui-ci est-il jaloux beaucoup trop sérieusement, lorsqu’il dit :

Udir bramo il resto.

Enfin, pour achever le déguisement, Mozart finit la Folle journée par le plus beau chant d’église qu’il soit possible d’entendre : c’est après le mot

Perdono,

dans le dernier finale.

Il a changé entièrement le tableau de Beaumarchais : l’esprit ne reste plus que dans les situations ; tous les caractères ont tourné au tendre et au passionné. Le page est indiqué dans la pièce française ; son âme entière est développée dans les airs

Non so più cosa son,

et

Voi che sapete
Che cosa è amor ;

et dans le duo de la fin avec la comtesse, lorsqu’ils se rencontrent dans les allées obscures du jardin, près du bosquet des grands marronniers.

L’opéra de Mozart est un mélange sublime d’esprit et de mélancolie, tel qu’il ne s’en trouve pas un second exemple. La peinture des sentiments tristes et tendres peut quelquefois tomber dans l’ennuyeux : ici l’esprit piquant du comique français, qui brille dans toutes les situations, repousse bien loin le seul défaut possible du genre.

Pour être dans le sens de la pièce, la musique aurait dû être faite à frais communs par Cimarosa et Paisiello. Le seul Cimarosa pouvait donner à Figaro la brillante gaieté et l’assurance que nous lui connaissons. Rien ne ressemble plus à ce caractère que l’air

Mentr’io era un fraschetone
Sono stato il più felice ;

et il faut avouer qu’il est faiblement rendu par le seul air gai de Mozart :

Non più andrai farfallone…

La mélodie de cet air est même assez commune ; c’est l’expression qu’il prend peu à peu qui en fait tout le charme.

Quant à Paisiello, il suffit de se rappeler le quintette du Barbiere di Siviglia, dans lequel on dit à Bazile

Allez-vous coucher,

pour voir qu’il était parfaitement en état de rendre les situations purement comiques, et où il n’y a point de chaleur de sentiment.

Comme chef-d’œuvre de pure tendresse et de mélancolie, absolument exempt de tout mélange importun de majesté et de tragique, rien au monde ne peut être comparé aux Nozze di Figaro. J’ai vraiment du plaisir à me figurer cet opéra joué par une des Monbelli, pour le rôle de la comtesse ; Bassi, pour celui de Figaro ; Davide ou Nozzari, pour le comte Almaviva ; madame Gaforini pour Suzanne ; encore une des Monbelli pour le petit page, et Pellegrini pour le docteur Bartholo.

Si vous connaissiez ces voix délicieuses, vous partageriez le plaisir que me donne cette supposition ; mais en musique on ne peut parler aux gens que de leurs souvenirs. Je pourrais, à toute force, vous donner une idée de l’Aurore du Guide, au palais Rospigliosi, quoique vous ne l’ayez jamais vue ; mais je serais ennuyeux comme un auteur de prose poétique, si j’essayais de vous parler d’Idoménée, ou de la Clémence de Titus, avec autant de détails que je l’ai fait de Figaro.

On peut dire avec vérité, et sans tomber dans les illusions exagérantes auxquelles on est sans cesse conduit lorsqu’il s’agit d’un homme tel que Mozart, que rien absolument ne peut être comparé à l’Idoménée. J’avoue que, contre l’opinion de toute l’Italie, ce ne sont pas les Horaces qui, pour moi, sont le premier opéra seria existant ; c’est Idoménée, ou la Clémence de Titus.

La majesté en musique devient bientôt ennuyeuse. Cet art ne peut absolument pas rendre le mot d’Horace :

Albano tu sei, io non ti conosco più

et l’exaltation patriotique de tout ce rôle ; tandis que la tendresse seule anime tous les personnages de la Clémence. Quoi de plus tendre que Titus disant à son ami :

Avoue-moi ta faute, l’empereur n’en saura rien ; l’ami seul est avec toi.

Le pardon de la fin, quand il lui dit :

Soyons amis,

fait venir les larmes aux yeux aux traitants les plus endurcis. C’est ce que j’ai vu à Kœnigsberg, après la terrible retraite de Moscou. En réabordant au monde civilisé, nous trouvâmes la Clémence de Titus très bien montée dans cette ville, où les Russes eurent la politesse de nous donner vingt jours de repos, dont, en vérité, nous avions grand besoin.

Il faut absolument avoir vu la Flûte enchantée pour s’en faire une idée. La pièce, qui ressemble aux jeux d’une imagination tendre en délire, est divinement d’accord avec le talent du musicien. Je suis convaincu que, si Mozart avait eu le talent d’écrire, il eût sur-le-champ tracé la situation du nègre Monostatos, venant dans le silence de la nuit, au clair de lune, dérober un baiser sur les lèvres de la princesse endormie. Le hasard a fait ce que les amateurs n’avaient rencontré qu’une fois dans le Devin du village, de Rousseau. On peut dire, de la Flûte enchantée, que le même homme a fait les paroles et la musique.

L’imagination toute romantique de Molière dans Don Juan, cette peinture si vraie d’un si grand nombre de situations intéressantes, depuis le meurtre du père de donna Anna, jusqu’à l’invitation faite à la statue, parlant à elle-même, la réponse terrible de cette statue ; tout cela encore est merveilleusement dans le talent de Mozart.

Il triomphe dans l’accompagnement terrible de la réponse de la statue, accompagnement absolument pur de toute fausse grandeur, de toute enflure : c’est, pour l’oreille, de la terreur à la Shakspeare.

La peur de Leporello, lorsqu’il se défend de parler au commandeur, est peinte d’une manière très comique, chose rare chez Mozart ; en revanche, les âmes sensibles retiennent de cet opéra vingt traits mélancoliques ; même à Paris, qui ne se souvient pas du mot

Ah rimembranza amara !
Il padre mio dov’è ?

Don Juan n’a pas eu de succès à Rome ; peut-être l’orchestre n’a-t-il pas pu jouer cette musique très difficile ; mais je parierais qu’un jour elle plaira aux Romains.

La pièce de Cosi fan tutte était faite pour Cimarosa, et tout à fait contraire au talent de Mozart, qui ne pouvait badiner avec l’amour. Cette passion était toujours pour lui le bonheur ou le malheur de la vie. Il n’a rendu que la partie tendre des caractères, et nullement le rôle plaisant du vieux capitaine de vaisseau caustique. Il s’est sauvé quelquefois, à l’aide de sa sublime science en harmonie, comme à la fin, dans le trio

Tutte fan cosi.

Mozart, considéré sous le rapport philosophique, est encore plus étonnant que comme auteur d’ouvrages sublimes. Jamais le hasard n’a présenté plus à nu, pour ainsi dire, l’âme d’un homme de génie. Le corps était pour aussi peu que possible dans cette réunion étonnante qu’on appela Mozart, et que les Italiens nomment aujourd’hui quel mostro d’ingegno.