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Suite de Joseph Delorme/Pour mon cher Marmier

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POUR MON CHER MARMIER[1]


SUR L’ELSTER.


Elle était fraîche et belle, et quoique née au bord
D’une onde où volontiers les Vellédas du Nord
Penchent aux saules de la rive,
Elle riait souvent ; et d’un ton peu rêveur,
Durant mes mois d’exil, m’avait pris en faveur,
Comme une sœur folâtre et vive.

Et comme on nous le dit des filles de Chio,
Tout autour de mon cœur elle faisait écho
Avec ses chastes railleries,
Y mêlant toutefois, fine blonde aux yeux bleus,
Un regard par instants, un soupir onduleux,
Comme un accord des deux patries.

Quand du travail du jour j’arrivais tout muet,
Vite elle me lançait, comme au front un jouet,
Une tendre attaque charmante,
Et, si son allemand servait mal son propos,
Elle allait, en français, jetant à point des mois,
Que son mari présent commente[2].

Entre les plus beaux noms que la Muse essaya,
Je m’appelais son Puck ; elle, Titania !
Nous nous aimions sous le nuage.
Que l’amour fût dessous, elle le sentait bien ;
Mais elle semblait dire, en cachant le lien :
 « Tu n’iras pas plus loin, Volage ! »


Quand son mari partant la laissait plus d’un jour
Maêtresse, elle arrangeait, avec grâce et détour,
Ce qu’elle appelait des soirées ;
C’est-à-dire, sa sœur, elle et moi, nous causions
Ces soirs-là plus longtemps ; et notre âme, en rayons,
Courait les cieux et les contrées !

La lune et le jardin, en tonnelle couvert,
Faisaient comme harmonie à notre gai concert,
Bordure qu’Hoffmann eût choisie.
Des poëtes aimés nous répétions le nom ;
Puis elle me chantait ce doux chant de Mignon,
La tendresse et la fantaisie !

Pourtant je dus partir ; et la veille j’allai,
J’allai, je la vis seule, et le rire éveillé :
 « Ah ! je pars ; c’est demain, » lui dis-je :
Et son rire cessa, son front pâlit, ses yeux
Se mouillèrent ; tirant un anneau précieux
Où l’abeille au myrte voltige :

« Emportez-le, » dit-elle ; et, me disant cela,
Sa tête se penchait, son accent se voila,
Et l’âme y trahit sa lumière !
Ému, je m’approchai ; je pus serrer la main
Qui ne résistait pas ; sans effort, sans larcin,
Ma lèvre effleura sa paupière.

Mais soudain retentit le marteau du dehors !
— Quelqu’un ! — et loin de moi s’élança son beau corps,
Et son geste étouffa le charme.
« Oh ! tout est là, lui dis-je… un destin tout entier !
« J’ai cueilli le premier baiser et le dernier,
 « Et c’était pour prendre une larme ! »


  1. Ce Joseph Delorme était si voué à la muse élégiaque, que lorsqu’il ne chantait pas pour lui, et dès qu’il y avait trêve dans ses amours, il se mettait à chanter pour quelqu’un de ses amis et comme en son propre nom.
  2. Il était en effet très-docte commentateur et philologue.