Aller au contenu

Sur mon chemin/Livre III/Article 8

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 211-215).

LA COUR RÉVISE


Nous voici encore pour trois longues heures devant la haute porte de bronze qu’encadre le marbre blanc des faisceaux des licteurs. Muets et patients, notre regard s’hypnotise à suivre les arabesques de métal, les fleurs de cuivre, toutes cette dentelle forgée qui nous sépare du prétoire. Quand donc ces lourds battants tourneront-ils sur leurs gonds sonores ? Quand donc laisseront-ils passer la foule pacifique et recueillie de ceux qui aspirèrent à la contemplation de l’Arrêt, dans son appareil d’hermine et d’écarlate, dans son cadre d’or, dans la majesté de son rite ? Ils s’agglomèrent en silence, au pied du mur de fer, plus nombreux à mesure que coulent les heures. Je n’ai encore rencontré pareille vertu d’attente chez une foule, devant une porte, qu’aux matins blêmes de la Roquette, quand elle attend le patient et le bourreau. Ces gens ne manifestent point l’ardent désir de voir et de savoir qui les tient là, debout et pressés les uns contre les autres, dans la même espérance ou dans le même effroi, dans la même ankylose.

Trois heures et demie, à l’horloge de la galerie de Harlay. Une sourde rumeur dans les groupes. Les deux vantaux de la porte de bronze s’entr’ouvrent, tournent sur leurs gonds avec lenteur. La grand’ chambre nous est ouverte. La Cour de Cassation, toutes chambres réunies, c’est-à-dire le tribunal suprême, celui au-dessus duquel il n’y a plus rien que l’anarchie, celui qui a été créé pour prononcer le dernier mot dans les conflits des hommes, celui dont on ne peut nier ni repousser l’arbitrage sans se mettre, par cela même, en dehors de l’état de société ; la Cour de cassation va juger l’Affaire. Trois heures et demie « de relevée », comme on dit au Palais, ce troisième jour du mois de juin de l’an dix-huit-cent-quatre-vingt-dix-neuf !… Cette minute qui datera dans l’histoire de la Justice, et que les écoliers futurs ne devront pas plus ignorer que la date de la bataille d’Actium ou celle du couronnement de Charlemagne, cette minute, la France entière, depuis le jour où il lui a été permis de douter, l’attend dans une prodigieuse anxiété, et celui qui gîte à l’île du Diable, depuis le supplice de la dégradation, l’espère dans un désespoir sans bornes.

Quand nous pénétrons dans la grand’chambre, l’immense salle est vide de magistrats. Mais nous avons à peine gagné nos places, que la voix de l’huissier annonce la Cour et que les magistrats font leur entrée, gagnant leurs sièges d’une démarche hâtive que nous ne leur connaissions pas. On dirait qu’ils ont hâte de se décharger du poids formidable qui pèse sur leur conscience.

Seuls, les quatre présidents, que distingue le vaste camail de blanche hermine, s’avancent au milieu du prétoire, avec la lenteur et la majesté coutumières. Et, à les voir ainsi venir à nous, de leurs pas d’officiants, les uns derrière les autres, si calmes et d’allure sereine, le visage rayonnant d’une paix définitive, on dirait la théorie des prêtres et des diacres entrant dans le temple pour la célébration des mystères. Puis, d’un même geste rythmique, ils se tournent vers les cathèdres et gravissent solennellement les marches qui conduisent à leur tribunal, j’allais dire à l’autel.

M. le premier président Mazeau s’apprête alors à lire l’arrêt. Je regarde les conseillers. Ah ! qu’ils sont loin, maintenant, de cette attitude de curiosité, de surprise, d’enthousiasme, de stupéfaction, de crise émotionnelle et d’ardente fièvre qui les faisait, l’autre jour, se lever, se soulever et se tendre vers M. le conseiller rapporteur, annonçant dans un sanglot que le devoir pour tous était de réviser, ils ne regardent même point M. le Premier. Ce qui se passe semble déjà être passé pour eux. L’acte est accompli et M. Mazeau ne fait que l’enregistrer. Cette cérémonie de procédure ne présente à leurs yeux aucun intérêt. On voit bien à leurs regards, on sent bien à leurs façons d’être au fond de leurs fauteuils, qu’ils sont absents de cette cérémonie-là. Appuyés, dans une attitude de repos, à leurs vastes dossiers, ils semblent très las d’une grande fatigue d’âme. L’heure de la lutte, des questions à se poser auxquelles il a fallu répondre, des responsabilités à prendre devant lesquelles il n’a pas fallu reculer, cette heure est close. Ils disent par leur immobilité, par leur détachement certain de ce qui se déroule sous leurs yeux et qu’ils ne voient pas : « Ce qui est fait est fait, et devait être fait ! » Ils disent cela aussi, par leur superbe quiétude.

Cependant, la foule, elle, écoute avec ardeur. Ses yeux, tous les yeux convergent vers M. le Premier. Elle le trouve lent à lire et mauvais lecteur. M. Mazeau tient les pages froissées où l’arrêt est rédigé. Ses gestes manquent de symétrie et cherchent, en tâtonnant, le feuillet qui se fait attendre. M. Mazeau est myope et lit à la loupe. Est-ce défectuosité trop accentuée de la vue de M. Mazeau, ou rédaction trop précipitée et mal calligraphiée de l’Arrêt ?… Mais M. Mazeau, aux passages les plus intéressants, s’arrête, reprend avec peine, lâche un mot qui n’est pas le bon, le retire et le remplace par le vrai. Quoi qu’il en soit, si la lecture de M. Mazeau manque de rythme, on n’a point le temps de lui en vouloir, et l’Arrêt, si catégorique dans sa brièveté et si absolu dans ses considérants, n’est pas plutôt terminé qu’une clameur monte vers la Cour, vers les Conseillers, qui déjà sont debout, vers les présidents, qui se retournent une dernière fois pour considérer ce peuple, qu’ils n’avaient jamais vu dans cette enceinte et qu’ils ne reverront sans doute jamais, crier : « Vive la justice !… »

« Vive la justice ! » ce cri, quelques conseillers semblent l’écouter comme une réparation qui leur est due. Qui sont donc ceux-là qui, tournés vers nous, dans une pose qui est presque de l’orgueil, reçoivent le cri en face et s’attardent à l’entendre, ce cri, monter, descendre et repartir avec plus de force aux quatre coins de la vaste salle éblouissante de dorures et radieuse de soleil ?… Les derniers magistrats que nous vîmes ainsi disparaître, là bas, tout au fond, par les portes lointaines, appartenaient, paraît-il, à cette section de la Cour de cassation, dite : Chambre criminelle.

La grand’chambre est vide, maintenant. Nous voilà dans les couloirs, dans cette galerie de Harlay qui vit tant de tumultes, et si calme aujourd’hui !… Là, sur ma gauche, je considère un petit trou noir qui conduit à un étroit escalier aboutissant à la cour d’assises. C’est de là, qu’il y a quelques mois, Zola surgit, après avoir été frappé par ses juges, entouré d’une foule vociférante, à la colère de laquelle il ne put échapper que grâce à la brutalité des gardes et au dévouement de quelques amis.