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Sur la mort de mon frère/19

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Émile-Paul frères (p. 131-136).


Soupir



Dolor mevs, — mevs amor.
Cor mevm, — mea mors.


Qu’ai-je fait ? — Je n’ai pas retenu mon amour. J’ai donc laissé s’en aller ma vie.

Ne voulais-je pas assez qu’il vécût ? — Soi-même, on ne doute pas de vivre. Je ne doutais pas : il vivait.

Comment ferai-je maintenant ? — Si j’y pense, je m’égare. Et si je n’y pense pas, je cesse de penser.

Je vois ton beau corps sous la terre. Je le vois trempé d’horreur. Il mouille dans l’épouvante. La nuit l’insulte. Et les immondes ténèbres aux mille pattes le saisissent, et l’offensent de leur grouillement.

Je tremble aussi, et je suis mouillé de la même sueur. Je suis la sciure de bois où tes os sont couchés.

Je balbutie, pour défendre ta chair. Comme elle je frémis sous la pluie d’outrage, le flegme et les humeurs du néant.

Pour moi mon Amour serait mort avec joie, je le sais. C’est pourquoi je ne me pardonne pas de vivre. Sous la fétide loi de la mort, nous sommes tombés ensemble, ô très chère victime.

Je n’augure plus rien de ce qui me reste. Je ne me retrouve que dans les larmes. En toutes choses, j’ai épousé la Piété : la Piété, le visage souffrant de la Tendresse.

À l’horizon de toutes les pensées, quelque brume que j’y fasse, quelque rideau de pluie qu’y tende l’action, toujours le soleil mutilé de l’amour descend : dans un torrent de cris ton front ensanglanté, — un torrent de sang sur l’océan de ma misère.


Je te vois et je te pense. Et je te vois toujours.

J’ai tels spasmes de pitié, tels étourdissements d’angoisse, où c’est toi qui vacilles, toi qui tombes, toi qui te rétractes.

Victime, qui seras victimée chaque jour, en chaque heure de ma vie. Ha, c’en est trop.


Enfin, je désavoue la vie.

Je la renie, comme elle nous a reniés. La trahison est trop amère. Pourquoi soutenir cette fiction ? Que d’efforts j’y ai faits, que d’ardeur j’y ai mise… Quelle volonté de rêver, sans le savoir ? Quelle volonté d’être dupe, et de ne pas soulever le voile du rêve… J’ai trop aimé cette vie. J’en suis puni, pas une de mes fibres ne résiste plus à la maladie mortelle de l’ « À quoi bon ? ».

Tu restes couché tout de ton long dans la cellule funèbre. Et moi, ton frère, je demeure et je me soulève, pour considérer notre douleur, pour pleurer sur toi et te veiller.