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Suzanne Normis/10

La bibliothèque libre.
(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 67-75).
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X


Trois années s’écoulèrent à peu près de la même façon ; j’avais varié les cours ; Suzanne s’y était faite de tout point, et à l’heure dite, elle venait me prendre dans mon cabinet. La voiture, attelée par ses ordres, nous attendait en bas, les cahiers et les livres étaient prêts dans un portefeuille de ministre, gros comme elle, qu’elle passait sous son bras avec l’aisance d’un vieux diplomate. J’étais émerveillé de toute cette prévoyance, mais je me gardais bien de le témoigner, car Suzanne avait cela de commun avec les autres enfants que les éloges la rendaient gauche et sotte. Je me contentai donc de lui laisser faire tout ce qu’elle voulait, — et je n’eus qu’à m’en applaudir.

Je la voyais passer et repasser dans la maison, avec sa grâce mutine, chantonnant quelque chanson sans paroles qu’elle se composait pour elle-même, et qui me charmait ; elle jouait du piano, pas très-bien, car les difficultés du mécanisme l’ennuyaient, mais elle voulait en jouer quand même, afin de s’accompagner elle-même, quand elle pourrait chanter pour tout de bon. Suzanne était de la race des oiseaux, elle en avait l’activité silencieuse et la voix limpide ; nous vivions toujours ensemble, jamais lassés l’un de l’autre, et véritablement heureux.

Madame Gauthier, qui n’oubliait rien, me retint un jeudi soir, au moment où je prenais mon chapeau.

— Et cette première communion, me dit-elle, quand la ferons-nous ?

— Quand vous voudrez, répondis-je ; tout de suite, si vous voulez.

— Comme vous y allez, mon gendre ! On voit bien que vous n’êtes qu’un impur mécréant. Il nous faut, avant tout, deux ans de catéchisme.

Dans mon effroi, je déposai mon chapeau.

— Deux ans ! Seigneur mon Dieu ! Et où les prendrons-nous ?

— Comment où ? Cette année et l’année prochaine, ne vous déplaise !

— Oh non ! pour cela non ! Voyons, ma chère mère, — c’est à vous que je pourrais reprocher de plaisanter avec un sujet si sérieux. Comment s’y prend-on pour éviter deux ans de catéchisme ? Car vous savez très-bien que j’irai aussi.

— Cela vous fera grand bien, païen que vous êtes.

— Non, cela me ferait beaucoup de mal, car je mourrais avant la fin ; il est vrai que probablement, étant en état de grâce, j’irais tout droit en paradis, mais ce serait pour moi une triste consolation. Comment fait-on pour réduire ces deux années à leur plus simple expression ?

Madame Gauthier me jeta un regard investigateur, puis, revenant à l’examen de ses manchettes :

— On va trouver l’archevêque.

— Ah ! et puis ?

— Et puis, on lui demande une dispense.

— Fort bien, et puis ?

— On l’obtient.

— Parfait, Qu’est-ce que cela coûte ?

— Cela ne coûte rien du tout, dit ma belle-mère en me regardant d’un air de défi.

Je m’inclinai avec respect.

— Alors, fis-je observer, pourquoi tout le monde ne demande-t-il pas des dispenses ?

— Tout le monde n’est pas aussi mauvais chrétien que vous ! grommela madame Gauthier.

Je m’inclinai derechef, mais pour la remercier.

— Mais encore, cette grande perte de temps, si onéreuse pour les parents pauvres…

— Pour les parents pauvres on peut n’exiger qu’un an.

— Ah ! Et les parents riches peuvent avoir une dispense ? de combien ?

Ma belle-mère me tourna le dos. C’était son argument quand elle n’avait pas envie de répondre.

— Et que faut-il, ma chère mère, pour obtenir cette dispense ? repris-je avec une douceur angélique.

— Il Faut que l’enfant sache son petit catéchisme, et elle pourra faire sa première communion dans six mois.

— Eh bien, ma chère mère, je vous charge d’apprendre à Suzanne son catéchisme dans le plus bref délai, et, quand elle le saura, de demander la dispense. Vous ne direz plus, au moins, que je refuse de vous confier ma fille.

Madame Gauthier me jeta un regard composé de deux parties de reconnaissance et huit de reproche, mais le mélange était fort bien fait.

— Et, s’il n’y a pas d’indiscrétion, chère mère, quel motif alléguerez-vous pour votre demande de dispense ?

— Je dirai, proféra ma belle-mère d’un air bourru, que si l’enfant n’a pas en elle et promptement les germes d’une religion solide, votre exemple la pervertira !

