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Sur mon chemin/Livre I/Article 1

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Ernest Flammarion (p. 3-9).

BEAUX MASQUES !


Il est plaisant que mes amis ne me trouvent point d’une beauté régulière ; je ne m’occupe pas de savoir comment ils ont le nez fait et je leur souhaite seulement d’avoir comme moi l’oreille des dames, quand ils vont au bal de l’Opéra. J’en reviens. J’ai eu un succès fou.

À la bonne heure ! Voilà un vrai « bal de l’Opéra », et je crois bien que nous revenons du coup aux saines traditions. J’ai vu quelques bals, ces dix dernières années, à l’Académie nationale de musique. Ils étaient remarquables par le tapage qu’on y menait et la mauvaise tenue de tout le monde, passé deux heures du matin. Je vous assure que cela allait jusqu’à l’indécence et que j’en ai bien souffert. Les dames était outrageusement décolletées et ces messieurs ne se gênaient guère pour en profiter. Ils les embrassaient tout de go, sur les épaules, ce qui n’était point drôle, mais bestial et sans mystère. Car le mystère c’est tout, au bal de l’Opéra. Or, avec le le bal d’hier, nous revenons au mystère. Oui, oui.

Cela se voyait tout de suite, du reste, à la façon que les gens avaient de se promener. Ils ne se disaient rien, ou si peu de chose qu’on jugeait tout de suite que ce n’était pas naturel. Ils ne riaient pas. Ils ne souriaient même pas. Chacun gardait son « quant à soi ». Et puis, ces dames avaient des dominos qui les empaquetaient jusqu’au menton. Au-dessus du menton, il y avait de la dentelle, du masque, du loup, du capuchon et des tas de fanfreluches derrière lesquelles devait se trouver la tête. On était obligé de tâter quelquefois pour en être bien sûr. Donc, plus d’épaules, plus de bras nus, plus de jambes emmaillotées trop exactement dans des travestis cyniquement libertins. Plus d’étalage. Ces dames étaient aussi à l’abri sous leurs voiles que dans leurs arrière-boutiques.

Vous vous rappelez cette horreur des confetti. Ce n’est point avec les confetti qu’on pouvait faire du mystère. On passait, avec eux, son temps à se battre ; on mangeait stupidement du papier, on s’en enfonçait partout, on éternuait, on criait, on s’esclaffait. Les dames mettaient, à ce jeu, une animation extraordinaire et se débarrassaient tout de suite de ce qui pouvait gêner la liberté de leurs mouvements. Le loup ne résistait pas cinq minutes. Il n’y avait plus d’intrigue.

On a supprimé les confetti. On a bien fait. Ils ont été remplacés par quelque chose que je vous dirai tout à l’heure et qui est une invention merveilleuse, bien parisienne, tout à fait adéquate au genre de distraction que les amateurs d’aventures subtiles viennent chercher au bal de l’Opéra.

Il y avait encore les cortèges, les processions, les défilés tumultueux, les surprises d’un programme exceptionnel et qui n’étaient que motifs à bousculades, à manifestations grossières, à désordres regrettables, à promiscuités vulgaires. Tout cela n’est plus. Ainsi, hier, un cortège artistique a frappé à la porte de l’Opéra. On ne la lui a point ouverte, et on a renvoyé tous ces jeunes gens à leurs quat-z-arts. Le bal a été ainsi laissé à lui-même. Aucun élément extérieur n’est venu le « dénaturer », et comme sa nature est l’intrigue, la mystérieuse intrigue, c’est étonnant combien l’on a intrigué.

J’ai eu des intrigues tout le temps. J’en ai bien eu dix, et elles ont toutes réussi. Il faut que je vous raconte cela. Ça m’évitera l’ennui de vous décrire, une fois de plus, le spectacle du grand escalier.

Je vous ai dit l’attitude si convenable des gens, la réserve des dominos, le silence des hommes, les promenades lentes autour des salles et dans les couloirs, et cet ennui factice qui était peint sur les visages et qui n’était, comme j’ai pu en juger par moi-même, que de la dissimulation d’intrigue !

Je sortais du foyer, et j’étais tout pensif, ayant pris malgré moi cet aspect de gravité un peu morose qui semblait de mise ce jour-là, quand un domino du bleu le plus tendre me frôla avec une intention évidente. Je continuai mon chemin, ce qui est une tactique qui en vaut une autre. Elle réussit. Le domino me rejoignit et me refrôla. Puis, comme je ne disais rien, à cause de mon émotion, une voix de femme se fit entendre sous les dentelles du capuchon.

— Offrez-moi un verre, beau jeune homme.

