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Sur la mort de mon frère/35

La bibliothèque libre.
Émile-Paul frères (p. 239-244).


Retours de la fièvre dans l’illusion


Le 4 janvier, jour de sa fête.


Celui qui a perdu tout ce qu’il aime, sait le prix d’un souvenir. Dans son cœur se fonde la religion des reliques. Un vêtement lui parle de la vie qui n’est plus ; il cherche dans un livre la page préférée ; et sur sa table, du plus mince portrait il fait le témoin et l’ami de toutes ses pensées. Ainsi l’image de mon enfant ne me quitte jamais. Tantôt il me dit : « Courage ! » Tantôt c’est : « Adieu, adieu ! » et : « Pense à moi ! » Et plus souvent même, je l’entends pousser un long cri de détresse et m’appeler.

Au crépuscule, quand le jour s’en va, vêtue de souvenirs, la douleur me visite. Avec l’ombre, elle entre sans bruit, et s’installe à mon côté. Elle me touche l’épaule d’une main, et de l’autre elle me montre mon bien aimé qui me regarde. Que tous les vains mirages de la journée semblent plus vains encore… Les feux-follets de l’action se noient dans la masse du soir impénétrable. Tout le divertissement de la vie s’abîme dans la pensée unique : dans la sournoise tempête de Terre-Neuve, ainsi les canots surpris à la pêche, loin du bord, sont bus par l’océan. L’illusion du jour, ce travail de fourmi dans le sol meuble, s’évanouit. Et la fièvre de croire se rallume dans l’âme, avec les grands frissons du doute. J’ai peur et je claque des dents.

Tant de vie en ces yeux, qui me voient sans me voir ! Comme le soir de la Saint-Jean, les bûchers sur la colline élèvent le rire du feu jusqu’au ciel nocturne, et lui annoncent, après la nuit la plus courte, le prochain retour du soleil, c’est la bonté qui faisait tant de lumière dans ces prunelles ; il y brillait la promesse d’une victoire dans la joie ; à moi seul, faut-il qu’ils n’annoncent plus rien ? Et si ce n’est plus la vie, que me promettent-ils ?

Bon comme l’enfant ne l’est pas, n’ayant point la force de ne pas l’être. Et fort comme l’homme qui veut, et dont l’acte suit l’acte… La flamme est éteinte de ce feu qu’on ne ranime pas. La noble et douce main ne tient plus, par le poignet, la vie qu’elle maîtrise. Les liens de la pesanteur et de l’étouffement ont roidi la souple jeunesse de l’être libre, le beau muscle bandé de force, pour lancer la flèche de l’action.

C’est Lui, pourtant, voici deux mois, qu’ils m’ont pris, comme des voleurs honteux, un matin d’automne, au jour louche de l’aube. Lui, qu’ils n’eussent, la veille, jamais osé toucher seulement du doigt, c’est lui qu’ils ont saisi dormant d’un sommeil terrible. Ils n’ont pas eu peur de le troubler. Ils l’ont pris sous les bras ; et il s’est laissé faire. C’est lui qu’ils ont porté sur la voiture où l’on nous couche, le lit public où l’on doit aller en tête d’une foule, qu’on ne peut empêcher de nous suivre. Et c’est lui qu’ils ont…


Je rêve.

Je rêve. J’étais là ; et j’ai vu. Je rêve… ou rêvai-je alors ?… Je sais, et je ne sais pas.

J’ai vu. J’ai été sous ces arbres, et la terre était mouillée. Et là… Celui que l’on mène est toujours le dernier de la rangée. Et déjà le lendemain il ne l’est plus. Et la terre béante est comblée.

Encore, encore une fois ! Impossible d’y croire ; — impossible de n’y pas croire. Impossible de s’y faire ; — et forcé de s’y faire. Cette vie qui m’est ôtée, à toute vie ôte la vie. Rien n’est certain que la mort, si cette mort est certaine. Si je crois à cette mort, il me faut croire à la mienne. Quoi ? Il se pourrait que j’y croie ? en vérité ? — Je tremble de pitié : pour toi, Doux Être ; et pour moi, d’horreur présente. Je le vois dans la terre ; et je m’y vois. Trempée de rosée, rouge comme une bouche, que cette terre était avide, ce matin-là.

Dans la mort de ce qu’on aime, la mort de tout le reste ; et non pas demain, mais tout à l’heure : ici même, — là… Et quoi ? d’hier déjà.


Je m’arrête près de toi qui demeures, ô mon frère. Je perds le souffle.

Tant j’ai de douleur, que je pense être le seul à souffrir, et que nul n’a souffert avant moi. Pourtant je ne suis pas encore au terme. Dans la douleur suprême, le suprême repos : je n’y touche donc pas ?…