— Fort bien, chère mère. Je suis heureux de voir que les brebis galeuses ont la meilleure part au pâturage.

Le lendemain, après le déjeuner, j’appelai mon domestique ; — Pierre, allez acheter un petit catéchisme, tout de suite.

Pierre disparut effaré, mais il revint au bout d’un temps assez court, avec le livre demandé.

— Vois-tu, Suzanne, dis-je à ma fille, tu vas apprendre cela par demandes et réponses, le plus vite possible, et tu le répéteras à ta grand’mère.

— Par cœur ?

— Oui.

— Et si je ne comprends pas ?

— Ça ne fait rien, on te l’expliquera plus tard.

Suzanne obéit et se mit dans un coin avec son livre. De temps en temps, elle me regardait avec étonnement, mais elle apprit tout jusqu’au bout et le répéta sans broncher.

Huit jours après, nous avions la dispense.

Jusque-là tout avait marché à souhait, mais les difficultés de l’entreprise se présentèrent bientôt.

Le jeudi qui suivit l’admission de Suzanne parmi les néophytes, madame Gauthier arriva dès neuf heures du matin, avec un joli portefeuille en cuir de Russie, fleurant comme baume et tout neuf, copieusement garni de papier et de crayons.

— Quel bon vent vous amène, chère mère ? lui dis-je avec la grâce que j’apportais toujours dans nos relations.

— N’est-ce pas jeudi aujourd’hui ? me répondit-elle de l’air le plus naturel.

— Sans doute.

— Eh bien ! je viens chercher Suzanne pour la conduire au catéchisme.

— Que c’est aimable à vous ! Et ce petit meuble, à quel usage le destinez-vous ? dis-je en désignant le portefeuille.

— C’est pour prendre les notes, afin de faire les analyses.

— Ah ! c’est fort bien pensé ! Eh bien, quand vous voudrez.

— Comment ! vous venez aussi ?

— Certainement. Ne savez-vous pas que j’accompagne ma fille partout ?

— Mais je croyais que vous m’aviez confié l’éducation religieuse…

— Sans doute, mais j’irai au catéchisme pour m’instruire.

Je parlais sérieusement ; cependant madame Gauthier me jeta un regard dubitatif.

— Enfin, dit-elle, nous verrons bien, venez toujours.

Une heure après, pendant que les filles d’un côté, les garçons de l’autre chantaient, — assez faux, je dois l’avouer, — les cantiques d’usage, ma belle-mère et moi nous nous trouvions côte à côte sur des bancs de bois peu commodes, mais tout à fait évangéliques par leur nudité. J’admirais en moi-même cette simplicité, digne des premiers âges de l’Église, et propre à écarter les idées mondaines, quand un sacristain vint s’excuser de cette installation provisoire, et nous prévenir que la semaine suivante nous aurions des chaises.

Je regrettai les bancs de bois, mais pour le principe seulement.

Le catéchiste monta en chaire et récita une instruction, fort bien faite du reste. Dès les premiers mots, ma belle-mère, comme toutes les dames qui nous entouraient, avait ouvert son portefeuille, arboré du papier blanc, et s’était mise à écrire fiévreusement. Malgré les pauses habilement ménagées de l’orateur, ces dames prenaient une peine énorme. On n’entendait que le froissement des feuilles de papier vivement retournées, les coups secs des crayons et le bruissement des soieries chiffonnées dans le mouvement rapide des manches sur le vélin.

J’observais ce spectacle avec le désintéressement du sage : Suave mari magno, lorsque je saisis un regard éploré de ma belle-mère.

— Qu’y a-t-il ? lui dis-je aussi bas que possible.

Elle me montra piteusement son cahier, où des lambeaux informes de phrases couraient les uns après les autres sans pouvoir se rattraper.

— Ah ! voilà ! pensai-|e, ce sera moi qui devrai faire les analyses ! Enfin, c’est pour m’instruire que je suis venu !

Je pris le crayon, le petit portefeuille, dont la senteur trop prononcée me donna la migraine ; je pris des notes succinctes, mais assez coordonnées pour aider la mémoire.

— Voyez un peu, dis-je à ma belle-mère en sortant, de quels moyens le Seigneur se sert pour arriver à ses fins !

Elle me jeta un regard de blâme, et, pourtant, me sourit agréablement.

— Vous me permettrez au moins, lui fis-je observer, de changer le portefeuille, car je serais voué aux migraines à perpétuité.