Quand on me parle doucement je ne sais rien refuser. Cette voix était suave. Cette femme avait soif. Elle eût pu s’exprimer avec plus de distinction, mais c’était apparemment une dame du plus grand monde, qui ne tenait pas à ce que je reconnusse le langage particulier au faubourg Saint-Germain. J’offris mon bras et nous étions assis bientôt devant deux coupes de champagne. Je fis des grâces et, comme ma belle mystérieuse était hermétiquement fermée à mes regards, je lui proposai, avec un léger battement de cœur, d’enlever son loup.

— Et puis quoi encore ? me répondit-elle, très vexée.

Elle n’enleva point son loup. Elle buvait avec des précautions extraordinaires. Elle enveloppait sa coupe dans une dentelle qui lui tombait du sommet de la tête et je devinais bien qu’elle buvait, derrière toutes ses frusques, car que vouliez-vous qu’elle fît avec sa coupe si elle ne buvait pas ? mais je ne la voyais point.

J’étais très heureux, très heureux. « Ça se corsait ».

— Mais enfin, repris-je, il doit faire là-dessous une chaleur accablante ? Ne vous mettrez-vous point à votre aise ?…

— Pour sûr que non, alors !

— Ce qu’il y a de remarquable, continuai-je, en jetant un regard circulaire sur toute l’assemblée, c’est que la grande majorité de ces dames sont aussi habillées que vous. À voir l’ardeur qu’elles mettent à cacher leur petite personne aux regards curieux des hommes, ne dirait-on point qu’elles y prennent un plaisir rare ? Elles abusent…

— Vous savez, monsieur, quand on n’a pas l’habitude…

J’en conclus que mon inconnue et ses compagnes n’avaient point l’habitude du bal de l’Opéra… pouvais-je comprendre autre chose ?… et qu’une timidité bien naturelle les poussait à une dissimulation farouche. Aussi n’insistai-je point, ce qui eût été d’un malappris, et je me promis de féliciter le directeur de l’Opéra, à l’occasion, du public excessivement select qui afflue dans son monument les nuits de carnaval.

— Vous connaissez quelques-unes de ces dames ? fis-je à l’inconnue.

— Oh ! monsieur, à peu près toutes. Vous savez, on se rencontre tantôt ici, tantôt là.

— Oui, vous fréquentez les même salons.

La conversation languissait. L’inconnue se leva. Je crus de mon devoir de lui demander d’une voix plaintive :

— Ne vous reverrai-je jamais ?

Elle fit un signe de la tête et, sous la table, me glissa un objet que je saisis avec avidité. Puis, elle disparut. Je considérai l’objet ; c’était une carte sur laquelle était tracé, à l’encre dorée, un nom de baptême.

Au-dessous une adresse ; et cette mention : « De midi à deux heures du matin. »

— Bigre ! m’écriai-je, mon inconnue a des loisirs. Son mari est sans doute en voyage !

J’étais rayonnant. Je sortis dans les couloirs, où une deuxième aventure m’attendait. Je ne vous la raconterai point, parce qu’elle est à peu près semblable à la première, avec cette différence que le domino était rose et que la carte que l’on me tendit à l’issue d’un fiévreux entretien était gravée. C’était encore un nom de baptême. Je ne connaissais point cette nouvelle mode de donner des rendez-vous, au bal de l’Opéra, et j’en marquai mon étonnement. On me répondit qu’elle tendait de plus en plus à se répandre et que « c’était plus commode. »

Après cette seconde aventure, j’en eus une troisième et, de frôlements en frôlements, j’allai ainsi jusqu’à dix cartes de visite. J’en conçus un vaste orgueil et je cherchai vainement à me rappeler pareil, succès féminins dans les jours les plus beaux de ma verte adolescence.

Jugeant alors que c’en était assez pour une fois et que j’avais des intrigues sur la planche au moins pour un mois, je quittai l’Académie nationale de musique.

Il pleuvait à verse sur Apollon, dieu des Arts, qui dresse sa lyre dans les étoiles. Mais ça m’était bien égal. Ivre des joies de la soirée, je rentrai chez moi et me déshabillai.

Quelle ne fut point ma stupéfaction de trouver dans mes poches une trentaine de petits ronds de carton doré, imitant le louis, et qui portaient une effigie de femme avec adresse. Trente amoureuses anonymes m’avaient ainsi, sans crier gare, surchargé de leurs rondelles. Ceci n’est-il point un trait charmant et d’un mystère délicieux, et ces rondelles ne remplacent-elles point avantageusement tous les confetti du monde ? Cette dernière découverte mit le comble à ma glorieuse vanité. Je me tournai vers l’armoire à glace — j’ai une armoire à glace — et je me dis, avec un sourire ineffable :

« Bourreau, va ! »